Les prédictions de Humahuaca (13ème épisode)

(Résumé: Antoine, un voyageur en Amérique latine, a rencontré deux soeurs jumelles dans un hôtel dont elles se présentent comme les propriétaires. Elles s’intéressent à des questions de neuro-sciences ainsi qu’à l’anthropologie des peuples incas et pré-incas. Sur leur conseil, il s’est rendu à Humahuaca, petite ville proche de la frontière bolivienne, où certains mystères liés à des expériences qu’il a vécues devraient lui être dévoilés. Dans cette ville, on lui fait visiter un centre de recherches installé sous une pyramide pré-inca restaurée. Au cours de la visite il ressent de curieuses choses, comme s’il perdait la cohérence de son moi. On lui explique les recherches menées et leur but, qui lui apparaît comme plutôt inquiétant…)

La maison de Rosa, Mario et leurs enfants avait un peu le style des habitations indiennes. Bien que construits en ciment, les murs simulaient des murs en terre. On les avait d’ailleurs peints d’un rouge en harmonie avec les falaises qui longeaient la rivière. Les fenêtres ressemblaient à des meurtrières, à part une, qui donnait sur la rue, une baie vitrée qui servait de vitrine d’exposition pour les œuvres de Mario. La maison n’avait pas d’étages. Les chambres étaient en enfilade, chacune étant une sorte de cellule, avec sa petite fenêtre où seul un chat aurait pu passer, et son lit en fer. Dans l’angle de la chambre occupée par Antoine il y avait une petite table en métal et sur cette table une lampe de chevet, fabriquée par Mario, et sur la lampe, un abat-jour fait dans une sorte de parchemin, de la peau de chèvre ou plutôt de lama. On avait mis deux lits côte à côte puisque Cécilia dormait également là. Antoine n’était pas dans son assiette étant donné ce qu’il apprenait. Il se prit la tête entre ses deux mains et commença à réfléchir fortement. Pouvait-il avoir confiance en tous ces gens ? en Daniela aussi bien qu’en sa sœur, en Miguel ? Que venait faire là-dedans aussi le commissaire de police Stepanek ? Cécilia entra sans faire de bruit, et s’assit sur son lit, près de lui. Elle posa sa main sur la tête d’Antoine.

si j’avais su qu’on en viendrait là, tu sais…

elle avait deux larmes qui perlaient au coin de l’œil gauche. C’est comme un nuage qui va se répandre, se disait Antoine. Oui, c’était ça dans le fond, la vie. Toujours des nuages qui continuaient leur course en avant, vers où ? on aimerait bien le savoir, mais eux visiblement ils le savent, et pas nous. Ces nuages étaient en général légers, et tout à coup, on ne savait pourquoi, certains devenaient lourds. Ils restaient un peu plus longtemps au-dessus de nos têtes et parfois, ils crevaient. Cela faisait la pluie. Si la pluie était gaie, ça allait. On sortait sous elle pour se rincer les cheveux, la tête et le cœur. Mais la pluie pouvait être mauvaise, elle pouvait noircir ce qu’elle touchait. Faire des sols de ferme de sombres marécages. Je suis sûr, se disait Antoine, qu’elle a encore des choses à me dire, des choses qu’elle m’a cachées. Mais à quoi bon poser la question ? Il lui demanda quand même si Daniela allait se joindre à eux, un jour prochain. Elle lui répondit en soupirant que cela n’allait pas tarder, qu’elle serait probablement là le lendemain.

Ils décidèrent ensuite de dormir l’un contre l’autre. Il ne lui en voulait pas, dans le fond. Et au milieu de la nuit, ils firent l’amour, d’une manière il est vrai un peu hachée, brumeuse, et comme si c’était une fièvre qui les réunissait plutôt que de la tendresse.

Le lendemain matin, ils prirent le petit déjeuner tous ensemble. Il y avait Miguel, Cécilia, Mario, Rosa, les enfants et Antoine. Ils tartinaient consciencieusement leur « dulce de leche », cette sorte de pâte de caramel qu’on vendait en bocal dans les boutiques et sur le marché pour touristes, et se versaient de grands cafés pour mieux se réveiller. Antoine ne comprit pas tout de suite quand Miguel s’adressa à Cécilia en l’appelant Daniela. Une erreur sans soute. Entre deux jumelles, c’est normal qu’on se trompe. Mais ce qui lui parut bizarre c’est que Cécilia ne rectifiait pas. Il eut alors le doute que Daniela s’était substituée à sa sœur jumelle durant la nuit. Et que… mais alors, alors c’était ça ? il aurait fait l’amour avec la sœur sans s’en rendre compte ? Nouveau vertige. Il allait en parler à la jeune femme, mais celle-ci le devança.

il faut que je te dise, Antoine, cette histoire de deux sœurs jumelles, c’était faux. Je suis Daniela et il n’y a jamais eu de Cécilia… j’ai inventé ça parce que je pensais que ce serait une manière comme une autre de gérer ma relation avec toi. J’ai pensé que je pourrais contrôler tes désirs en somme. Dès que j’ai inventé la fiction des deux sœurs, j’ai vu que tu entrais dedans à fond et que toi-même faisait des différences qui n’ont jamais existé.

