Une journée à Paris : d’Esther Duflo à Lucie Geffré

Un 26 janvier à Paris. Juste un aller-retour dans le but de rencontrer une peintre que j’admire beaucoup à l’occasion du vernissage de l’exposition qu’elle présente dans une minuscule galerie de la rue des Saints-Pères. L’événement a lieu à 18h. L’artiste s’appelle Lucie Geffré j’en ai déjà parlé sur ce blog – et la galerie, Lou Carter Gallery. Au 16. Au fond d’une cour pavée.

C’est un jour gris, il bruine, on devine à peine le bout des avenues, les tours, Eiffel, Montparnasse, n’ont pas de sommet et les réverbères allumés après 17h émettent une lueur troublée par la pluie fine. Le froid par instant glacial s’immisce sous les vêtements qu’on a cru plus chauds qu’ils ne sont en réalité, heureusement ma veste, qui est une sorte de veste de ski – elle a une doublure amovible, faite d’une matière synthétique argentée qui ressemble à une couverture de survie – a une capuche. Je n’ai presque rien sur moi. Un sac à dos en plastique noir, qui contient une trousse, un pyjama que je n’utiliserai pas car je pourrai rentrer le soir chez moi par le dernier train. Un livre. Non deux. Des fois que je change d’avis dans le train au moment de me mettre à lire. Mes thèmes actuels : Walter Benjamin – un drôle de roman écrit par un romancier italien qui passe en revue tout ce que l’entre deux-guerres a connu de philosophes, d’écrivains et d’artistes, on y croise Picasso et Kokoschka, Marc Bloch et Ernst Auerbach, Céline et Tzara, ce livre m’a été offert par mon ami Jean – et la construction de l’identité masculine, au travers du livre que j’ai découvert d’une auteure que je ne connaissais pas, qui s’avère pourtant célèbre dans le monde anglo-saxon : Bell Hooks. La volonté de changer. Est-ce que cela s’adresse à moi ? Je crois avoir changé déjà depuis longtemps, ou bien peut-être n’y avait-il pas de nécessité de changer, j’étais déjà comme ça, je veux dire plutôt attentif avec les femmes, respectueux, aimant. Mais on ne sait jamais. On peut toujours faire mieux. Etre mieux. C’est être surtout qui compte. Un être toujours en devenir, et donc bien sûr, toujours regardant en arrière vers un passé qui pourrait mieux éclairer l’avenir. D’ailleurs, Benjamin ne le dit-il pas, dans une lettre adressée à Max Horkheimer – du moins si l’on en croit Michele Mari – « Crois-moi, Max, aujourd’hui notre tâche est de se souvenir et de retrouver, et elle le sera encore plus demain pour nos petits-enfants : parce qu’il y a des moments où être dans l’avenir signifie être dans le passé contre le présent ; et parce que les ruines et les épaves se dressent, doivent se dresser comme des barricades révolutionnaires contre l’accélération infernale de la modernité ». Cette recherche d’un passé proche, du re-souvenir, me conduit rue de la Montagne Sainte-Geneviève, là où, pendant plusieurs années de ma vie (ma vie active, comme on dit, comme si désormais elle ne devait plus être que condamnée à regarder les nuages défiler), j’ai élu domicile plusieurs nuits par semaine… C’était un petit hôtel qui ne payait pas de mine, immeuble branlant tout en minceur avec un escalier aux marches inégales qui semblait conduire le visiteur jusqu’à un septième ciel presque assuré, on pouvait y avoir une chambre à soixante euros si l’on se contentait de la douche collective – pour laquelle, soit dit en passant, il fallait payer quand même un petit supplément, mais que souvent on oubliait de vous réclamer. L’immeuble branlant a depuis été remplacé par un édifice ronflant… Dorures sur la vitrine, fausse lanterne et fenêtres agrandies, le prix de la chambre est passé à… cinq cents euros. J’ai descendu la rue, ce qui n’est pas métaphorique car elle est bel et bien en pente, un vrai chemin de montagne, quoi. Puisque c’est la Montagne Sainte-Geneviève. Et je suis passé devant la vitrine toujours là du Centre culturel Alexandre Soljénitsyne, siège des Editeurs Réunis, étiqueté « haut-lieu de la dissidence russe depuis 1925 » et premier éditeur de l’Archipel du Goulag (sur le site : « C’est l’écrivain soviétique et dissident qui a contacté notre maison d’édition pour préparer l’édition de l’Archipel du Goulag dans le plus grand secret, l’auteur se sachant espionné par les autorités soviétiques »). Sur la porte, ils avaient affiché un texte portant sur leur position dans le conflit ukrainien, reproduisant une citation du grand écrivain qui, dès 1981, prévoyait un conflit entre les deux états, mais déclarait qu’il n’y prendrait jamais part et empêcherait ses enfants et petits-enfants d’y prendre part, refusant par avance toute conscription.

