J’ai parlé de David Graeber la semaine dernière. Je corrige ici un peu l’impression négative que j’ai pu laisser au lecteur ou à la lectrice. Je faisais part de mon scepticisme face à une théorie du don qui reposerait sur une sorte de propension naturelle des humains à la générosité, à la bonté et à la noblesse d’âme. Asserter une telle thèse semble relever d’un rousseauisme dépassé. Graeber néglige-t-il les désastres humanitaires qui ont traversé le XXème siècle et qui risqueraient bien de se produire encore au XXIème ? La Shoah ne lui dit-elle rien, ni le Goulag, ni l’Holodomor dont on a beaucoup parlé la semaine dernière au moment où l’Ukraine doit faire face à une tentative génocidaire équivalente ? Si vraiment la noblesse d’âme régnait sur notre humanité, cela se saurait. A moins qu’elle n’ait été présente à ses débuts et qu’il en subsiste des traces dans les sociétés traditionnelles qui pratiquent une économie du don. Si c’est le cas, il faudrait expliquer d’où proviendrait le changement, cela peut-il être dû seulement à l’apparition du marché ? Il est donc intéressant d’étudier les sociétés traditionnelles afin de savoir si, effectivement, l’absence de marché y provoque un recours plus ou moins constant aux réflexes de générosité. C’est là où le livre de Graeber me semblerait avoir un sens. Mais il ne semble pas que la chose soit démontrée car même dans ces sociétés, guerres et affrontements se produisent avec férocité. Alors ?
Alors peut-être ne comprenons-nous pas parfaitement son propos : Graeber ne soutiendrait pas la thèse en question, mais une thèse voisine bien que presque orthogonale. Cette thèse, qu’il emprunte à Marcel Mauss, est que l’opposition entre intérêt personnel pur et générosité ne serait pas pertinente. Elle ne serait que le reflet d’une idéologie dominante qui prime dans la pensée économique d’aujourd’hui. Celle-ci, en effet, veut à tout prix que les relations économiques entre les gens d’une même société soient basées sur un calcul d’intérêts privés : la notion de générosité n’y est même pas mentionnée ou alors elle est considérée comme tellement secondaire qu’il est inutile de lui attribuer quelque vertu explicative que ce soit. Or, ce que révèlent ces études sur les économies du don est que, loin de là, à la base du contrat social, ne figurent pas l’intérêt personnel mais des considérations beaucoup plus vastes où entrent les relations entre groupes et les bénéfices à tirer pour la collectivité. On se trouve en réalité face à une situation gênante : il faudrait, selon la théorie économique courante, refouler l’idée de don avec sa composante de « générosité » pour être conforme à la théorie, autrement dit toujours insinuer que le don n’en est pas vraiment un, qu’il y a toujours derrière lui une intention cachée qui a rapport à un intérêt privé, alors qu’il ne viendrait jamais à l’idée de faire le raisonnement réciproque et de supposer que derrière tout calcul pourrait peut-être se dissimuler en réalité une vraie intention généreuse !
L’idéal moderne du don devient un reflet impossible du comportement de marché : un acte de générosité pure, dépourvu de toute pensée de profit personnel. Mais cela ne veut pas dire que personne ne fait plus de dons : même dans les sociétés modernes et capitalistes, les choses changent constamment de mains sans contrepartie immédiate ni accord explicite sur un retour futur. Cela ne signifie pas que les dons ne sont plus importants. En réalité, la société moderne ne pourrait pas fonctionner sans eux. Le don est devenu la face voilée de la modernité : voilée parce qu’on peut toujours trouver une bonne raison de dire que tel ou tel don n’en est pas vraiment un. (p. 250)
Graeber complète ce passage en se référant à Marcel Mauss:
Mauss mettait en avant qu’il n’était pas inutile de faire la distinction entre générosité et intérêt personnel dans la plupart des sociétés qu’il étudiait. Nous sommes les seuls à partir du principe que ces deux attitudes doivent normalement s’antagoniser.
