Nouveaux chemins de Katmandou

Je vous écris de loin, j’ai du prendre l’avion pour ça, bien sûr… mais ne m’en veuillez pas trop, comment aurais-je pu faire autrement? Le Népal, c’est loin, nous ne sommes plus au temps des chemins de Katmandou, plus au temps de Nicolas Bouvier où l’on pouvait traverser tout un continent par la route. On pourrait se passer bien sûr d’aller si loin, mais ici, ce n’est pas « loin », c’est juste une destination bien précise, celle que l’on a rêvé d’atteindre…

Durbar Square, Patan

Charme des villes du tiers-monde où l’on est réveillé par le chant du coq. Le matin, sur les terrasses, des femmes en sari étendent leur linge. On entend le grondement des camions et le son aigrelet des klaxons. Un rayon de soleil soulève le couvercle nuageux, les corbeaux croassent, une cloche au son cristallin se met à sonner pour commencer une quelconque puja, nous sommes bien sur le sous-continent indien. 

On voyage pour se sortir de soi-même. Surtout quand on va vers l’Asie, ou, comme ici sur les fameux « chemins de Kathmandu », qui sont aussi les chemins qui partent de Kathmandu. Le Népal nous submerge, tout comme le feraient aussi certaines régions de l’Inde (voire l’Inde toute entière) ou les temples zen du Japon. Parce que nous sommes réellement dépaysés, parce que nous rencontrons sans cesse des énigmes. Je ne vais pas parler de rencontre avec l’autre avec des trémolos dans l’écriture, ce serait trop facile et bien piètre comme explication, mais plutôt, de connaissance d’un monde par nos sens: notre regard, bien sûr, mais aussi notre odorat qui s’affine, parfois notre goût et notre toucher (des étoffes, des grains, des substances fondantes sous la flamme vacillante des lampes). D’ordinaire, c’est notre faculté de raisonner qui marche, elle porte des jugements immédiats sur les choses et les comportements que nous percevons, nous avons nos critères pour juger et n’en démordons pas, c’est commode et inévitable dans la vie active. Nous ordonnons les moyens en fonction des buts à atteindre, refoulant une grande part de ce qui éveille notre sensibilité. En voyage dans ces contrées d’Asie, nous basculons depuis ces assurances d’occidental toujours prêt à juger, à analyser ou à ramener à deux ou trois principes explicatifs (la lutte des classes, le mépris social) vers une attitude de suspension de nos jugements face à ce qui nous étonne. Les classes se mélangent aux castes lesquelles se croisent avec les ethnies dont les noms servent de patronymes aux gens qui les peuplent, environ soixante-dix langues, dit-on, se partagent le territoire, les traditions toujours vives remontent au XIIème siècle, voire plus loin encore. Par exemple, dans le plus vieux temple de Patan, le Temple d’or, le rôle de grand prêtre dédié à Bouddha est dévolu à un jeune garçon de 11 ans, sa charge dure trente jours. Ce jeune garçon toujours habillé de la même chasuble sort deux fois dans la journée de son appentis pour se nourrir et pour rendre hommage à Bouddha, il est assisté par un adulte qui subit à peu près le même sort que lui. Je suis présent au moment de l’après-midi où il fait son apparition, il procède d’abord à des ablutions (mais sans savon!), puis arrive derrière la grille du temple pour pénétrer ensuite à l’intérieur, on ne sait trop ce qu’il fait à ce moment, mais il ressort bientôt, portant sur l’épaule avec l’aide de l’assistant, un tronc de bois, qu’il frappe solennellement avec un bâton, donnant un son sec. J’observe cela. Tout cela se passe devant nos yeux, nos oreilles reçoivent ce son sec qui se répète, et nous partageons en silence l’émotion des népalais qui se trouvent là, dont la famille du petit garçon. 