Ah, voilà autre chose ! se dit Antoine. Et il se remémora toutes les idées qu’il s’était faites sur l’une et sur l’autre, persuadé qu’il était que l’une était tendre et sensuelle et l’autre distante et cérébrale, et c’était la même personne ? Se pouvait-il que l’on pût d’une telle manière opérer des distinctions entre les êtres et les choses sur la base uniquement de sa propre subjectivité ? Se pouvait-il qu’on nous dise que cela était noir pour qu’aussitôt l’on croit que c’est noir et que l’on nous dise que c’est blanc pour qu’aussitôt l’on croit que c’est blanc ? Se pouvait-il que notre perception des êtres autour de nous dépendît à ce point de décisions arbitraires de notre cerveau et que cela fonctionnât à la manière des illusions d’optique ou bien des ambiguïtés perceptives basées sur un conflit entre fond et forme, ces figures qui, selon qu’on les regarde, représentent tantôt un lapin tantôt une tête de canard, ou bien tantôt une vieille femme, tantôt une jeune élégante ? Oui, cela se pouvait. Et la « réalité » autour de nous n’avait pas plus de substance que ces illusions. Cela pouvait donner lieu à des heures et des jours de discours et de conversations au cours desquels on pensait pouvoir atteindre enfin une vérité ultime mais l’indécision demeurait. De combien de manières pouvait-on percevoir la personne assise en face de soi ? par où la saisir ? comment la connaître ? l’amour physique était-il la seule voie d’accès ? est-ce qu’au cours des relations intimes qu’il avait eues avec Daniela/Cécilia, il avait au moins atteint un point neutre, indiscutable, où les doutes s’annulaient ? il sentait bien qu’il n’était pas possible de répondre. Pendant qu’il réfléchissait, la conversation autour de lui continuait. Daniela avait l’air soulagé de son aveu. Antoine lui demanda si Gabriel était dans la combine. Il en profita aussi pour lui parler de cette fâcheuse rencontre avec le commissaire Stepanek. Daniela posait sur lui un regard calme, pas du tout troublé. Au point où elle en était maintenant… Et pour Antoine, le sol allait de nouveau s’ouvrir sous ses pieds…

tu sais, Stepanek, c’est mon nom de famille

tu veux dire…

oui, Prospero Stepanek, c’est mon père. Tu peux voir ça sur mon site web d’ailleurs, celui qu’ils ont fait pour moi quand j’ai failli être élue Reine des Vendanges….

Mais tu m’avais dit…

Oui, c’était plus facile de l’éliminer de l’histoire, et d’inventer que nous étions deux sœurs ayant hérité de l’hôtel… mes rapports avec lui ne sont pas simples. D’abord il désapprouve ce que je fais. Comme tu as vu, son métier l’oblige à nous surveiller, aussi bien comme scientifiques (dont les recherches lui semblent sulfureuses, et là, je crois que tu lui donnes raison) que comme militants contre le projet d’exploitation minière, un projet qui, lui, est bien réel ! ensuite, il a toujours eu un rapport un peu trop possessif à mon égard. Il est assez âgé. Il a émigré de Tchécoslovaquie en 68 avec sa première femme, puis après la mort de celle-ci, il s’est remarié avec ma mère, et là, dans les années quatre-vingt, ils m’ont eue. Pour lui, j’étais une sorte de cadeau inespéré et il m’a toujours choyée, au point d’en devenir étouffant souvent. Il ne supporte pas très bien mes petits amis, notamment, et c’est pourquoi il a voulu te menacer.

C’est vrai qu’il m’a fait peur avec son regard d’acier et son accent un peu rude, mais il ne m’a pas paru être un mauvais bougre quand même… si cela avait été le cas, j’aurais pu passer un sale quart d’heure dans sa piaule !

Eh oui, soupira Daniela, les gens c’est comme ça, on ne sait jamais ce qu’ils sont vraiment….

Cette fois, Antoine avait envie de se retrouver seul, afin de faire le point dans sa tête. Un petit tour en ville lui ferait du bien… il en profiterait pour aller lire ses emails dans un cybercafé.

Cet article a été publié dans Nouvelle. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s