Il cherche à resituer l’oeuvre de Mauss dans son contexte historique et politique :
Il est crucial de saisir dans quel contexte politique il évoluait, l’intention de Mauss n’était nullement de décrire comment la logique du marché, en instituant des distinctions strictes entre personnes et choses, intérêt et altruisme, liberté et obligations, s’était convertie en sens commun dans les sociétés modernes. Son objectif était surtout d’expliquer dans quelle mesure elle avait échoué à le faire et de montrer pourquoi tant de gens – et tout particulièrement, tant de personnes issues des couches les plus humbles et les plus défavorisées de la société – trouvaient cette logique moralement répugnante.
Mauss réclame le renouveau d’une éthique dans laquelle l’unique excuse pour accumuler des richesses serait de les donner en retour, dans laquelle les riches se considéreraient à nouveau comme les trésoriers de leurs concitoyens.
Voilà qui est tout à coup fort intéressant à savoir, pour tous ceux et toutes celles qui, comme moi, ignorions que Marcel Mauss avait une certaine conception du « communisme », laquelle avait peu de choses à voir avec celle de Marx. Pour le second, « communisme » signifiait seulement propriété collective des moyens de production. Mais qu’est-ce vraiment qu’une propriété « collective » ? A-t-il jamais existé de société ne possédant pas une part au moins de propriété personnelle ? Mauss, lui, trouve beaucoup plus raisonnable de considérer que le communisme est un état de la société où les individus sont liés par des accords de réciprocité se manifestant par des dons et des contre-dons.
Tout compte fait, l’œuvre de Mauss complète celle de Marx en ce qu’elle représente l’autre face du socialisme. L’œuvre de Marx consiste en une critique brillante et durable du capitalisme ; mais comme le constata Mauss, Marx évitait soigneusement de se livrer à des spéculations sur ce que pourrait être une société plus juste. L’intuition de Mauss était tout opposée : il se fichait pas mal de saisir la dynamique du capitalisme ; ce qui l’intéressait, c’était d’essayer de comprendre – et de créer – des modes possibles pour s’organiser en dehors du capitalisme. (p. 253)
Toutefois, il est diverses économies du don, bâties sur des principes différents. En suivant l’intuition de Mauss et l’analyse de Graeber, on peut, d’une part considérer que l’objet donné représente une partie de la personne, soit celle du donateur ou de la donatrice, soit celle du ou de la récipiendaire, et d’autre part, moduler l’échange en fonction de la plus ou moins grande part laissée par la société soit à l’intériorité individuelle (l’idée que l’on se fait de soi-même, la représentation de soi-même comme auto-générateur de son être social), soit à l’extériorité (apparence, place du regard d’autrui). Sont ainsi opposés les Maoris aux Kwakiutl, ce qui donne des formes de don différentes : échange et réciprocité chez les uns (mais qui ne vont jamais jusqu’à l’équilibre parfait, cas où celui ou celle qui rend rendrait l’exact équivalent de ce qui lui a été donné, car alors le circuit serait bouclé, il n’y aurait plus d’engagement, ce ne serait plus la peine de continuer), « potlach » et abandon agonistique de l’autre, chez qui, alors, c’est la possession qui est valorisée par rapport la réciprocité. On voit donc à quel point ces économies du don sont complexes. On voit aussi que la notion de valeur se complexifie toujours plus. Qu’est-ce qui a de la valeur chez les Maoris ? Qu’est-ce qui a de la valeur chez les Kwakiutl ? Car ce n’est pas n’importe quoi que l’on s’échange ou que l’on donne, évidemment il y a une certaine mesure de la valeur qui intervient. En suivant la (pré)logique des sociétés non marchandes, une telle valeur concerne plutôt ce qui est unique, ce qui a une renommée, donc une histoire, à revers total de la valeur communément véhiculée par la notion d’argent. Des noms sont souvent attribués aux choses pour preuves de leur unicité. Curieusement cela me fait penser à la théorie du nom propre avancée par Saül Kripke (grand logicien du Xxème siècle, décédé récemment) selon laquelle le nom propre n’a pas de « sens » à proprement parler, quel est le « sens » du nom « Aristote » ou du nom « Robespierre » ? Ce sont juste des désignateurs, dont la signification vient d’un événement lointain par lequel on a baptisé telle personne « Aristote » ou « Robespierre » et qui s’est perpétué de génération en génération. Il en va de même pour la valeur des objets en terre maori.


