… mais la voix, les paroles s’élevant maintenant dans les ténèbres froides où, invisible, s’étirait interminablement la longue théorie des chevaux en marche depuis toujours semblait-il : comme si son père n’avait jamais cessé de parler, Georges attrapant au passage un des chevaux et sautant dessus, comme s’il s’était simplement levé de son siège, avait enfourché une de ces ombres cheminant depuis la nuit des temps, le vieil homme continuant à parler à un fauteuil vide tandis qu’il s’éloignait, disparaissait, la voix solitaire s’obstinant, porteuse de mots inutiles et vides…. etc. Tiens, deux fois le mot « vide » en deux lignes… je me disais, ayant renoncé à aller écouter Denis Podalydes lire « La route des Flandres » ou, du moins, des extraits, au Centre Pompidou en ce lundi soir où, pourtant j’étais à Paris, et ayant préféré plutôt qu’écouter le texte, tiens, pourquoi pas, le lire ; aux causes de ce renoncement se mêlant non seulement la fatigue de mes cours (cinq heures à la suite, avec quelques courtes pauses, d’abord en logique puis en philosophie du langage, mais j’y reviendrai par la suite), mais aussi une réticence à me mêler à une foule dont je perçois aisément, à distance, les contours, queue interminable de gens sérieux qui vont à la culture comme à la messe, assemblée de gens qui souhaitent se reconnaître entre eux sur la base de leur supposée érudition qu’ils ne partageraient en aucun cas avec la masse, les gens issus du peuple qui ne songeraient pas, eux, un instant à franchir ces portes pour aller écouter de la diction, pensant et peut-être à juste raison, que ce n’est pas pour eux, qu’on les regarderait drôlement, qu’on les respirerait comme des relents de la terre, du feu de bois, des feuilles qui pourrissent dans les composts mis à l’écart des jardins paysans. Oui, je sais, je subissais encore l’effet que « la Vie d’Adèle » avait eu sur moi, celui de me rappeler cela, qu’il existe de tout temps et ne disparaîtra pas de sitôt une barrière invisible qui sépare les nantis du savoir et les autres, en me disant que si, du fait de mon statut, j’avais un pied dans le premier groupe, mon ascendance sociale, mes penchants, mes méfiances à l’égard de toute domination, même dans l’ordre du symbolique, me poussaient à maintenir l’autre pied dans le second, averti que ce dont souffre en premier notre monde social c’est de ce fossé des cultures. Pas sûr que Claude Simon aurait été en désaccord avec mon point de vue, d’ailleurs. Bref, la journée avait été rude car je m’étais dépensé sans compter : c’est en général ce qui m’arrive chaque fois que je donne des cours, oui que je donne, ce n’est pas une formule, c’est un dessein. Couché tôt donc en ma chambre d’hôtel. Mais hélas réveillé en pleine nuit, non pas à cause de quelque porte claquée au fond d’un couloir ni de pas dans l’escalier, encore moins de la minuterie des WC du palier que les utilisateurs oublient presqu’à tout coup d’éteindre – c’est vrai qu’elle devrait s’arrêter toute seule, mais ce n’est pas le cas – non, simplement au choix : parce que j’avais pris un café trop tard dans la journée, sur le coup de quatre heures, ce qui n’est jamais recommandé, ou bien parce que le souvenir de mon cours ne passait pas, qu’il m’avait trop excité. Et lors de mon premier réveil je vis une lueur inonder la chambre, provoquant en moi immédiatement la réflexion « tiens c’est le matin », pour vite déchanter, car en réalité il n’était que deux heures, la clarté entr’aperçue n’étant pas celle du jour, mais celle du lampadaire de la rue faisant face à ma fenêtre, ou de l’enseigne du restaurant d’en face, si vous passez dans cette rue, vous verrez que c’est un restaurant tibétain. Cette méprise me fit aussitôt penser à celle qu’évoque Proust au début de la Recherche, lorsque lui aussi se trompe en voyant une raie lumineuse sous la porte en l’interprétant comme un signe du matin, alors que bientôt elle s’éteint : c’était la dernière lueur du soir, le dernier domestique fermait les lumières avant de s’en aller et de laisser le petit Marcel seul avec sa douleur. (Passer de Simon à Proust en si peu de lignes, je sais, c’est trop). Il ne restait donc qu’à penser en espérant qu’à force, le sommeil viendrait, utopie vaine car au contraire à trop penser, vous vous excitez, les nerfs s’aiguisent, vous avez envie de tout bazarder, le drap et la couette. Heureusement vous pouvez lire… qu’on l’avait trouvé entièrement dévêtu, qu’il s’était d’abord dépouillé de ses vêtements avant de se tirer une balle dans la tête à côté de cette cheminée au coin de laquelle, enfant, et même plus tard, Georges avait passé combien de soirées à chercher instinctivement au mur ou au plafond (quoiqu’il sût bien que, depuis, la pièce avait été plusieurs fois repeinte et retapissée) la trace de la balle dans le plâtre, imaginant, revivant cela, croyant le voir, dans ce trouble, voluptueux et nocturne désordre de scène galante… etc. Puis revenant à ce qui faisait vraisemblablement la cause de mon énervement, la pensée d’un truc à dire, d’une volonté à affirmer, du sentiment que peut-être, pour ce dernier cours je n’avais pas tout dit et que bientôt, puisqu’il s’agit de ma dernière année, je ne pourrai tout simplement plus dire. (à suivre)
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Les affres de l’insomnie te font écrire un bien beau texte !
