Les Démons en jeu de miroirs chez Cassiers

Voir les Démons, au théâtre de la Comédie Française, dans une mise en scène de Guy Cassiers, bien qu’on n’ait pas encore eu le temps de lire (tout) le roman… Une introduction magique à l’œuvre de Dostoïevski… Souligner l’excellence des comédiens, la force de la voix de Dominique Blanc, majestueuse, sereine en Varvara Sravroguina, le jeu de Christophe Montenez qui n’est pas sans rappeler ce que nous avons vu de plus beau dans celui de Gérard Philippe au cinéma autrefois ou dans les rares enregistrements qui existent de ses rôles au TNP… et les autres aussi : Hervé Pierre, massif et subtil en Stépan Verkhovenski, Jérémy Lopez en Piotr Verkhovenski, Claïna Clavaron en Daïna, Jennifer Decker en Lisa, Suliane Brahim en Maria, Stéphane Varupenne en Chatov etc.

Et puis cette mise en scène unique, à couper le souffle, à se pincer pour se convaincre que l’on ne rêve pas, que l’on a bien vu ça : la recomposition, comme dans le rêve justement, de fragments de la vie réelle. Sauf qu’ici, ce n’est pas une fantasmagorie qui s’élabore à partir des scories de la vie éveillée, mais plutôt le contraire : comment « la réalité » s’élabore par métaphore et déplacement à partir de fragments rêvés. C’est comme si l’inconscient fonctionnait sur scène, avec toute sa machinerie d’illusions. Racontons cela : trois toiles descendent du plafond, qui ressemblent à des miroirs, sur ces toiles se déroule le film tourné en temps réel avec les acteurs. Sur ces écrans, on les voit se parler, se toucher, alors que dans la « réalité », ils ne s’adressent pas la parole, ne s’adressant qu’à eux-mêmes, et sont même distants les uns des autres, se tournant parfois le dos, si on croit qu’ils se touchent c’est parce que chaque personnage a son double et que les personnages en lumière touchent le bras ou l’épaule d’un double… Ce dispositif ne s’interrompt que dans des moments supposés cruciaux, où les choses se décident, comme au cours de cette réunion de cellule du parti où les protagonistes doivent trouver des objectifs à accomplir… ils n’en trouveront pas de bien sérieux et la réunion s’avérera vite n’avoir ni queue ni tête. Comme c’est souvent le cas dans la réalité, on se réunit pour se dire qu’on se réunit mais on n’a rien à se dire.

photo Jean-louis Fernadez

On connaît (un peu !) l’histoire. Varvara Stavroguina, qui habite une belle maison dans un coin indéterminé de Russie, pas loin de Saint Petersbourg, héberge depuis trente ans un homme présenté comme un intellectuel, Stépan Verkhovensky. Au début de la pièce, elle lui expose son projet de lui faire épouser la jeune Dacha, qu’elle protège. Verkhovensky a un fils, Piotr, qui s’en revient de Moscou, plein d’ardeur révolutionnaire, et Varvara a aussi un fils : le célèbre Nikolaï Stavroguine, je dis célèbre car même si on n’a pas lu le roman, on a entendu parler de lui, c’est le héros type de Dostoïevski, tourmenté, divisé, exemple même de ce que Julia Kristeva appelle un sujet divisé, ce qui le conduit d’ailleurs aux confins de la schizophrénie, on a parfois vu en lui l’image même de l’auteur. Piotr voudrait entraîner Nikolaï dans son entreprise subversive. Nous sommes bien avant la révolution qui va conduire à l’instauration du régime communiste. Les convictions sont encore imprécises, mais c’est surtout le nihilisme qui domine ici. Plus rien n’a de sens et il faudrait tout reconstruire sur des bases entièrement nouvelles. Mais on pressent vite que la conviction révolutionnaire fait bon ménage avec l’intérêt égoïste, faire la révolution c’est aussi servir ses propres intérêts, voire inventer une nouvelle profession. Le peuple, chez Dostoïevski, n’est jamais idéalisé, il comporte son lot de salauds et d’imbéciles, comme dans la réalité. Une raison pour laquelle sans doute, le roman dostoïevskien n’était guère apprécié sous Staline au point qu’il ne fut pas réédité pendant longtemps en URSS.