“Dans le sentiment de mon cœur, il n’y a pas de place pour un conflit russo-ukrainien et si, Dieu nous en préserve, nous arrivons à cette extrémité, je peux dire : jamais, en aucune circonstance, je n’irai moi-même participer à un affrontement russo-ukrainien, ni ne laisserai mes fils y prendre part, quels que soient les efforts déployés par des têtes démentes pour nous y entraîner.” (Lettre d’avril 1981, en réponse à une invitation à une conférence sur les relations russo-ukrainiennes à Toronto)

des têtes démentes il disait. Car oui, c’est bien de cela qu’il s’agit.

Arrivé au bas de la rue, comme c’était midi, il était l’heure de prendre un plat du jour au Village Ronsard, seul restaurant et café au prix raisonnable, avec sa patronne (ou gérante) que je reconnais car elle n’a pas changé depuis ce temps…

En début d’après-midi, comme il me fallait bien occuper le temps avant l’heure du vernissage, je me suis livré à un de mes plaisirs, qui est d’aller écouter une conférence au Collège de France. Je suis tout le contraire d’un écolier buissonnier : j’adore l’école. Je ne fais pas l’école buissonnière : j’en redemande. Là encore, le goût du passé : retrouver l’atmosphère studieuse des amphis. C’est ce que je voudrais éprouver chaque jour si j’habitais Paris. Je reproche infiniment à nos institutions de ne pas vouloir se décentraliser. Ah ! Si le Collège de France acceptait d’ouvrir des annexes dans quelques grandes villes, à Lyon, à Bordeaux ou à Nantes et d’y envoyer quelques un.e.s de ses brillant.e.s professeur.e.s ! Il y a une quinzaine de jours, C. et moi étions à Paris et en avions profité pour écouter un cours de Benoît Peeters, titulaire actuel de la chaire de création artistique et parlant de la poétique de la Bande Dessinée (cours sur la lettre dans la BD), le cours était suivi d’une conférence extraordinaire de Pierre Lévy-Soussan sur la BD d’Art Spiegelman Breakdowns, la BD d’avant Maus, mais où déjà, le célèbre auteur américain met en place les structures de l’exploration de sa propre histoire. En ce début d’après-midi, c’est l’économiste Esther Duflo qui faisait un cours sur la lutte contre la pauvreté, plus spécifiquement sur la protection sociale. On y apprenait beaucoup de choses, notamment l’existence de nombreux programmes de par le monde destinés à éviter aux plus démunis de tomber dans les « trappes à pauvreté » (ces trous noirs d’où l’on ne sort jamais) et que ces programmes reposent sur des aides ciblées permettant aux plus pauvres de sortir de leur situation grâce à des dons en nature (une vache, une machine à coudre, quelques poules…), on y apprenait aussi que le revenu minimum universel est une bonne solution s’il s’accompagne d’un ciblage, que les aides « étiquetées » (celles que l’on associe à une finalité mais sans obligation, par exemple éducation ou santé) valent toujours mieux que les aides « conditionnelles » (qui subordonnent l’aide à un engagement à l’utiliser dans un cadre précis) etc. bref, toutes informations encourageantes dont il semble souvent que nous ne soyons pas mis au courant par une presse surtout avide de dénoncer scandales et corruption. Sortant à 16h, il me restait encore du temps à flâner dans les librairies, et lire un moment devant un chocolat chaud au café de l’Ecritoire, place de la Sorbonne, là où je rencontrais autrefois des collègues dont j’admirais le travail philosophique (Jocelyn Benoist, Mathieu Marion, Pascal Engel…). Et je suis parti rue des Saints-Pères en imaginant croiser les ombres de Jean-Paul Sartre, de Simone de Beauvoir ou de Marguerite Duras…

