L’étape qui mène d’Australian Camp à Landruk est assez longue. Le chemin tout de marches de pierres de toutes tailles et de toutes formes commence par descendre dans la forêt humide où il n’est pas rare d’attraper des sangsues, débouche sur une clairière puis monte assez sec jusqu’au petit village de Daurali d’où l’Annapurna Sud apparaît fort de toute sa masse blanche, puis l’on arrive à Tholka qui domine la vallée de la rivière Modi, avant de poursuivre le chemin à flan de montagne jusqu’à Landruk : eau, cascades, moulins pour moudre le millet, les champs de céréales s’inclinant vers la rivière, des rizières parsemant le paysage, avec du riz déjà jaune donc prêt à être ramassé. (A Landruk, match de volley-ball qui réunit toute la jeunesse, notre guide, enthousiaste, nous propose d’aller y assister, nous ne regarderons que depuis le haut du village ; après match, remise des prix, joie partagée des villageois.). Ghandruk, but du lendemain, paraît très proche à vol d’oiseau mais le lit de la rivière nous en sépare. L’Annapurna Sud se montre un peu et près de lui, gardé comme par sa mère, le Mardi Himal.





Étape suivante: il s’agit maintenant de descendre en droite ligne par un long escalier de trois cents mètres de dénivelé jusqu’au pont sur la rivière, pierres encore glissantes, longue procession (nous sommes précédés par un groupe d’anglais d’une grosse compagnie de voyages) avec ses haltes, ses alertes, son babillage. Après le pont, jolies maisons avec des ruches, des abeilles blanches sauvages nichent dans la falaise. La piste remonte, toujours aussi raide et toujours formée d’un escalier qui, cette fois, fait un dénivelé de cinq cents mètres, nous n’avons jamais gravi escalier si long, si interminable… Quand arrive la grande porte qui nous accueille, nous croyons enfin avoir touché le graal mais c’est sans compter la recherche de la guest house, à l’autre bout du village. Mais nous devons être heureux: il fait beau et il est encore tôt, temps de faire trois aquarelles tranquillement assis sur la terrasse, laquelle donne sur la plus belle partie du village, la plus ancienne: des maisons en forme de rectangle, blanches avec des poutres noires, des toits de pierres plates, et des cours pleines d’enfants. Ghandruk est une sorte de capitale pour l’ethnie Gurung, dont la plupart des membres rêvent de finir leur vie en ce lieu, tout de calme et de sérénité. Peut-être seulement l’afflux de touristes et de trekkers en mal de sommets trouble leur quiétude. Surprise de lire une pancarte, au début de la zone « résidentielle » du village (là où sont toutes les guest-houses) où il est écrit: « Open defication free zone »!




