Le film sur Philip Roth, à l’heure de « la Grande Librairie » l’autre semaine (19 mars), sur France 5, où l’écrivain était interviewé par François Busnel, a du déclencher pas mal d’envies, un peu partout, de lire le romancier américain à l’œuvre foisonnante, constituée de plusieurs cycles, dont celui de Nathan Zuckerman, centré sur trois périodes décisives de l’histoire des Etats-Unis. Parmi elles, l’époque du maccarthysme, sous un titre-choc : « J’ai épousé un communiste ». Occasion de découvrir un roman dont la construction est impressionnante. Le narrateur, Nathan Zuckerman, rencontre dans les années de fin de siècle son vieux prof d’anglais, qui a maintenant quatre-vingt-dix ans et qui se trouve être le frère d’un homme, Ira Ringold, surnommé Iron Rinn et parfois aussi « l’Homme de Fer », qui l’a fortement influencé dans sa jeunesse, autour des années cinquante. Il lui demande donc de parler de ce frère et le récit du vieux prof (Murray) se mêle aux souvenirs de Nathan lui-même. Il n’en faut pas plus pour que se dévide comme un écheveau l’histoire de cette époque où le mouvement ouvrier était puissant aux Etats-Unis, ni pour qu’apparaissent une foule de personnages issus de tous les milieux : du cinéma hollywoodien (Ira, comédien et lecteur de pièces à la radio, s’est marié avec une star sur le retour qui fait un duo infernal avec sa fille issue d’un précédent mariage avec une autre vedette de Hollywood), du monde des usines et des mines de zinc et du monde paysan. Nathan apprend ainsi la vie. « J’ai épousé un communiste » est un roman d’apprentissage, l’un des plus puissants que j’ai jamais lus. Roth fait de Nathan un écrivain en herbe, qui commence par épouser la cause de l’homme qu’il admire le plus, la cause du prolétariat mondial, avant qu’il ne commence à sentir la sclérose du discours de propagande et qu’il ne décide de suivre un autre mentor, Leo Glucksman, prof de littérature à Chicago. Comme souvent dans l’œuvre de Roth (voir par exemple l’un de ses derniers romans, « Exit le fantôme ») on trouve des passages passionnants sur la littérature, son rôle et sa fonction. Ainsi ces paroles adressées par le prof à son élève, qui se croit déjà arrivé dans le monde littéraire grâce à une pièce militante et vertueuse qu’il a écrite et qui a été encensée par Ira :
« L’art comme arme ? » me dit-il. Il mettait un tel mépris dans ce dernier mot qu’il en devenait effectivement une arme. « L’art qui prendrait les positions qu’il faut sur tous les sujets ? L’art qui se ferait l’avocat du bien commun ? Où êtes-vous allé chercher ça ? Qui vous a dit que l’art est une affaire de slogan ? Qui vous a dit que l’art est au service du « peuple » ? L’art est au service de l’art, sinon il n’y en aurait pas qui mérite l’attention. Pourquoi écrirait-on de la littérature sérieuse, monsieur Zuckerman ? Pour désarmer les ennemis du contrôle des prix ? On écrit de la littérature sérieuse pour écrire de la littérature sérieuse. Vous voulez vous révolter contre la société ? Je vais vous dire comment faire : écrivez bien. Vous voulez embrasser une cause perdue ? Alors n’allez pas vous battre pour les classes laborieuses. Elles s’en tireront très bien toutes seules. Elles vont se donner une indigestion de Plymouth. Le travailleur viendra à bout de nous tous – de son absence de cervelle découlera la chienlit qui est le destin culturel de ce pays de béotiens. Nous aurons bientôt chez nous quelque chose de bien plus redoutable que la dictature des paysans et des ouvriers – nous aurons la culture des paysans et des ouvriers. Vous voulez une cause perdue à défendre ? Battez-vous pour le mot. Pas le mot de haut vol, le mot exaltant, le mot pro ceci et anti cela ; pas le mot qui doit claironner aux gens respectables que vous êtes quelqu’un de formidable, d’admirable, de compatissant, qui prend le parti des exploités, des opprimés. Non, battez-vous pour le mot qui dise aux quelques rares personnes qui lisent encore et qui sont condamnées à vivre en Amérique, que vous prenez le parti du mot. Votre pièce, c’est de la crotte. Elle est effroyable. Elle est exaspérante. C’est de la crotte de propagande, c’est brut, primaire, simpliste. Ça noie le monde sous les mots. Et ça porte aux nues la puanteur de votre vertu. Rien n’est plus fatal à l’art que le désir de l’artiste de prouver qu’il est bon. Quelle tentation terrible, l’idéalisme ! Il faut que vous parveniez à maîtriser votre idéalisme, et votre vertu tout autant que votre vice. Il faut parvenir à la maîtrise esthétique de tout ce qui vous pousse à écrire au départ : votre indignation, votre haine, votre chagrin, votre amour ! Dès que vous commencez à prêcher, à prendre position, à considérer que votre point de vue est supérieur, en tant qu’artiste, vous êtes nul, nul et ridicule ! (p. 303, Folio n°3948).
