Tàr et la division du moi qu’il provoque

Il y a longtemps que je n’ai vu film aussi puissant, conduisant à une réflexion si riche, film avec des personnages si complexes, au rôle principal tenu par une actrice aussi proche de son personnage, s’exprimant de façon si naturelle, mis en scène avec une telle rigueur, où chaque détail compte autant, même si nous ne réalisons pas toujours dans l’immédiat, pauvres spectateurs que nous sommes, quel peut bien être sa signification.

Film enthousiasmant qui nous ramène aux émotions que nous éprouvions autrefois face à un Bergman ou un Visconti, Tàr, puisque tel est son titre, dû au réalisateur américain Todd Field, nous plonge dans un abyme de réflexion sur la destinée de l’art (ici la musique) à notre époque contemporaine, sur le rôle des réseaux sociaux, l’évolution des mentalités à l’heure du présumé « wokisme » et les structures du pouvoir, qui ne sont pas toujours celles du pouvoir politique, ni même celles des hommes puisqu’il s’agit ici d’une femme (mais dont les féministes diront à juste titre qu’elle s’est d’elle-même imprégnée de l’idéologie du patriarcat), car pouvant être liées aux causes en apparence les plus nobles : la beauté par exemple, voire même puisque l’héroïne s’y réfère souvent, le sens du divin (« elle va encore nous faire le coup du divin » murmure sa jeune assistante, écoutant une énième fois l’un de ses cours donnés à l’académie Julliard). Tous ces éléments se mêlent et se recoupent. Qui est Lydia Tàr ? Une cheffe d’orchestre géniale dotée de connaissances musicales exceptionnelles, qui donne des symphonies de Mahler l’interprétation la plus magistrale de son temps. Et Cate Blanchett, éblouissante actrice, qui s’est, parait-il, préparée deux ans pour un tel rôle, sait rendre d’une manière formidable la force d’exécution, l’énergie de la musicienne, et bien sûr sa sensibilité musicale.

C’est la 5 qui est jouée souvent ici et nous sommes transportés à l’intérieur même de l’orchestre pour en ressentir toutes les subtilités. S’il fallait décomposer le chef d’œuvre cinématographique, nous dirions qu’avant d’entrer dans l’action, il repose un long moment sur un véritable enseignement magistral de ce qu’est la musique, et en particulier celle de Mahler. Après le générique, ici projeté en début de film, ce qui, déjà, n’est pas banal (après une courte séquence énigmatique qui nous montre une interaction via smartphone entre des personnes qui nous demeureront inconnues mais qui porte sur la personne de Lydia Tàr, ici filmée, espionnée, commentée à coup de textos), après aussi, une séquence toute noire pendant laquelle on entend chanter une membre d’une communauté amazonienne, une longue séquence nous présente Lydia dialoguant avec un journaliste meneur de jeu au cours d’une rencontre avec le public dans un grand auditorium. La discussion avance lentement, avec des à-coups, des accélérations soudaines, des surprises, des oh ! des ah ! d’admiration, et des rires aussi. Le journaliste pose des questions assez intimes, portant sur son sentiment de la musique, auxquelles elle répond avec précision et une apparente immense sincérité. Joue-t-elle la comédie ? Nul ne peut savoir. Le passage qui est peut-être déjà clé est celui où elle analyse son art comme manière de dompter le temps, sa main droite sculptant le temps qui passe pendant que la gauche dicte aux exécutants ce qu’ils doivent faire, et à certains moments dit-elle, sa main droite reste en l’air, immobilisée : elle éprouve alors la jouissance d’avoir arrêté le temps.

Jouissance bien sûr le mot n’est pas trop fort. Car sûrement c’est la musique qui lui en apporte le maximum, et en cela elle n’est guère originale : qui, connaissant un musicien ou une musicienne, n’en a pas reçu la confidence ? Une jouissance que les non-musiciens ne peuvent pas connaître, ce qui les met à jamais en retrait du monde de la musique, et donc, pour certains en tout cas, perclus de jalousie, et une jouissance à laquelle veulent atteindre les musiciens débutants et que veulent garder ceux qui déclinent et qui, alors, est à l’origine de coup bas et de signes de perversion. Nous en étions déjà là dans le film de Haneke, La Pianiste, avec Isabelle Huppert…

Ici, la jouissance dérape en ivresse du pouvoir. Lydia jouit bien sûr de son paraître, au restaurant chic avec son ancien maître, Andris Davis (belle leçon sur le plagiat, qui serait partout et tout le temps, Beethoven lui-même se nourrissant de la 40ème symphonie de Mozart), son alter ego Eliott Kaplan (en même temps chargé de réunir des financements auprès d’un fond privé), aussi bien qu’auprès des multiples jeunes femmes qui l’abordent en l’admirant. Mais le film nous laisse très vite entrevoir des failles, des angles morts, des souffrances, des malheurs. Nous ne saurons rien de son histoire, tout juste, vers la fin, que ceux qui l’ont connue jeune l’appelaient d’un autre prénom (Linda) et qu’elle venait d’un quartier pauvre (souffre-t-elle de ce fameux syndrome du transfuge de classe?). Nous savons bien sûr qu’elle est mariée à une autre femme (violoniste à la Philharmonique de Berlin) et qu’elles ont adopté toutes deux une petite fille originaire d’un pays du Sud. Tout cela pourrait donc bien se passer, mais cela se passe mal.