Il est un point un peu au-dessus de notre hébergement, que nous découvrirons en partant, le lendemain, qui offre la plus belle vue à la fois sur la vieille ville et sur les sommets, les jeunes y viennent en se tenant par la main, et en écoutant leur musique issue des hymnes népalais ou tibétains (tôt le matin, c’est en général le Om mani padme oum qui berce nos réveils). Quand le ciel à nouveau s’entrouvre pour donner un nouvel épisode du film des Annapurnas, le Macchapucchre, encore lui, montre un nouvel aspect, celui où l’on distingue nettement sa queue en forme de poisson.
L’étape d’après conduit à Tadapani, qui n’est pas si loin, on y accède par un chemin dans la forêt, arbres des tropiques, rhododendrons qui fleurissent au printemps, arbres d’où pendent des lianes, silence forestier parfois déchiré par le cri strident d’un oiseau. Nous sommes un peu libérés des marches d’escalier, le chemin passe par un restaurant où nous retrouvons nos anglais, et qui offre une vue magnifique sur plusieurs sommets: le Macchapucchre toujours, bien sûr, et l’Annapurna Sud, mais aussi l’Annapurna III et le Gangapurna. Le restaurant (un « paradise » quelconque, où nous restons quelques temps, une heure environ, afin de nous reposer et de faire connaissance de deux femmes du groupe d’anglais, qui sont habituées aux expéditions, et reviennent d’un long voyage à vélo en France qui les a menées de Saint-Malo à Embrun, puis vers l’Ardèche et le pied du Ventoux avant de les reconduire chez elles via Roscoff ; et où nous faisons aussi connaissance d’un pauvre chaton ayant perdu sa mère, et qui essaie toutes les personnes qui passent des fois qu’elles pourraient lui procurer un peu de nourriture ou un peu de boisson, son miaulement est déchirant), le restaurant, donc, est proche du col, dont nous ne verrons jamais la matérialisation, puisque la route monte continuellement même si parfois elle redescend ou se prélasse en courbes à plat entre les troncs et les fougères, avant d’atteindre le regroupement de lodges en quoi consiste le village de Tadapani. Nous logeons à ce qui s’appelle pompeusement « l’Hotel Grand View Lodge », ensemble de chambres petites et sombres, peuplé de trekkers comme nous, de toutes nationalités, qui s’entassent dans la pièce commune pour éviter le froid du dehors, attendant qu’il se passe quelque chose, le repas, peut-être.
Enfer des refuges quand il y a foule et qu’il fait froid dehors, promiscuité, bruit ambiant, roulements de mécanique. Une famille attire mon attention, l’homme est, au son de la langue, néerlandais, il voyage avec sa femme, visiblement népalaise et leurs deux filles, mais aussi avec sa mère, et plus grave, avec belle-mère et belle-sœur, deux sous-groupes qui se regardent en chiens de faïence. La communication, visiblement, ne passe pas.
départ le matin dans le brouhaha, la bousculade à l’heure du petit déjeuner… nous partons bons derniers. le chemin grimpe progressivement dans la forêt, continuation de la veille, toujours ces terribles marches d’escaliers. La première halte d’importance est à Meshar, à 2969m, où se trouvent un petit autel, et un troupeau de quelques vaches noires avec poils gris. Toujours dans les rhodos géants, nous gravissons les marches qui nous conduisent vers les hauteurs supérieures à 3000. Isharu est une petite plateforme au milieu de la longue côte raide, annoncée par un premier restaurant (mais ce n’est pas le notre) où séjournent déjà nos amis anglais, nous il nous faut encore gravir la pente, plus raide que jamais, une ascension presque verticale qui nous conduit au restaurant de dessus, très bien localisé, pour le soleil et pour la vue. Nous sommes partis à 8h30, et il est maintenant midi, une charmante jeune fille Gurung fait la cuisine. Après le repas, nous nous allongeons sur les bancs pour une petite sieste, jusqu’à 13h30. Quand nous repartons, la côte est encore sévère mais nous sommes reposés, il reste une heure à faire. passage d’un col avec des rouleaux de prières et des drapeaux, avant une petite clairière douce et pleine de cours d’eau, chemin qui s’affaisse et avance parfois sous des douches venues des frondaisons. Ce chemin plus accessible à flanc de coteau atteint les deux petits lodges de Dobato (3250m). Nous commençons à percevoir le Daulaghiri. Le Macchapucchre offre son profil le plus large. Le lodge est aussi rudimentaire et peu hygiénique que celui de la veille, toilettes à l’extérieur, ce qui promet un bon refroidissement pour qui aurait besoin de sortir la nuit. Notre amie Anne est malade.

Le lendemain, lever à 5 heures pour monter au Muldai Peak (3640m) juste derrière l’hôtel. Montée lente et bien rythmée qui dure une demi-heure avant qu’on atteigne le belvédère qui domine cette vue époustouflante, sans doute l’une des plus belles que l’on puisse avoir au Népal et pour moi probablement la plus belle jamais vue en montagne. A gauche les Manapathi, puis la chaîne du Daulaghiri qui se poursuit au loin par les Nilgiri, qui s’enfoncent vers un ailleurs que nous ne verrons pas sauf si un jour nous vient l’idée de revenir par là. En franchissant la vallée, celle qui contient les fameux villages de Jomson et de Muktinath, l’Himalaya se décline en Annapurnas, sur la gauche le « I (8091m) celui dit « des Français » car c’est là que s’illustrèrent les Herzog, Lachenal et Terray dans les années cinquante, l’Annapurna-sud (7219m), le Patal Hiunchuli (6441m), le « III » (7555m), puis le Machapucchre (6997m) et au loin la chaîne qui se poursuit vers le Manaslu, et le petit village de Gorkha d’où viennent notre guide et nos deux porteurs Notre arrivée précède de peu le lever de soleil, chaque sommet s’illumine l’un après l’autre. C’est une sorte de bouquet final avant l’heure puisqu’il nous reste encore pas mal de chemin à parcourir, mais de là, nous embrassons en un éclair l’essence de ces montagnes qui ont la particularité de s’étendre sur une longue distance, aucune ne faisant de l’ombre aux autres. Nous pouvons tour à tour nous adresser à chacune. Comme un groupe de danseurs qui évoluerait de manière espacée, chacun gardant son autonomie mais complétant la chorégraphie conduite par les autres. Immobiles mais s’animant quand on les regarde fixement.