Quelle leçon !
Trois pages avant, j’avais noté cet autre passage, sur « la transition » de l’enfant à l’adulte et sur le rôle qu’y jouent les quelques phares qui nous éclairent à ce moment-là :
Quand on n’est pas orphelin de bonne heure, qu’au contraire on est lié à ses parents de manière intense pendant treize, quatorze, quinze ans, le zizi pousse, on perd son innocence, on recherche son indépendance, et si la famille n’est pas névrosée, on vous laisse partir, commencer à être un homme, c’est-à-dire vous préparer à choisir de nouvelles allégeances, de nouvelles affiliations, les parents de l’âge adulte, ceux qu’on élit, ceux qu’on aime ou pas, à sa convenance, puisqu’on n’est pas tenu de les reconnaître par de l’amour. Comment les choisit-on ? Par une série de hasards, et pas mal de volonté. Comment entrent-ils en rapport avec vous, et vous avec eux ? Qui sont-ils ? Qu’est-ce donc que cette généalogie qui n’est pas génétique ? Dans mon cas, ce furent des hommes auprès desquels je me mis en apprentissage, depuis Paine et Fast en passant par Corwin et Murray, jusqu’à Ira et au-delà – ces hommes qui m’enseignèrent et dont je suis issu. Tous furent remarquables à mes yeux, chacun à sa manière, personnalités avec lesquelles se colleter, mentors qui incarnaient ou épousaient des idées puissantes et qui m’enseignèrent les premiers comment naviguer dans le monde, avec ses exigences. Des pères adoptifs, dont je dus me défausser au fur et à mesure, avec leur héritage, qui durent disparaître pour permettre d’accéder à l’état d’orphelin absolu, l’âge d’homme. Celui où on se retrouve livré à soi-même au cœur du problème.
N’est-ce pas magnifique ?
Roth nous donne l’exemple de ce qu’est un « grand roman » dans la facture classique. Il n’y a pas un seul thème, un seul sujet, ce n’est pas « l’histoire d’un type sous le maccarthysme qui deviendrait la victime innocente d’une machine à broyer les esprits », c’est à la fois un peu cela, mais c’est aussi, comme dit plus haut, un extraordinaire roman d’apprentissage, celui de Nathan, au commencement de sa vie d’homme, au moment où s’échafaudent les projets, où se disposent les points de repères, les influences, et puis pas seulement cela, selon la façon dont on le regarde, c’est aussi la saga familiale d’une bande de névrosés : Eve Frame, la femme d’Ira, ex-star du muet, qui se traîne au sol pour implorer son amour, prise sous l’emprise tyrannique d’une gamine infernale, Sylphid – analyse perspicace d’une union mère-fille fusionnelle – et puis Ira n’est pas mal non plus comme « dingue » sur qui Nathan apprendra tout au long de l’histoire bien des détails troubles et des zones d’ombre. Avec en toile de fond l’Amérique, les luttes politiques, les stratégies de pouvoir, comment un sénateur (Grant) atteindra les cercles de la Maison Blanche (sous Nixon) grâce à la dénonciation qu’il a faite d’un « dangereux traitre communiste » en la personne d’Ira, et même plus qu’une simple dénonciation : un coup double, puisque lui et sa femme ont écrit le livre-témoignage censé venir de l’épouse hystérique et qui, lui, s’intitule vraiment : « J’ai épousé un communiste ». En montrant ainsi à la face de l’Amérique qu’une de ses idoles les plus exemptes de soupçons peut s’être fait berner, ils inscrivent au cœur des consciences voire des inconscients la malignité, le caractère intrinsèquement pervers du « rouge ». Ira, parti de la mine et de la condition ouvrière, arrivé un instant dans les fastes de Hollywood et de Manhattan, retombera à sa condition initiale. Et Nathan lui… on sait qu’il deviendra le héros de Roth sur au moins six livres, un double bien pratique pour un écrivain qui ne vient que récemment d’abandonner l’écriture (pour son grand bonheur, dit-il dans son interview, mais chacun est libre de ne pas le croire).