Ou bien nous errons dans les ruelles de Bakhtapur, et nous rencontrons de jeunes moines en robe jaune, la tête rasée au pied d’une statue en or de Bouddha, qui, visiblement, ne vont pas à l’école, ou bien encore nous sommes à Pashupatinath, ensemble de temples au bord de la rivière Bagmati, où l’on procède à la crémation des morts, comme à Bénarès, mais ici en plus petit. Les fumées épaisses des corps qui se consument nous font chavirer, mais c’est la même chose: nous mettons en suspens notre jugement, nous observons sans rien dire les rites auxquels se livrent les proches des défunts. La crémation doit arriver vite pour que le mort puisse se réincarner, dit-on. L’eau de la rivière charrie les cendres, ainsi que les vêtements du défunt, lesquels seront interceptés un peu plus bas par les dalits qui pourront s’en vêtir puisque désormais purifiés. Tout cela est étrange, mais fait partie de l’ensemble des représentations du monde auxquelles nous devons respect et attention. Nous ne sommes pas seuls au monde. Il n’y a pas que notre regard qui vaille, ni notre système de représentation. Philippe Descola a montré comment les peuples arrangent différemment les éléments culturels en système. Totémisme, naturalisme, analogisme, animisme. La société indienne (que Descola range dans l’analogisme) ne fait pas de coupure stricte entre les animaux et nous, elle le justifie par la croyance en la réincarnation, mais peu importe que nous sachions rationnellement que la réincarnation est un leurre, cela aboutit à une représentation du monde qui fait du petit oiseau dans l’arbre notre égal. Et ce n’est pas plus mal de pouvoir penser ainsi.

Autre particularité: la sexualité donne lieu à de multiples représentations visibles sur les murs des temples et sur les poutres qui soutiennent les toits des pagodes ou dans des vitrines qui exposent des sculptures pour nous lascives mais en réalité mystiques, comme l’union d’un dieu et de sa parèdre, ainsi de Shiva et Parvati. Sanju, notre guide d’une journée, nous explique que cela participe d’une éducation qui permet aux jeunes personnes d’accéder à la sexualité par des images. En tout cas, nulle part ailleurs que dans des lieux religieux ce genre de scène ne pourrait être montré, voire même verbalisé. Le monde des dieux et des déesses sert d’exutoire et de représentation imaginaire à celui des humains ordinaires contraints de demeurer dans les cadres du puritanisme. Les dieux se livrent à des exploits érotiques visibles quand ceux des humains doivent rester cachés.

Tôt le matin à Bandipur, village Newar perché au-dessus d’une large vallée, le son de la cloche du temple dédié à Mahalakshmi retentit, isolé, cristallin, signal de notre réveil. Aussitôt surgissent à nous d’autres sons, d’autres voix, celles de macaques ou d’oiseaux. Celles de marchands qui ouvrent boutique. Nous sommes dans une maison de bois sombre, aux fenêtres ourlées de gravures à la mode des Newar, une des ethnies du Népal, celle qui sans doute a le plus construit. Ces maisons et ces grands bâtiments font parfois penser à la Renaissance italienne. A Durbar Square, nous sommes ainsi à l’équivalent de Florence.

Les chemins de Kathmandu sont traîtres. Ils montent raide sur les pentes des balcons qui font face aux Annapurnas… Nous sommes sous les tropiques, 28° de latitude, la végétation est davantage celle de la jungle que celle de nos massifs alpins et même si le soleil se voile, le marcheur sue à grosses gouttes. Il doit boire des litres d’eau pour compenser sa déshydratation. Les pentes raides sont d’escalier, difficile de régler son pas, et à l’arrivée… la brume masque les sommets. Qu’importe, sous toutes les latitudes, on aime poser son sac au refuge, ici une lodge, et se faire servir un thé chaud.

Le matin (premier matin) les nuées sont parties en libérant les sommets parmi les plus élevés du monde. Tant qu’ils demeuraient dans les coulisses, nous n’imaginions pas l’effet qu’ils allaient nous procurer, comme de grands acteurs dont nous avons lu les exploits dans la presse et que nous sommes stupéfaits de découvrir un jour sur scène. De notre point de vue, le Macchapucchre semble le plus élevé parce que le plus proche, on le surnomme aussi Fishtail car son sommet est double, comme une queue de poisson qui s’évase, les deux pointes étant reliées par une arête, il existe bien sûr un angle de vue qui permet de les voir dans l’alignement, c’est celui que nous occupons. Un peu à l’ouest, la grosse masse de l’Annapurna Sud. 

Macchapuchare vu depuis Australian Camp
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Un commentaire pour Nouveaux chemins de Katmandou

  1. Girard A dit :

    Un texte qui me fait un peu regretter de ne pas avoir voyagé . C’est le dépaysement, les odeurs, la vie quotidienne de ces personnes comme le surgissement de ces géants qui m’invitent à ressentir des sources d’étonnement, la curiosité délicieuse d’un temps révolu pour nous celui peut être de l’enfance loin des raisonnements.

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