La stagiaire et la régleuse

Deux films enthousiasmants dans la même journée… cela ne se vit pas souvent. Sur des thèmes qui se rejoignent : la violence des conditions de travail dans les centres d’appel d’un côté, et la prise de conscience ouvrière dans les débuts de l’industrie horlogère de l’autre, bref : deux étapes du développement du capitalisme. Avec la différence étrange que l’un se passe en Corée du Sud et l’autre en Suisse, dans le vallon de Saint-Imier très exactement, que je connais bien puisque c’est de là qu’est originaire ma belle-famille.

Rien à voir donc, et tout à voir.

Le premier film, About Kim Sohee, de la réalisatrice July Jung, retrace les derniers instants de vie d’une lycéenne que son lycée agricole a envoyé en stage dans un centre d’appel d’une compagnie dépendant de Korea Telecom. Pour son bien, soi disant. Le responsable des stages du lycée a abondamment voulu lui prouver à quel point elle avait de la chance d’intégrer une « grande entreprise », à quel point il s’était battu pour qu’une élève de son lycée soit prise enfin, ouvrant la voie peut-être à d’autres recrutements. La pauvre Sohee, elle, n’aime rien autant que faire de la danse hip-hop, écouter la K-pop et manger des tripes grillées avec sa meilleure copine. Elle ne s’en laisse compter par personne, surtout pas par les petits mecs qui l’emmerdent au restaurant : ceux-là, elle a tôt fait de leur flanquer sa main au travers de la figure. C’est une fille joyeuse, qui veut bien donner toutes les preuves de sa bonne volonté, y compris dans le travail. Puisqu’on lui dit qu’il faut travailler. A vrai dire, dès le début, ce travail lui paraît bizarre. Répondre à des gens qui appellent pour une réparation ou pour une résiliation de contrat, pourquoi pas. Mais bien vite, elle perçoit ce qu’on lui demande : toujours en faire plus, s’aplatir, et surtout ne pas donner satisfaction comme elle y tendrait naïvement, non, si les gens appellent pour résilier leur contrat, il faut qu’elle les dissuade ! A coup de promesses qui ne seront pas tenues, de rabais fictifs etc. Son travail est évalué d’après le nombre de coups de fil qu’elle traite et surtout d’après le nombre de résiliations évitées. Les travailleurs de cette entreprise sont répartis en équipes, dans des centres différents, et on les met en compétition. L’équipe qui décline au classement voit la honte s’abattre sur elle, les primes diminuer. A l’intérieur de chaque équipe, les individus sont classés, aussi. Sohee est vingt-huitième. Autrement dit dernière. Elle doit s’améliorer. Elle reçoit des appels de vieux pervers, elle est en larmes, mais vas-y quand même Sohee. Le manager local est un type plutôt bien, qui comprend tout cela, qui aide Sohee, qui prend les appels les plus litigieux, et parfois, lui-même, craque. Ses craquages remontent la hiérarchie. Il est humilié en public et finit par se suicider. Des briquettes qui se consument à l’arrière de sa voiture, toutes vitres fermées. Sohee ne s’en remettra pas. La femme qui remplace le manager décédé est une peste qui fait régner la loi avec férocité. Quand arrive le moment du salaire, il s’avère qu’il est tout autre que ce qui avait été promis. Les primes ne sont payées qu’après plusieurs mois car la direction… attend que les employés aient démissionné pour ne pas les payer ! Les stagiaires ont signé en réalité des contrats doubles, un exemplaire « officiel » et un autre qui ne l’est pas et qui contient les « vraies » clauses.

Tout ici, respire les bulshit jobs, ces « boulots de merde » auxquels les individus sont contraints s’ils veulent « vivre ».

Tout cela conduit au drame, déshumanisation puis mort. Le film pourrait s’arrêter sur cette image de Sohee qui entre dans l’eau gelée d’un lac. A voir celle-ci, me venait à l’esprit la dernière image de Mouchette, le vieux film de Bresson, où la jeune héroïne se faisait rouler le long d’une pente, une fois, deux fois, avant de tomber elle aussi dans un lac (ou un cours d’eau). Signe de l’absolu désespoir dans un cas comme dans l’autre, image d’une jeunesse immolée, ici sur l’autel d’un capitalisme méprisable qui déploie du travail inutile pour sa seule survie.

