Il faudrait sans doute avoir l’érudition et le talent des grands écrivains – qu’ils soient Goncourt, Nobel ou rien du tout – pour arriver à se consoler de ce qui arrive au monde, à notre monde. Un tel savoir nous orienterait – c’est le cas de le dire quand il s’agit, pour l’essentiel, de l’Orient – et nous comprendrions mieux, comme le fait Franz Ritter, le héros d’Enard, le héros amoureux de la belle Sarah, la somme des rapports immémoriaux qui se sont noués entre eux et nous, entre orient et occident, qui furent souvent rapports de domination et de violence, mais pas seulement, rapports aussi d’admiration, enivrement dans les vapeurs subtiles, Delacroix et Ingres peignant sans se lasser des odalisques lascives au son du luth, poètes du XIXème partis là-bas pour connaître le goût des voluptés et revenant avec des récits de voyage qui continueront à attirer jusqu’à des époques très récentes voyageurs et voyageuses d’Alexandra David-Neel à Nicolas Bouvier et d’Ella Maillart à Anne-Marie Schwarzenbach. Il faudrait tout ça pour que nous arrêtions de pleurer et pour apercevoir, entre les bouquets déposés aux devantures des bistrots attaqués, quelques signes qui nous montreraient que l’Orient et l’Islam en aucun cas ne sauraient se réduire à une boucherie, une manifestation de haine sanglante à l’égard d’un Occident certes souvent sourd et aveugle à l’autre, mais aussi capable de comprendre et de s’émouvoir de la beauté des cités perdues et des plafonds de mosaïque des mosquées millénaires.
Parfois j’ai l’impression que la nuit est tombée, que la ténèbre occidentale a envahi l’Orient des lumières. Que l’esprit, l’étude, les plaisirs de l’esprit et de l’étude, du vin de Khayyam ou de Pessoa n’ont pas résisté au XXème siècle, que la construction cosmopolite du monde ne se fait plus dans l’échange de l’amour et de la pensée mais dans celui de la violence et des objets manufacturés. Les islamistes en lutte contre l’Islam. Les Etats-Unis, l’Europe, en guerre contre l’autre en soi. A quoi sert de tirer Anton Rubinstein et ses Lieder de Mirza Schaffy de l’oubli. A quoi bon se souvenir de Friedrich von Bodenstedt, de ses Mille et Un Jours en Orient et de ses descriptions des soirées autour de Mirza Schaffy le poète azéri à Tiflis, de ses cuites au vin géorgien, de ses éloges titubants des nuits du Caucase et de la poésie persane […] A quoi bon se rappeler les orientalistes russes et leurs belles rencontres avec la musique et la littérature d’Asie centrale. Il faut avoir l’énergie de Sarah pour toujours se reconstruire, toujours regarder en face le deuil et la maladie, avoir la persévérance de continuer à fouiller dans la tristesse du monde pour en tirer la beauté ou la connaissance.
Boussole, Mathias Enard, p. 338
photo: Ispahan, novembre 2003, mosquée de l’imam
On sait que l’Islam ne peut être confondu avec ceux au regard vide et à la kalachnikov pleine qui en dévoient le message de paix et de beauté, tel qu’il s’inscrit ici ou là-bas dans l’architecture, la littérature, la musique – celle-là même qu’ils voudraient supprimer – ou la philosophie.
Merci pour ta photo et l’extrait de Mathias Enard.
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