maison maori autour de 1880 et cérémonie de potlach chez les kwakiutl
Graeber trouve des rapports intéressants et amusants entre les « logiques » maoris ou kwakiutl et nos propres comportements dans nos sociétés actuelles. Il trouve ainsi des dons centrés sur la personne du donateur, sans souci de réciprocité ou d’échanges : c’est le cas des cadeaux faits par des personnages célèbres, grandes vedettes ou grands sportifs, qui donnent un insigne leur ayant appartenu, collier de strass ou maillot. Ici, rien d’équivalent n’est attendu en échange, il serait comique que le gamin recevant un maillot de joueur de l’équipe de France lui rende un maillot tricoté par sa grand-mère… et des dons centrés sur le récipiendaire, où il hériterait bel et bien d’une partie du donateur, mais alors sous une forme bien restreinte par rapport à ce qui se pratique dans les sociétés traditionnelles. Graeber cite les grandes fortunes, imaginons que Bill Gates lui cède sa fortune, il hériterait du statut d’homme le plus riche du monde mais en aucune manière des autres propriétés qui définissent le milliardaire américain (contrairement à certains dons opérés dans la société Kwakiutl). Preuve incidente que dans la société moderne, les propriétés individuelles tendent à se réduire à peu de chose : une quantité de monnaie.
Il apparaît finalement que ce que veut établir Graeber, c’est que le vrai fondement de la valeur n’est pas l’échange, l’utilité, la quantité produite, mais dans le fond, une recherche de ce qui importe vraiment pour la vie et le maintien en bonne marche de la société. C’est pour cela aussi qu’il fait une tentative pour définir la valeur non pas à partir d’une structure statique de différences (à l’instar de la linguistique saussurienne perçue au travers du Cours de Linguistique Générale), ni à partir de la structure de production et d’échanges économiques à un moment donné mais à partir des actions : ce sont des actions qui sont portées par des individus qui ont de la valeur en elle-même car elles visent à réaliser ce qui figure comme un idéal de société (en quoi consiste la valeur suprême). Par exemple, ce qui caractérise le don par rapport à l’échange de marché, en dehors de toutes les considérations de générosité ou d’intérêt pur, c’est le fait que dans le don, une contrepartie ne soit pas attendue tout de suite, il n’y a pas de « paiement » à proprement parler, il y a juste une assurance qu’un jour, un contre-don sera effectué, mais on ne sait pas quand, ni d’ailleurs dans quelle quantité. Autrement dit, les unités pertinentes que l’on doit mettre en accord, ne sont pas des usagers à un moment donné mais des suites d’actions, d’attentes et de dons, portées par des individus ou par des groupes (ou des « maisons »), qui ressemblent – je me permets de dire ici – à ces stratégies de jeu que l’on trouve dans des théories comme la « ludique » (appelées « desseins » dans le jargon de Girard). Elles sont mises en réseau et sont vouées à converger ou à diverger selon le cas, leur « normalisation » conduisant à des résidus qui correspondent à ce qui reste à un stade donné des dons et contre-dons, comme ensemble amassé ou comme accumulation provisoire donnant la garantie que le jeu peut se continuer sans fin (ainsi que cela se passe sans doute dans la dette, que Graeber a étudiée dans un autre livre (Dette, 5000 ans d’histoire, 2016) : la « dette » est une construction sociale, inutile de la penser comme devant être remboursée à un certain moment, il suffit de penser qu’elle est transmise…).
