Après la journée de repos à Swanta, où nous n’avons pas trouvé le fromage qui, pourtant, était supposé se trouver là, à en croire la jeune Suissesse qui m’en avait fait la promesse (et il n’y a aucune raison de penser qu’elle se trompait), l’étape suivante nous conduirait à Ghorepani, selon une pente progressive assez facile dans un décor de forêts puis de villages et de champs et même de champs de marijuana, herbe tellement appréciée des jeunes buffles car dotée, comme on sait, de hautes vertus thérapeutiques.
On arrive vite à voir de loin les toits qui brillent du village touristique, sorte de station de ski dans les Alpes. Les hôtels sont des blocs surmontés de terrasses qui toutes rivalisent de vue imprenable sur le Dhaulaghiri. On trouve là les boutiques et les étals classiques : bijoux tibétains, bols chanteurs, améthystes, turquoises comme celles que portent les femmes ladakhi en leur coiffe, mais aussi librairie-dépôt de livres où l’on trouve de vieux exemplaires de romans écrits au Népal, mais surtout de grandes salles de réfectoire faites pour les grands groupes qui s’arrêtent, passent la nuit, repartent le matin après un petit déjeuner nourrissant. On aimerait pouvoir s’attarder le matin tôt – vers 6 heures – afin d’observer les premiers éveils, les femmes de la maison qui allument les premiers bâtons d’encens, la première puja de la journée.
Le lendemain s’avère plus dur: comme à Muldai Peak, lever très tôt, vers 4h30, pour partir à l’assaut de Poon Hill dès 4h50, afin de voir encore une fois le soleil se lever sur la chaîne des Annapurnas. Las, cette fois-ci c’est moins drôle, nous sommes toute une cohorte à monter vers le sommet, les plus jeunes me doublent évidemment de façon impitoyable, « attendez-moi » je crie faiblement… Tout ce monde arrive à peu près en même temps sur la plateforme, plusieurs centaines de personnes qui attendent que les premiers rayons du jour éclairent les sommets qui nous sont maintenant connus. La montagne paraît plus grise qu’à Muldaï. Quand enfin le soleil se lève, les caméras et les appareils électroniques se mettent en action, de fait, ce sont moins les montagnes qui sont photographiées que les gens devant les montagnes, ainsi notre bel assemblage d’acteurs ou de danseurs se mue en un simple décor, et c’est comme si les montagnes se taisaient. A Muldaï, nous dialoguions avec elles, ici elle se sont murées dans leur indifférence. Déception.



La redescente sur Ghorepani nous conduit à notre terrasse d’où l’on voit désormais l’Annapurna I avec une grande netteté, dans toute sa blancheur et sa transparence de glacier suspendu, vision qu’accompagne un copieux petit déjeuner (en compagnie du jeune français émigré en Suisse dont nous avions fait la connaissance la veille, qui avait travaillé à Sonceboz dans la grande fabrique que l’on voit à l’entrée du village et qui fait de petits moteurs électriques qui inondent la planète).
Dernier jour, dernière descente, la plus longue. Au début tout va bien, le paysage est bucolique et le chemin de terre s’insinue entre les arbres, passant parfois au pied de jolis villages, mais la foule est désormais présente, peut-être à cause de la période de fêtes que nous traversons ou tout simplement parce qu’ici convergent plusieurs chemins, et certains passages deviennent sombres et étroits, ils longent des gorges, encastrés dans la roche au point qu’il faut parfois se baisser. Le but est d’atteindre Ulleri, village assez cossu perché en altitude, où une voiture doit nous attendre pour nous aider à terminer ce parcours. Mais nous savons depuis la veille qu’un éboulement à douché nos espoirs: la route est coupée et il faudra sans doute descendre bien plus bas qu’Ulleri, et cela par un terrible escalier qui rejoint à la verticale la rivière en fond de vallée. Il ne m’en faut guère plus pour me désoler. Notre guide trouve l’idée de prendre une jeep jusqu’à l’éboulement: nous continuerons un bout à pieds puis, au-delà, se trouvera la voiture commandée. Cela se passe ainsi, mais avant l’éboulement, il y a un autre obstacle à franchir, la rivière bouillonnante, et avec pour la traverser seulement quelques sacs de sable reliés par des bambous branlants… les trois que nous sommes s’en sortent bien. Après ça, retour sur Pokhara, où un hôtel agréable nous attend au bord du fameux lac, avec bière, poulet tikka, abondance qui n’a rien à voir avec les images de pauvreté que nous avons aperçues depuis la vitre de la voiture en arrivant sur la ville, images où j’ai cru percevoir une femme couchée à même le sol sur un trottoir, peut-être était-elle morte. Ces contrastes nous font presque perdre la tête quand nous voyageons car le voyage nous offre non seulement les découvertes époustouflantes d’un monde que nous ignorions jusqu’ici, montagnes deux fois plus hautes que celles que nous connaissions, glaciers verticaux, herbe tendre des troupeaux, rizières gaies mais aussi des visions de pauvreté dont nous n’avons pas idée. Le voyage est neutre, il ne trie pas, c’est à nous de nous débrouiller avec ce qu’il nous offre à voir.
Après, ce sera une autre histoire… déplacement en voiture jusqu’à Chitwan National Park, dans le Teraï, cette zone du Népal qui se trouve au sud, à la frontière de l’Inde, longtemps redoutée (y compris par les Anglais) à cause de ses marécages hostiles et de ses vecteurs de fièvre, espace de savanes et de jungle où nous avons toutes nos chances de croiser rhinocéros, éléphants et qui sait? le tigre…. dans les rivières au cours très paresseux, nous verrons aussi des crocodiles. Beau contraste après nos envolées sur les hauteurs du monde. Nous ferons cela sous la férule d’un guide naturaliste protecteur et savant, qui nous fera visiter également les environs humains, ceux constitués par un village très ancien où vivent les membres d’un peuple dont on ne sait trop les origines : les Tharus, dont on prétend qu’ils auraient quitté le Rajasthan à l’époque de l’arrivée des Moghols pour s’établir un peu partout et notamment ici, ces Tharus cultivateurs de miel qu’Eric Valli décrit dans « Le ciel sera mon toit », et à qui en effet, un peu plus loin, nous achèterons du miel, miel « des fleurs de la jungle », à proximité du grand centre de nourrissage des éléphants. Les pachydermes nous sidèrent par leur calme alors que, paraît-il, il faudrait se méfier d’eux, ils ne sont pas si « gentils ». Toutes ces femelles que nous voyons sont sous la dépendance d’un mâle dominateur que les paysans du coin ont baptisé « Ronaldo » parce qu’il n’a qu’à paraître pour marquer des buts, ici des conquêtes femelles. Les bébés éléphants sont charmants. Nous apprenons que ces animaux intelligents sont à moitié libres, ils passent sept heures par jour en dehors de l’enclos à faire ce qu’ils veulent, mais reviennent le soir pour se faire nourrir. Quant à Ronaldo, il est la terreur, il aurait piétiné et tué au moins sept paysans au cours de l’année écoulée.