Le film ne s’arrête pas là. Deuxième partie : l’enquête. Ce qu’elle apporte est un regard extérieur, celui d’une inspectrice qui tente de remonter la pente des responsabilités. Avec acharnement. Avec noblesse. C’est louable. Mais à quoi se heurte-t-elle, cette policière, si ce n’est à la dissolution des responsabilités ? L’entreprise est coupable en premier, certes, mais aussi l’école (horreur d’un système où les subventions d’État sont accordées en fonction du taux d’emploi garanti par l’école), et tous les petits fonctionnaires et bureaucrates qui doivent plier l’échine face à la loi inexorable d’un « système ». Une de ces fonctionnaires le dit bien à l’inspectrice : « nous n’allons pas nous engueuler. A quoi ça sert. Nous sommes logés à la même enseigne. Jusqu’où vous allez continuer votre enquête ? Vous aller attaquer aussi le Ministère de l’Education Nationale ? ». Elle pourrait dire aussi bien « vous allez attaquer le Capital ? ». Elle a malheureusement raison. C’est une machine qui broie espoirs et aspirations, ce ne sont même pas des hommes et des femmes (mis à part peut-être quelques « décisionnels » comme ce patron d’entreprise qui ose ici clamer : « c’est nous les victimes, dans cette affaire ! » sous prétexte que la presse commence à s’intéresser un peu au cas de Sohee) qui, eux-mêmes, sont broyés. Les larmes du professeur sont autant sincères que celles du jeune ami de Sohee qui n’est pas venu au rendez-vous parce qu’il était pris par un autre de ces bulshit jobs

Autre climat, autre tonalité dans Unrueh (Désordres), film de Cyril Schäublin. Autre époque surtout : nous sommes en 1877. Autre manière de filmer aussi, celle de July Jung était brutale, contemporaine, on y voyait le sang des tentatives de suicide (Sohee a essayé une première fois de se suicider en se tailladant les veines), dans les moments de bonheur, on y voyait les danseuses et les danseurs de hip-hop devant des miroirs où ils pouvaient contrôler leurs gestes, ils s’enregistraient et s’envoyaient des SMS et des video en streaming, on y voyait donc la technologie du XXIème siècle. La manière de filmer de Schäublin est autre, toute en douceur au contraire, en geste lents, paroles posées, humour légèrement décalé. L’invention encore récente de la photographie remplace la video regardée en streaming mais les gens adorent tout autant se faire photographier au moyen des premiers appareils à plaque sensible et à éclairs de magnésium. C’est devenu un luxe, on s’échange les plus belles photos, on en gagne aux loteries organisées par les associations.

En amont de la trajectoire qui nous a conduit à ce qu’on voit autour de Sohee, il y a cent cinquante ans donc, une des premières technologies à se développer, aux côtés de la photographie, a rapport au temps qu’il faut contrôler pour en faire l’instrument du machinisme dans ses toutes premières étapes. Il est difficile de réaliser aujourd’hui que l’on vivait à l’époque dans des temps différents… par exemple : le temps municipal, le temps de l’Église, le temps de la poste (du télégraphe) et celui de la fabrique. Un exploit avait été réalisé quand les gares de Bâle et de Lausanne avaient réussi à se synchroniser! Le film prend donc l’allure et la couleur de cette époque, les teintes sont pastels, les propos échangés sont doux et placides, les langues se mêlent, le français aux accents chantants du Jura bernois rencontre les intonations gutturales du Berntütsch (suisse allemand de la région de Berne), une petite colonie russophone ajoute à cela ses conversations en russe auprès des cascades d’eau qui font tourner les roues des usines. Quoi de plus bucolique ? Et c’est dans cette atmosphère bucolique que commence l’horlogerie suisse, que s’étalent de grandes usines (dont il demeure des restes aujourd’hui, comme la fabrique des Longines), et que la division du travail répartit le lot des employés en toute une série de petits travaux manuels hautement qualifiés, avec parmi eux l’emploi de régleuse, rempli principalement par les femmes (« à cause de leurs petites mains »). L’organisation du travail pointe déjà son nez : messieurs les ingénieurs circulent dans les rangs avec leurs chronomètres afin de mesurer le temps mis à exercer chaque tâche, les parcours sont chronométrés : en passant par la porte B1 et le corridor E4, vous gagnerez vingt secondes par rapport au trajet que vous suivez actuellement. Mais cette aube du capitalisme technologique est aussi contemporaine de celle du syndicalisme. A l’origine anarcho-syndicalisme. Les jeunes femmes échangent tout en travaillant. L’une demande à l’autre combien de pièces elle réalise en une journée, l’autre lui répond « cinq », « mais c’est encore trop » lui rétorque la première, moins on en fait moins ils nous en demanderont !