A la fin du roman, Nathan obtient de Murray une confession plus personnelle, lui qui, jusqu’ici n’a fait que raconter in extenso la vie de son frère, où il apparaît que Murray n’a jamais voulu transiger sur ses principes de droiture et de fidélité à l’égard des pauvres de Newark et notamment des jeunes Noirs qui étaient devenus ses seuls élèves, dût-il faire endurer à sa famille la dureté sociale d’un lieu où la violence côtoie la misère, cela dût-il aller jusqu’à la catastrophe qui frappe son épouse Doris. Alors vient cet autre passage, où se retrouveront tous ceux et toutes celles qui, tel Murray, ont aussi cru à un moment bien faire en restant sur place, alors que tout, autour d’eux disait qu’il valait mieux bouger si on tenait à la sécurité, au bonheur, à la vie :
J’ai compris que je m’étais fait avoir. L’idée ne me plaît pas, mais j’ai dû vivre avec depuis. Je m’étais fait avoir par moi-même, au cas où tu te poserais la question. Par mes principes. Je peux pas trahir mon frère, je peux pas trahir mon métier, je peux pas trahir les déshérités de Newark. Ah non, pas moi. Moi, je ne déserte pas. Moi, je ne me défile pas. Que mes collègues fassent ce que bon leur semble, moi je n’abandonne pas ces jeunes Noirs. Alors moi, je trahis ma femme. Je fais porter la responsabilité de mes choix par quelqu’un d’autre. C’est Doris qui a payé le prix de mon civisme. C’est elle qui a été victime de mon refus de… Ecoute, on ne s’en sort pas. Quand on essaie, comme j’ai tenté de le faire, de se départir des illusions flagrantes – la religion, l’idéologie, le communisme – on est encore tributaire du mythe de sa propre bonté. Voilà le leurre final, celui auquel j’ai sacrifié Doris. (p. 435)
Un livre qui ne saurait attendre (il Nathan pas)…
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Merci pour ces extraits.
OUI au mot. Il faut défendre le mot, surtout en ce moment en France, où « on » a décidé qu’il fallait s’accrocher au signifié au détriment d’un signifiant rendu.. insignifiant.
Hier soir, avec mon mari, et d’autres, nous avons passé plus de trois heures à traduire une partie de la première scène du « Marchand de Venise », et là, on se sent revivre avec des mots vivants.
Pour extrait numéro 2… j’ai envie de dire que c’est une parole… d’homme…Moi, femme, je n’ai pas vécu dans CE monde que Roth décrit, avec ce rapport à la famille, et au père, et même si j’ai eu des parents ? adoptifs, des mentors, ce n’était pas pareil, pas.. égal. Ouff. Tout le monde n’est pas obligé de faire exode d’Ur, de faire des milliers de kilomètres, pour trouver une terre promise. Si tout le monde… est en partance, QUI va rester A LA MAISON pour s’occuper… des vieux ? Ils sont si heureux que ça dans les maisons de retraite ?…
Et enfin… je crois que je ne lirai pas Roth. En ce moment, j’ai repris mon vieil exemplaire de Gerard Manley Hopkins. J’imagine que Roth aurait pu/pourrait être secrètement jaloux de la carrière de Hopkins : mort bien avant que sa poésie soit reconnue pour la plus influente du 20ème siècle..Voilà quelqu’un qui savait défendre…enfin.. le..mot ou… LE VERBE ??
Question…. je demande à voir/lire que Roth défende le mot/verbe si bien que ça…
Désolée, j’ai un esprit bien contrariant ce soir…
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A reblogué ceci sur Rumeur d'espaceet a ajouté:
Philip Roth vient de mourir… occasion de republier ce billet, écrit il y a trois ans.
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Finalement, je crois que je lirai ce roman… en anglais, un jour.
J’ai regardé l’émission sur la grande librairie l’autre soir. Il me semble que Roth n’avait pas d’enfant, ce qui n’est pas mon cas…
Le dernier paragraphe fait résonner en moi une comparaison avec un personnage que je découvre dans le livre de Grimal, « L’amour à Rome », le vieux Caton.
J’espère pouvoir m’accrocher à l’immense pouvoir de la littérature/fiction, en tant que fiction, à son lieu et place, et que mon mari ne me sacrifiera pas à son idéal, et… que moi, je ne le sacrifierai au mien. Les idéaux sont durs. Sans tendresse. Et ils ne pardonnent point.
Les enjeux du dernier paragraphe sont les enjeux de Rome.
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