La narration elle-même a ses mystères qui ne seront jamais éclaircies. Présences insolites. Indices de passages dans sa maison qui laissent une marque étrange sorte de schéma de broderie que Lydia retrouve sur la couverture d’un livre qu’elle a reçu et qu’elle jette avec horreur. Si l’autrice est Vita Sackville-West, connue pour ses liaisons amoureuses avec des femmes (dont Virginia Woolf) ce n’est certainement pas un hasard. Que veut-on lui dire ainsi ? Au début du film dans un avion, une main essaie de mélanger les lettres de Krysta Taylor (une admiratrice qui va se suicider probablement par désespoir amoureux) en dessinant un diagramme de flèches. Plus tard le même jeu réapparaît, c’est la jeune Francesca qui s’y livre, avec Tar on Tar (titre du livre que s’apprête à faire paraître la grande cheffe) devenant Rat on Rat… Tous ces signes dessinent un univers angoissé / angoissant où la persécution agit sans clairement montrer son origine.

La plupart des critiques de ce film font un procès à charge de la cheffe d’orchestre. Lydia Tàr serait monstrueuse. Elle l’est sans doute un peu en effet. Mais comment éviter l’enchaînement des catastrophes quand la mécanique se met en marche, quand l’artiste est tellement admirée qu’elle peut utiliser son pouvoir pour mettre certaines de ses étudiantes sous emprise (on apprend qu’une jeune admiratrice s’est suicidée), quand son soucis de perfection la pousse à vouloir changer certains rouages nécessaires de la Philharmonique ?

Les détracteurs demanderont : son soucis de perfection ou… son plaisir personnel ? La jeune Olga à qui elle veut donner le rôle de soliste dans le Concerto d’Elgar (contrairement à l’usage qui voudrait qu’en hérite la violoncelliste la plus titrée de l’orchestre et non pas la plus jeune – même pas encore titularisée) a-t-elle sa faveur parce qu’elle est convaincue de son talent exceptionnel, ou parce qu’elle en tombe amoureuse ? Un fin minois, une manière d’aguicher, de jolies bottes… ou bien un coup d’archer génial ? Le réalisateur ne nous aide pas à trancher : lui n’est ni à charge ni à décharge vis-à-vis de son personnage – et c’est cela qui fait de ce film un film unique, atteignant les sommets de l’authenticité et de la vie. Il en va de même avec son assistante (jouée par Noémie Merlant) à qui elle aimerait bien donner la place de cheffe d’orchestre en second, occupée par un homme déclinant, sorte de mémoire de l’orchestre, mais Lydia se prend les pieds dans le tapis, elle est plutôt gauche question manigances, elle s’y prend si mal pour pousser le malheureux vers la sortie qu’elle est obligée de renoncer à son projet et de nommer un autre, qui lui est complètement indifférent… provoquant évidemment le courroux et la haine de la jeune italienne.

Finalement, elle trébuche, elle est assaillie par des voix, des bruits parasites, partie à la recherche des origines de certains d’entre eux, elle tombe sous les coups d’un agresseur qui la blesse au visage. Appelée par une voisine démente, elle doit participer au sauvetage de la mère de celle-ci, grabataire et mourante.

Comment donc, à un certain moment, ne peut-on pas aussi prendre sa défense ? L’identifier aussi comme victime ? Le pouvoir, quand il est convoité et exercé par des êtres qui n’y sont pas préparés, se retourne contre eux. Elle n’a certainement aucune chance contre les avocats qui viennent lui parler de son rôle supposé dans le suicide de Krysta Taylor. Nul doute que tout se retournera contre elle, y compris les phrases qu’elle a utilisées face à un étudiant noir transgenre qui lui avait déclaré ne pas aimer Bach à cause de sa misogynie (prouvée, selon lui, par le nombre de ses enfants), cela l’avait mise hors d’elle… elle ne devait pas, elle n’aurait pas du. Voilà maintenant qu’elle est accusée de tous les maux, racisme, transphobie et que les réseaux sociaux se déchaînent. Todd Field, dans une interview, a dit qu’il avait souhaité faire un film mettant en scène un personnage « qui rêvait de devenir quelqu’un et s’était juré enfant d’y parvenir par ses propres moyens. Mais quand il y parvient, son rêve se transforme en un cauchemar ». Il dit aussi que Lydia Tàr « se fait la championne de règles qu’elle ne respecte pas elle-même, avec ce qui semble être une absence totale de conscience de soi. » Certes, mais à mon avis là n’est pas l’essentiel. Dans une figure ambiguë qui conjugue à ce point le génie et le maléfice, il ne faut pas passer sous silence le premier, faire comme si cela avait été naturel et facile d’arriver à un sommet.