Le lendemain, balade dans la forêt. Stupéfaction lorsqu’un rhinocéros tombe sur nous à un détour de chemin, il n’apparaît pas menaçant, mais plutôt lent dans ses déplacements, sa cuirasse luit en plein soleil, il sort de l’eau toute proche. Au loin des crocodiles sont profondément indifférents, et des oiseaux s’en amusent, qu’il s’agisse de martin-pêcheurs, de cormorans noirs ou d’oiseaux serpents (dont le cou est si long qu’il fait penser à un serpent). Le soir, spectacle culturel dans le village de Sauraha, auquel nous nous rendons dans ce genre de véhicule qui nous a servi à parcourir la jungle, un plateau ouvert qui ressemble à une charrette mais tirée par un puissant moteur au lieu de chevaux ou de buffles. Effervescence de fin de vacances, de fête de Dipawali, des bougies sont allumées partout et tous les seuils sont décorés de mandalas. Au centre culturel, j’aime rejoindre la foule des danseurs villageois, seule fois où j’aurai l’opportunité au cours de ce voyage de partager quelque chose avec les gens ordinaires, qui ne sont ni guides ni patrons de lodges, enfants qui ne savent pas comment se retourner dans cette atmosphère de fête, femmes qui perdent leurs chaussures dans les rires et les acclamations.









Après Chitwan retour à Katmandou (en avion), belle journée avec Anne pour lui montrer ce qu’elle n’a pas encore vu de cette belle ville. Émotion de se trouver sur la grande place du stupa de Bodnath, place aussi vivante que la place Saint-Pierre à Rome un jour de bénédiction, ou que la place Saint-Marc à Venise, quand les pigeons noircissent le ciel. Non loin de là, quelques pas en dehors de la place conduisent au monastère de Schechen, célèbre pour nous car nous savons qu’il héberge Matthieu Ricard. Espace de paix et d’harmonie, les échos bruyants de la ville ne vont pas jusqu’ici, une terrasse au soleil permet de prendre un thé ou une collation, on dit que les chambres destinées aux invités sont spacieuses et agréables, voilà un coup à tenter pour une fois future où nous serons à Katmandou…

La déambulation dans Durbar Square est moins harmonieuse, c’est la fête, des cortèges bruyants de motos se mettent en route, les moteurs hurlent entre les temples vieux de quatre cents ans. Retour à pied jusqu’à l’hôtel par une rue que nous empruntâmes autrefois, en 2006, donc bien avant le tremblement de terre (2015). Des maisons montrent encore leur ossature dévastée, façades éventrées qui laissent voir un mobilier abandonné. Tout au long de notre visite, d’ailleurs, nous avons vu ces cicatrices liées au séisme, notamment sur Durbar Square, quelques temples toujours en reconstruction ou quelques édifices branlants qui ne doivent leur maintien debout qu’à des étais qui nous paraissent bien faibles. Mais l’essentiel demeure en place, beaucoup de moyens déjà ont été dépensés avec des fonds venus de tous les pays et surtout du Japon et de Chine. On nous dit qu’en revanche il est des régions un peu à l’écart qui n’ont pas connu une telle reconstruction rapide, qu’il faudrait notamment pour s’en rendre compte, visiter le Langtang, la région juste au nord de la capitale.
Je médite en rentrant sur tout ce que nous aura apporté ce voyage. J’étais parti angoissé, me voici au retour libre, ayant repris goût à la vie. L’air frais des Himalayas m’a traversé, je n’ai pas eu le temps de m’attarder sur mes soucis de vieil homme, mon regard s’est perdu au loin vers des cimes dont je n’imaginais pas la hauteur, j’ai laissé loin derrière moi l’obsession lancinante de l’actualité, la politique s’est résumée à mon désir que la Terre demeure ce lieu infiniment diversifié grâce auquel nous faisons notre expérience de « terrestre » comme dirait Bruno Latour.
NB: ce voyage a été rendu possible grâce à Altaï Travel et à son agence locale Altaï Népal, nous remercions particulièrement Buddhi, patron de l’agence locale, toujours attentif à nos moindres attentes, Prem, notre guide qui ne m’a pas quitté d’une semelle (moi qui étais le plus lent), Kim et Krisna, nos jeunes porteurs efficaces et enthousiastes, ainsi que Sanjiu, notre « guide culturelle » dans Kathmandu, jeune femme dynamique et tellement moderne, et évidemment Y.W. qui manage tout ça!