La redescente se fait assez vite, via un alpage où paissent quelques yaks. Halte au lodge de Dobato avant de reprendre la route pour aller un peu plus loin encore, en descendant d’abord ce qui nous fait reprendre le fil de nos forêts tropicales, puis en montant lentement mais sûrement, avec un pivotement du trajet qui maintenant nous offre comme vue principale celle de la profondeur des chaînes de préalpes qui se succèdent, le paysage devenant alpin, d’immenses pins descendant des collines environnantes, forêts dont on ne voit pas le fond et qui se termineront par la plaine, des champs jaunes que l’on devine là où s’est installé le village de Swanta. Plus au sud et un peu plus bas que nous Ghorepani, surmonté par le célèbre promontoire de Poon Hill, que nous ne raterons pas dans quelques jours. Le chemin continue en balcon au-dessus de ce paysage qui, par ses lointains bleutés et ses conifères rappelle certains endroits de la Drôme. La montée se poursuit jusqu’à un alpage où se construit un nouveau lodge, il s’agit de Bayelli, qui marque le point culminant avant que nous redescendions très bas, au milieu des pins géants et des rhododendrons, jusqu’au niveau de la rivière (longue heure de marche) pour passer sur l’autre rive, où se situe notre nouveau but, le lodge de Chistibung, que nous atteignons en 45 minutes de montée. Joli lodge, cette fois, avec des chambres en bois, un mobilier sobre aussi en bois. Anne est toujours malade. Groupe d’anglais déjà rencontré. Les deux dames s’occupent d’Anne, fournissant un produit réhydratant (qui malheureusement remplit bien mal son rôle). Le lendemain nous convenons que c’est plus prudent pour notre malade de rester dans le même lodge, d’autant que celui de Kopra Danda a une très mauvaise réputation de saleté et de promiscuité, et surtout de toilettes extérieures! Celles qui le souhaitent pourront faire l’aller-retour jusqu’à Kopra, l’autre pourra se payer une bonne journée de repos en écrivant ses mémoires. Rencontre de deux Suisses de Berne qui me font goûter le fromage de yak qu’ils ont acheté à Swanta et qui ressemble à du vrai fromage suisse!