Je ne sais pas d’où me vient ma propension à prendre la défense de personnages comme Lydia, autrement dit celle de « génies » dont il est avéré parfois qu’ils se sont « mal » comportés dans leur existence quotidienne, propension un peu honteuse car évidemment rien ne saurait excuser les manquements, les négligences ni les abus de pouvoir, même pas le soi-disant « génie ». Et pourtant, je dois confesser que, sortant du cinéma, je ressentais un moi qui s’exprimait en faveur de Lydia. Je voyais dans la scène finale, celle que je ne dévoilerai pas pour ne pas « spoiler » le spectateur, le constat horrifié de ce qui peut arriver à notre culture si nous ne protégeons pas les talents et surtout les génies du passé (Bach, mais aussi Mahler, Elgar…) alors que certains critiques n’y voient qu’une nouvelle possibilité « d’enfoncer » le personnage joué par Cate Blanchett.

Je crois que nous avons tous en nous un moi idéal et un moi social. Les deux peuvent être, sont, en conflit. Le premier soutient le génie, le beau, la littérature envers et contre tout. Le second les relativise et leur subordonne le besoin d’harmonie sociale. N’en faites pas trop, ne soyez pas trop génial.e si vous ne voulez pas déchaîner des conflits, des haines, des rancunes qui peuvent se justifier par les autorisations que vous risquez de vous donner en arguant de votre particularité. Ce film rencontre les débats quasi permanents qui parcourent l’espace médiatique et que l’on résume souvent dans la question : peut-on séparer l’homme ou la femme de l’artiste ? Admirer l’artiste tout en condamnant la personne, ou au contraire condamner les deux si la personne a eu, comme l’on dit aujourd’hui, des « comportements inappropriés ». La question vient à la cadence d’une rengaine, la pensée correcte va dans le sens de la seconde position : on ne saurait faire de distinction entre l’artiste et l’auteur.e.

Ne faudrait-il pas plutôt admettre que cette question est mal posée et que la dichotomie pertinente n’est pas du côté de la cible (laquelle est, bien sûr, d’un seul bloc en tant que personne empirique) mais plutôt du côté de celui ou celle qui perçoit, entre ce fameux moi idéal et son moi social. Peut-on les identifier ? Je crains que la réponse ne soit négative. Il faut accepter qu’ils soient en conflit permanent. Une faille nous sépare en deux, et elle se réveille chaque fois que nous avons à trancher un tel dilemme. Nous continuerons d’admirer Bach même si… nous continuerons d’admirer Gauguin même si… etc. etc.

Mon autre question sera de savoir d’où vient ce « moi idéal », car le moi social, ça, on n’ignore rien de lui, il est issu de nos interactions, de ce que nous apprenons au cours de notre vie qui soit susceptible de nous éviter des ennuis, d’amener autour de nous paix et harmonie sociale. Mais le moi idéal ? Probablement des premiers contacts que nous avons eus avec des choses qui nous ont paru vraiment belles, auxquelles nous aspirions vraiment – je n’ose utiliser le terme de transcendance – que peut-être dans notre vie nous n’avons jamais pu atteindre, mais qui sont telles alors que, si nous n’avons pu les atteindre, du moins avons-nous pu les approcher au travers de l’expérience des autres. Alors, nous nous sommes mis à admirer, nous avons été sensibles à la poésie. Nous avons lu de Baudelaire, l’Albatros. Et cela nous a fait comprendre que le génie était fragile, ou bien peut-être, comme l’écrit Walter Benjamin dans ses thèses sur l’histoire, qu’il était associé à une part de barbarie.

Notre moi social peut toutefois dans certains cas devenir le plus fort, au point d’arriver à faire disparaître à nos yeux les atouts d’une œuvre dont notre moi idéal aurait peut-être pu se nourrir. J’ai ressenti cela avec Céline bien entendu, ou avec Sade, qui n’ont jamais réussi à me faire oublier, pour l’un, l’attitude de délateur antisémite, pour l’autre sa cruauté érigée en jouissance.

Toute grande œuvre nous psychanalyse (là est sa grandeur) au sens où elle met le doigt sur notre division. Le film Tàr, de Todd Field, en ce sens, pour moi, est une très grande œuvre.

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2 commentaires pour Tàr et la division du moi qu’il provoque

  1. Je suis très touchée par votre analyse de ce dédoublement du moi idéal et du moi social. Elle est très juste et fait de ce film (que je n’ai pas vu je l’avoue) une belle occasion de penser sa vie et celle des autres.

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    • alainlecomte dit :

      Merci Aline de ce commentaire. Je crois beaucoup en cette division, à l’origine de bien des difficultés à se penser soi-même, et de bien des contradictions, à l’origine souvent aussi de nos doutes. par exemple en matière politique… que pensons-nous vraiment? Sommes nous si sûrs d’être à gauche (resp. à droite)? Pour simplifier à l’extrême, si notre moi social est le plus souvent « à gauche », notre moi idéal est parfois… à droite (car non exempt d’élitisme par exemple). Les sociologues en général n’en tiennent pas compte, tout comme ils prennent rarement en compte l’influence de l’art et de la littérature sur ce que nous sommes.

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