Le spectateur ne sait peut-être pas que ce lieu – Saint-Imier – où se déroule le film est l’endroit où s’était réunie, cinq ans auparavant, l’Internationale « anti-autoritaire », issue d’une scission de l’Association Internationale des Travailleurs où rayonnaient les figures rivales de Marx et de Bakounine. C’est parce que certains des premiers syndicalistes avaient refusé l’orientation marxiste, qui laissait déjà présager beaucoup de malheur en prétendant imposer une organisation de parti, qu’ils s’étaient réunis dans ce discret vallon du Jura afin d’y créer une « Fédération jurassienne ». Les anarchistes de cette époque disposent de leur journal, de leur réseau qui s’étend aux quatre coins du monde : Baltimore, Barcelone, Naples, l’Amérique du Sud et même la Chine… Lors des réunions au cercle ouvrier (on verra encore cette enseigne « cercle ouvrier » au fronton d’un bistro de Renan) on lit les messages qui sont envoyés de tous ces coins du monde. Des collectes sont organisées pour aider les travailleurs en grève aux Etats-Unis aussi bien qu’en Espagne ou en Italie. Des anarchistes étrangers viennent s’installer un temps au pied des collines. Parmi eux : un jeune homme doux et beau dont la régleuse Joséphine tombera amoureuse : un certain Piotr Krotopkine. Qui télégraphie ses messages de soutien vers l’Amérique en passant par la postière experte en maniement du morse.

Des oppositions se marquent dans cette petite ville, évidemment, mais elles s’expriment de manière feutrée et polie. Un pays égale une nation égale une patrie ? C’est ce que pense l’aile droite, représentée par le directeur de l’usine, Monsieur Roulet, candidat aux élections cantonales, alors que les anarchistes pensent, eux, qu’un pays n’est jamais que le territoire où vivent des gens. Les premiers chantent l’hymne suisse première version, celle qui reprend l’air du God Save the King et qui commence par les paroles « ô monts indépendants », les seconds ont leur propre hymne, qui exalte les vertus du travail libre et clame que « les ouvriers n’ont pas de patrie ». Certes, les premiers l’emportent et Joséphine Gräbli, la jeune régleuse, est virée de son poste pour appartenance à la Fédération anarchiste. Mais une graine est semée. L’idée anarchiste persiste, qui sait… jusqu’à aujourd’hui (la ville de Saint-Imier garde des traces des événements qui s’y sont déroulés et des illustres voyageurs qui l’ont visitée, notamment un monument au centre de la place).

C’est donc un film exceptionnel qu’a réalisé Cyril Schäublin dont on devine l’attachement familial à ce passé, film de peu de moyens : les mêmes décors reviennent sans cesse, les mêmes murs et enseignes, les mêmes rails de chemin de fer et cimes des forêts, les dernières doucement remuées par une brise printanière (dommage que la neige ne vienne pas encore plus atténuer les angles du décor comme on s’y attendrait pourtant en cette région souvent enneigée). La séquence terminale est empreinte d’un doux romantisme (bien germanique – on pense à Goethe et à Stifter, à Handke aussi) : on y voit Joséphine expliquer à Piotr, au cours d’une promenade chronométrée en forêt (Kropotkine est là aussi pour dresser une nouvelle carte géographique des lieux et mesure les distances au moyen du temps mis à les parcourir), le fonctionnement d’une montre. Morceau d’anthologie pour des déclarations d’amour insolites…

gare de Saint-Imier aujourd’hui

Pensée pour les membres de ma belle-famille qui ont travaillé dans ce décor, ont été eux aussi travailleurs horlogers aux Longines, ont parfois, comme mon beau-père, été envoyés en divers endroits pour y chronométrer des événements sportifs (ainsi des JO de Grenoble de 1968, sur lesquels ledit beau-père avait des choses savoureuses à raconter), et pour la tante Rolande, de Tavannes, qui, justement, était régleuse, et est décédée à l’âge de 94 ans, fin mars dernier.

Une précision : « Unrueh » est un mot suisse allemand qui désigne à la fois le balancier de la montre et l’agitation, le désordre (allemand : « Unruhe »), d’où la traduction assez imparfaite en français par « Désordres » (titre avec lequel le film passe dans les cinémas français).

Pour en savoir plus sur l’anarchisme en Suisse dans les années 1870 : le merveilleux roman épique de Daniel de Roulet (lui-même natif de cette région) : Dix petites anarchistes (ed. Buchet-Chastel). Où dix ouvrières quittent leur région (plus ou moins contraintes) pour s’installer quelque part dans le vaste monde : d’abord en Patagonie (Punta Arenas) puis le nord du Chili, l’île Juan Fernandes et, finalement Buenos Aires, essayant d’y faire vivre des communautés régies par les principes de l’anarchie. Captivant et très instructif.

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