Je kiffe O’Keeffe

musée o'keeffeLe meilleur antidote à l’instinct de mort est une bonne dose d’érotisme, aurait dit le père Freud, ou à peu près… Les Etats répliquent aux actes terroristes par des actes de guerre ou bien par des traques, des attaques et des interpellations : c’est leur boulot. Cela exige des spécialistes, des techniciens de la lutte armée, policiers, gendarmes et c’est très bien. L’Etat a pour première fonction de nous protéger. Mais que reste-t-il à l’individu courant, à nous qui sommes là pour regarder mais qui souffrons et qui avons peur que le voile de la mort ne nous frôle de trop près ? Certainement pas de passer notre temps devant BFMTV, c’est encore pire dans la vertu anxiogène. Il ne reste que l’amour, entendez par là le souffle d’Eros.

Il se trouve qu’en ce moment au Musée de Grenoble, il souffle, le vent d’Eros. Grâce à la palette éclatante de Miss Georgia O’Keeffe, grande artiste américaine née en 1886 et morte en 1987 (presque centenaire !) admiratrice des peintres de son siècle, de Kandinsky à Picasso, ayant pour compagnon Alfred Stieglitz, célèbre photographe et marchand d’art, amie avec les grands photographes américains que furent Edward Weston, Imogen Cunningham et Paul Strand, les héros du courant dit « Straight Photography » (à opposer au courant « pictorialiste », ces derniers voulant imiter la peinture et faire dans le flou, alors que les premiers au contraire, sont dans la netteté et la précision) et qui s’est illustrée par ses fleurs géantes, mille fois agrandies, ses paysages du Sud-Ouest américain aux couleurs lyriques et ses vues de gratte-ciel new-yorkais.

O'Keeffe-3Les fleurs en particulier sont tellement sexuelles que le groupe de jeunes qui visitaient l’expo en même temps que moi, réagissant aux propos (enthousiastes !) de leur jeune guide, crièrent que c’en était trop. Un grand gaillard dit même qu’à force d’attirer l’attention sur vagins et pénis, on finissait par ne plus voir la peinture. Il n’avait pas complètement tort mais ça ne fait rien, comme cela fait du bien ! Chez O’Keeffe, non seulement, comme disait la guide, « nous avons l’impression d’être des abeilles qui butinent », mais les ravins et les montagnes elles-mêmes, de rouge ou de mauve vêtues, parcourues qu’elles sont de fissures et de rides dans l’épaisseur rutilante de la matière-peinture, se changent en partenaires langoureux et sont comme animées de spasmes de plaisir. Rien d’étonnant à ce que le vieux Whitman (chantre de la Nature animée) fasse son apparition au détour d’une citation ou d’un petit film réalisé par Charles Sheeler et Paul Strand en 1921 sur New York et qui porte le titre « Manhatta » en hommage au poète des Feuilles d’herbe.

O'Keeffe-4Dans la seconde partie de sa vie, l’artiste, partageant désormais son temps entre New York où elle est avec Stieglitz et le Nouveau Mexique, où habitent les Indiens Pueblos, apprivoise lentement la mort en s’en remettant à des os trouvés dans le désert, crânes et os pelviens, blancs rongés par le sable, troués et par l’ouverture desquels on peut deviner le vaste ciel ou la forme diversifiée des dunes. Cette partie là de son œuvre est belle aussi, même si plus calme n’étant plus habitée des couleurs vives des coroles ou des montagnes rougissantes au soleil du soir, mais des bleus légers et des blancs qui renvoient tout simplement à la vie qui s’estompe, sans brutalité ni rupture, la mort comme on la voudrait : une lente disparition dans le sommeil (à moins que ce ne soit dans le soleil).

Okeeffe-pelvis-iii1Cette peinture voisine, comme il se doit, avec les photographies qui l’ont accompagnée pendant presque un siècle, œuvres des déjà mentionnés Paul Strand, Alfred Stieglitz et Imogen Cunningham, qui ont recherché toute leur vie une sorte de perfection formelle dans les lignes de la nature (pierres, coquillages) ou dans l’artefact des villes, comme dans cette célèbre photo de Paul Strand où l’on voit une rue de Wall Street, résumée à… des carrés noirs sur fond blanc.

wall-street-1915-paul-strandEt si, en interprétant l’art de Georgia O’Keeffe de manière sexuelle, nous faisions fausse route ? Si elle n’avait jamais voulu faire rien d’autre que décrire avec objectivité les lignes et dessins présents dans le monde ? Ne s’est-elle pas offusquée qu’on croie déceler dans son œuvre un symbolisme exclusivement sexuel ? N’a-t-elle pas dit que « si les gens aiment son art, c’est qu’ils en trouvent les éléments dans la réalité » ? Il y aurait alors, surtout, à la base, l’idée que la nature et l’architecture nous parlent parce que la seconde mime la première et que toutes deux nous inspirent les formes et les lignes par lesquelles nous créons nos propres symboles et voyons la réalité. Des chercheurs en cognition ont déjà fait la remarque que les formes des lettres ne sont pas choisies au hasard, elles correspondent à des lignes observées dans la nature, de fracture ou de rencontre entre deux corps, ou deux rochers, ou deux coquillages abandonnés sur une plage. Mais on sait aussi que le vent d’Eros souffle indépendamment de nos décisions, malgré nous et qu’on a beau se défendre des connotations sexuelles, elles sont quand même là (la psychanalyse nous l’a maintes fois rappelé). On peut peut-être réconcilier les affirmations antagonistes en remarquant simplement qu’en regardant la beauté du monde, nous ne cessons d’y voir l’expérience amoureuse, que celle-ci est le seul type d’expérience d’ailleurs qui donne sens à notre vie et qu’elle rejoint la beauté formelle des lignes, comme le manifeste la superbe photo que Stieglitz fit du corps de Georgia en 1916 (« bandé convexement » comme dit le philosophe Henri Van Lier dans un livre « Histoire photographique de la photographie » qui date de 1992 et m’a été communiqué par A.C. en même temps que la maison achetée dans la Drôme car le dit Henri Van Lier habita le village où se trouve cette maison et y a laissé depuis un souvenir mémorable…).

C’est à couper le souffle de s’élever au-dessus du monde où l’on vit – de le regarder – de regarder en bas quand il s’éloigne peu à peu.

écrivait l’artiste américaine.

424px-067-_Alfred_Stieglitz,_c.1916

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4 commentaires pour Je kiffe O’Keeffe

  1. Finalement, je préfère Stieglitz (comme photographe) à Georgia (comme photographe et non comme modèle).

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  2. Merci pour la visite et cette découverte pour moi!

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  3. Debra dit :

    J’ai passé du temps avec l’oeuvre de Georgia O’Keefe, dans le Nouveau Mexique. Elle était omniprésente, à l’époque, surtout des peintures de fleurs.
    Elle est pas mal comme modèle aussi…mais j’aurais été curieuse de voir son visage, tout de même, sur cette photo.
    Le Nouveau Mexique a inspiré un certain nombre d’artistes. C’est vrai que les paysages sont magnifiques…
    Merci pour la visite.

    Aimé par 1 personne

  4. girard dit :

    Merci Alain pour ce texte ,ces indications et cette incitation pour une visite que je compte faire pour les congés de Noël si l’expo continue dans ces dates.

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