L’intérieur d’un lodge est tout ce qu’il y a de plus rudimentaire, un poêle fait d’un vieux tonneau de mazout qu’on a recouvert d’une couche de terre cuite ocre, une vitrine qui contient les dizaines de bouteilles d’un liquide dont le trekker peut avoir besoin ou envie, surtout du Coca-Cola et parfois pour les invétérés de la dive bouteille, quelques flasques d’alcool, whisky indien, gin ou vodka, et d’un vin rouge local que je n’aurai jamais essayé, me méfiant beaucoup de certains produits dits locaux souvent frelatés; et la porte qui donne sur la cuisine où s’affaire un homme ou une femme, face à des bouilloires et des casseroles en zinc, une grosse bouilloire toujours fumant sur un feu allumé de quelques bûches. Autour du poêle, des barreaux de bois qui nous servent d’étendage pour nos vêtements fraîchement lavés à l’eau froide, et puis, inévitablement dans un coin, la queue de yak, blanche et noire, porte-bonheur.
C’est une chose de voyager, c’en est une autre de le faire à pieds, et de s’arrêter dans les lodges qui bordent la route, car que l’on choisisse les chemins les plus faciles ou les plus difficiles, il faut marcher, c’est-à-dire se livrer à des dépenses physiques qui parfois peuvent nous épuiser, alors pourquoi le faire? Le voyageur qui marche a d’abord pour lui évidemment de moins polluer, mais il a aussi ce plaisir de marquer des haltes où il veut et chaque fois ce sont de petits miracles, le pouls se met à battre moins fort et les yeux s’ouvrent, vers les hauteurs que l’on n’a pas le temps de voir dans l’action de la marche, ou bien vers les moindres détails d’une végétation ou d’une roche avec quoi ce sont nos premières rencontres, les parcelles de mica luisent intensément sous le soleil, des fleurs s’épanouissent là où nous aurions pu poser le pied, un murmure incessant vient du fond de la vallée, nous faisant envisager la présence d’un cours d’eau qui, quelques centaines de mètres plus bas, s’avérera une large rivière bouillonnante, ébranlant les rochers qui lui font obstacle et que nous franchirons par un fragile pont fait de deux planches.
Les longs arrêts, les pauses, les journées de repos sont des moments indispensables, notamment parce qu’ils nous permettent de faire le point, de réviser nos connaissances, de nous remémorer le chemin que nous venons d’accomplir. Écrire est alors le moyen qui s’impose. Il est important d’avoir songé à prendre au moins une tablette munie d’un léger clavier. Chaque souvenir va venir s’aligner sous nos doigts de dactylographe peu habile, fleurs enfouies et oubliées à peine perçues mais qui retrouvent, par cette seule vertu de l’écriture, un peu de vie, et en tout cas leur place dans notre mémoire.

Journée de repos à Swanta, charmant village dans la vallée qui relie Ghorepani à Jomson, à environ 2000 m d’altitude, au milieu des jardins éclatant de couleurs, vert tendre du blé, mauve du sarrasin, un peu de jaune d’on ne sait quoi… et des arbustes de toutes tailles, arbres à tomates, hauts tuteurs pour plans de haricots, citrouilles étalées au pied des buissons, clôtures en genévrier, et quelques saules en raison d’un milieu regorgeant d’eau, où les ruisseaux déboulent des pentes en bouillonnant, et des rivières s’assagissent en vasques d’eau pure. Nous avons quitté le pays gurung pour celui des magars. Près d’un élevage de truites, vole, oiseau bleu magnifique, un Halcyon Smyrnensis ou martin-pêcheur à gorge blanche du Népal.
Au milieu de cela, des maisons dispersées au toit bleu, un temple pagode et un long bâtiment qui héberge l’école des petits. Nous sommes dominés par le Muldai Peak où nous étions il n’y a pas si longtemps, on voit aussi, très loin, minuscules, les lodges où nous sommes déjà passés soit pour y dormir soit pour s’y reposer un court instant, comme Dobato, Bayelli ou Chistibung… Nous constatons alors le chemin parcouru à pied dans cette immensité verte aux frondaisons moutonneuses où l’eau jaillit entre les rochers. Prem, notre guide, nous emmène faire un tour un peu plus grand que prévu, qui nous conduit vers un autre village, Shika, très semblable à celui d’où nous venons, traversé par la piste qui mène à Ghorepani. Un couple de paysans laboure son maigre champ avec deux buffles au joug qui tirent un soc que l’homme maintient dans l’axe.

Les voyages forment la jeunesse dit-on, moi je crois plutôt qu’ils la prolongent. A pied, s’entend, bien sûr. Ils mettent à l’épreuve nos corps vieillis en les mettant au défi de maintenir l’essentiel de leurs fonctions car tour à tour, nos organes et nos muscles se rappellent à notre attention, une douleur dorsale, un estomac qui se retourne sont choses courantes, et encore quand nous ne sommes pas saisis de fièvre ou d’impossibilité de nous alimenter pour une raison quelconque. En ce moment sévit à Kathmandu, la dengue, des trekkeurs ont du abandonner leur projet à cause de la déclaration soudaine du mal, qui survient après 5 jours d’incubation suivant la piqûre du moustique fautif. Il ne faut boire que de l’eau filtrée, ou additionnée d’une pastille purificatrice, sinon attention, en un instant nous pouvons être atteints de douleurs redoutables.