On peut comprendre ici que cette pensée soit intéressante pour notre époque, où, justement, notre but est, ou devrait être, la valeur suprême : notre vie ou notre survie au sein d’un environnement qui nous devient tous les jours plus hostile. Il est évident que nous ne nous en sortirons pas grâce aux lois du marché. Il est absolument vital que les sujets humains mettent au premier rang de leurs aspirations, non pas le gain immédiat mais ce qu’ils peuvent attendre à plus ou moins long terme de leur attitude de renoncement pour eux-mêmes ou de don à autrui. Prêcher le renoncement sans promettre de compensation pour plus tard ne conduit pas à ce que l’on souhaite : cela nourrit au contraire les frustrations, ou bien ne convainc que les religieux : ceux qui croient en un au-delà qui les récompensera. Pas étonnant que souvent les plus fervents défenseurs d’une écologie du renoncement se réclament du catholicisme (Bruno Latour par exemple), ils trouvent une justification à une foi qui leur a peut-être autrefois valu moquerie. Mais suggérer le don de soi en échange d’une réciprocité future est tout autre chose. Si demain j’étais persuadé qu’en offrant mon toit ou une place dans mon véhicule à qui en a besoin, je sois assuré de bénéficier d’une prestation similaire quand moi-même j’en ai besoin, alors peut-être serais-je moins accroché à mon toit ou à mon confort véhiculaire, au lieu de quoi ces prestations ont bien lieu, mais en échange la plupart du temps de monnaies sonnantes et trébuchantes, ce qui ne me satisfait jamais car l’humain a besoin d’autre chose que d’argent, mais de contacts personnels qui existent pour eux-mêmes et non pour une somme de monnaie.
Evidemment, on m’objectera que cela est difficile à réaliser tant nous sommes imprégnés de culture marchande et de slogans comme « un sou est un sou »… Qu’est-ce qui fait que nous soyons à ce point repliés sur la notion d’argent et sur nous-mêmes ? La différence majeure entre les sociétés du don et les sociétés marchandes tiendrait à ce que les échanges dans les unes sont centrés sur la personne : la honte la plus forte dans une telle société est celle qui résulte de ne pas avoir rendu ce que l’on devait rendre, tout simplement parce que tout le monde se connaît, alors que dans les secondes, l’anonymat règne. Si je ne connais pas mon donneur ou mon prêteur, peu me chaut de ne rien lui rendre, hélas. L’argent ici supplée au manque : la somme versée immédiatement est une contre-partie facile que l’on peut vite oublier, mais elle ne pousse pas les contractants à s’estimer. Ils sont débarrassés de leur enveloppe personnelle et convertis en sujets anonymes, c’est là d’ailleurs bien ce que veut l’économie traditionnelle.
Peut-être faudra-t-il développer une éthique de la gratuité. Spéculons un peu. Il est hélas impossible d’imaginer que notre société puisse fonctionner sans un stimulant matériel. Comment croire que tous ses membres puissent être d’accord pour maintenir leurs services, leurs contributions sans cet élément ? Et, dès qu’il existe, comment éviter qu’il soit dévoyé ? Que certains cherchent à le thésauriser et qu’il soit transformé en divinité ?
Il se pourrait pourtant que certains membres de la société ne soient plus payés, ceux et celles en particulier qui déjà retirent beaucoup de leur travail sur le plan de la réalisation d’eux-mêmes : artistes, acteurs (intermittents du spectacle…), sportifs de haut niveau, professeurs d’université, chercheurs, mathématiciens… Leurs besoins seraient couverts par les donations des mécènes, les riches qui ont « quelque chose à rendre ». Le travers de cette société (qui par bien des côtés ressemblerait à celle de la Renaissance) ne serait-il pas l’apparence en son sein d’une nouvelle aristocratie ? Après tout, c’est justement ce qui existe chez les peuples qui nous servent de référence, les maoris notamment. Alors ? Le prix à payer serait l’abandon de l’idéal démocratique ? On me dira bien sûr que, théoriquement le statut d’artiste ou de chercheur est atteignable par n’importe qui, qu’il n’est pas héréditairement transmis comme dans le cas d’une vraie aristocratie (bien que les travaux de Bourdieu en leur temps aient abondamment prouvé le contraire, qu’une transmission culturelle, symbolique, avait bien lieu) mais il n’en reste pas moins que la chose serait dure à avaler pour tous ceux qui ne se sentiraient pas assez doués, assez désireux, assez reconnus et qui, à n’en pas douter, lutteraient pour renverser le nouvel ordre établi… mais alors il faudrait qu’ils donnent les raisons pour lesquelles ils tiennent tant à l’économie marchande, et en particulier au salariat.