Heureusement que tu en écris d’aussi beau quand tu as davantage le moral.
Pour ma part, j’écris – à ma mesure – le plus souvent la nuit, non pas à cause du silence ( c’est presque aussi silencieux dans la journée) mais la petite lampe qui éclaire le clavier de l’ordinateur me force à resserrer mon écriture et à approfondir -à ma mesure – ma réflexion.
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Merci Jean-Marie. Ce texte a été écrit dans le train, donc pas pendant l’insomnie mais à l’aide des bribes d’insomnies. Le train aussi est un lieu merveilleux pour la concentration!
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Belle photo de fin (Claude Simon rase les murs) et rien ne vaut la relecture de « La Route des Flandres ».
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??? Bien banale photo…
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très touchée par ce texte qui pointe si justement ce que serait un en être dans lequel pourtant on ne se reconnaîtrait pas
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lectures infinies de Claude Simon, tous ces échos qui résonnent dans les esprits, ces fascinations qui s’ajoutent à d’autres, ces portes qui s’ouvrent vers l’histoire, la philosophie, l’esthétique, la peinture ou simplement vers le couloir éclairé d’une chambre d’hôtel : on attend la suite avec impatience
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Oh, mais c’est épatant ce glissement ! où est la suite ?
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Bôf, la suite est dans le billet suivant, mais je suis d’accord: c’est moins bien…
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Voilà, je viens de la lire. je n’ai pas compris si ces textes avaient écrit lors de cette insomnie due à une illusion de matin qui n’était qu’une lueur de réverbère. Votre méditation revient toujours à ce cours qui vous laisse un goût d’inachevé puis une sorte de colère devant ces leurres de révolte lycéenne qui oublient les véritables situations d’exil, de fuite de la misère ou de la guerre, les camps de réfugiés où les oubliés s’entassent, les noyés de Lampedusa. Alors vous revenez à vos chères lectures y trouvant une source précaire de consolation. (précaire parce que les idées glissent sur la peau d’ombre de chacun). Lire dans le silence de la nuit, Se dire que ce serait possible… puis se rendormir, aigre, Reprendre le métro ou le tram, filer à Paris VIII et croiser devant la fac les petits marchands ambulants, les voyageurs pressés.
Au fait,, redites-moi cette phrase superbe qui est inscrite sur la façade de Paris VIII…
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vous m’avez bien compris. Ces textes ont été écrits a posteriori, mais pensés lors de l’insomnie, comme cela m’arrive souvent. « mes chères lectures »… oui, c’est toujours consolant. « Seul astre exact un livre » : oui, mais après? Je passe devant au moins deux fois par semaine et j’oublie de noter ces mots qui jouent sur la présence absence de la lettre « c » (solaire / scolaire). La prochaine fois, je les photographierai…
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« Seul astre exact un livre… » (Je crois me souvenir de ces mots-là) puis « Où ai-je lu » et plein d’extraits de livres. c’était en 2008…
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Ah, je lirai la suite avec plaisir, et de la citation et de vos mots d’insomnie !
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