Cette galerie était décidément très petite, un recoin au fond d’une cour, le pavé luisant éclairait à peine l’entrée près de laquelle l’artiste accueillait les visiteurs. Une fois la porte franchie, murs noirs, canapé recouvert de soie, lampes éclairant les extraordinaires portraits exécutés par Lucie, d’un format gigantesque. C’est là que j’ai pensé qu’il y avait place pour un art conforme aux suggestions de Walter Benjamin : où être dans l’avenir signifie être dans le passé contre le présent. Alors que les galeries avoisinantes exposent des œuvres soi-disant du futur, clinquantes et criardes de plastique et de chrome, ce qui paraît se mouler dans le conformisme d’un art contemporain commercial, Lucie Geffré pratique une peinture où passé et futur se rencontrent en une vraie conflagration. Un visiteur très digne qui se trouvait là, et se révélait être l’oncle de Lucie, disait qu’il y avait du Goya chez elle, et cela était vrai. Il est probable que la peintre, qui vit en Espagne, a passé beaucoup d’heures au musée du Prado, contemplant tour à tour Goya et Vélasquez, car ces éclairs fulgurants dans les regards, ces fonds gris, ces soudaines lueurs de rouge carmin, qui nous rappellent-ils si ce ne sont ces grands ancêtres ? Et derrière eux, encore : le Caravage. Lucie Geffré a érigé en équivalent des guerriers, des paysans et des saintes personnes qui animent les toiles du grand Merisi, sa petite fille allongée vêtue de bleu. On reconnaît dans ces pieds et ces mains le trait et la force du peintre vagabond qui bouleversait l’art de son époque. En même temps, la peinture moderne est passée par là, de Manet à Kokoschka, avec leurs outrances et leurs couleurs vives, et la peintre Lucie Geffré exprime aussi cela. Ces bleus d’azur, ces rouges carmins ou magenta donnent à ses peintures en principe muettes des accents de fantastique. Dans les œuvres précédentes, on a souvent souligné l’intimisme des natures mortes et des personnages (parfois alités), mais aujourd’hui ce qui me saute aux yeux c’est plutôt l’audace qu’il faut pour se lancer là-dedans, sur des formats si grands, avec tant de couleurs et avec le pari parfois d’étaler de si grandes plages avec presque rien, contrastant avec les dessins tourmentés ou les lignes attendries, sidérantes de beauté, où l’œil se repose. En sortant de cette exposition, je reste ébranlé. J’ai la confirmation que Lucie Geffré est une des plus grand.e.s artistes contemporain.e.s.

Caravage et Geffré

Quelques mots avec son oncle… chez qui l’évocation du nom de Grenoble suscite des souvenirs de Stendhal. Puis retour sous la pluie. Gare de Lyon. TGV. TER. Lyon 22h16.

PS: une autre exposition Lucie Geffré a lieu en ce moment, venant d’ouvrir le samedi 28 (malheureusement je ne pouvais pas être au vernissage), à la galerie Cécile Dufay, Village Suisse, n° 27.
78 avenue de Suffren.

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3 commentaires pour Une journée à Paris : d’Esther Duflo à Lucie Geffré

  1. Très beaux tableaux, merci de les partager, je ne connaissais pas Lucie Geffré, et alliée à Esther Duflo, c’est une parfaite journée 🙂

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  2. Quelle belle découverte que ces tableaux et cette promenade tout près de chez moi ! Croisons nous si possible un jour.

    Aimé par 1 personne

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