Les Démons brille par ses personnages féminins : Varvara bien sûr, mais aussi Maria, Dacha et Lisa. Nikolaï a épousé clandestinement Maria, afin sans doute de se faire absoudre de quelque péché (en fait, nous apprendrons qu’il a commis des crimes pédophiles, est-ce le même que celui que nous voyons dans Crime et Châtiment enlever une petite fille en pleurs?), Maria est boiteuse et folle, elle est la fille d’un officier alcoolique. Nikolaï est aimé de Lisa, belle jeune femme amie de Varvara. L’histoire débouche sur une scène horrible : l’incendie du domaine, considérée sans doute comme acte révolutionnaire par la cellule animée par Piotr, mais dont on devine qu’elle est un moyen habile pour dissimuler le meurtre de Maria. Lisa ne s’en remettra pas. Dans ce désastre, surnage Dacha, qui, telle la Sonia de Crime et châtiment, apparaît comme la seule source de pureté dans cet amas de vices et de corruption, c’est elle bien sûr qui ramène le roman vers la nécessité de la piété.

Sur scène, les lumières qui se réverbèrent dans les vitres entourant les trois murs de l’espace théâtral nous font vivre l’incendie (alors qu’auparavant, pendant toute la durée du spectacle, on y voyait la neige tomber). Au dernier acte, Nikolaï, Piotr, et d’autres « conjurés » reviennent sur scène sous l’aspect de leurs visages projetés en format immense sur un rideau de tulle, qui tendent à se confondre. On croit qu’il y a loin entre Piotr, le révolutionnaire professionnel qui veut tout remettre sur de nouvelles bases et Nikolaï, très indifférent, au fond, à la politique, autant qu’il l’est à la distinction du bien et du mal et qui a les plus noirs péchés à confesser (d’être responsable de la mort par suicide de femmes et jeunes filles dont il a abusé), et pourtant, Dostoïevski, relayé ici par Guy Cassiers, veut nous dire qu’ils ne sont pas si éloignés que cela, qu’ils ne sont que les deux faces d’un même être.

On comprend que Les démons (autrefois baptisé « Les possédés ») ait eu un fort impact moral et politique. Il a gardé cette force aujourd’hui. Un personnage central, que Cassiers a choisi de mettre moins en valeur que d’autres, Chigaliev, exprime la monstruosité des projets politiques messianiques : on cherche soi-disant l’instauration d’un régime « du peuple », d’un « vrai » régime démocratique, mais en réalité on travaille pour une petite minorité qui, par en-dessous, prendra le pouvoir et prétendra l’exercer « au nom du peuple ». Tout le destin bien sûr de la Révolution russe est là, mais aussi tout ce qui remplit la propagande des mouvements qui prétendent accéder à la « démocratie directe » et dont on entend les échos aujourd’hui. [Dans L’homme révolté, Camus fera de Chigaliev un exemple de la « révolte historique », ce type de révolte entièrement soumis à l’histoire, qui culmine dans la croyance que peu importent des millions de morts si c’est pour faire advenir enfin une société heureuse (!). Il le rapproche d’autres personnages qui ont réellement existé comme ce Tkatchev qui proposait de supprimer tous les Russes au-dessus de vingt-cinq ans, comme incapables d’accepter les idées nouvelles!] La démocratie directe est le plus sûr chemin qui mène au despotisme, toute personne qui, au cours d’événements comme mai 68 ou après, a participé à des « assemblées générales », le sait : le pouvoir est réquisitionné par d’habiles professionnels ou quelques « grandes gueules » qui savent user des tours et détours de la parole démagogique.

Mais il faut ajouter face à ces projets d’anéantissement que la réalité du pouvoir « vertical » ne vaut certes guère mieux : on n’y accède que par de longs travaux d’approche qui se traduisent en jeux tactiques, trahisons et meurtres, c’est ce que le grand Shakespeare nous montre. Comme quoi… Shakespeare et Dostoïevski se complètent. Ce qui les différencie c’est bien sûr leurs époques, et puis cette sorte d’optimisme secret qui habite le second, renonçant à faire de l’humanité une cause perdue. Il y a toujours chez lui une Sonia ou une Dacha qui apporte une note d’espoir. Curieusement (je dis cela si l’on n’est pas croyant, comme c’est mon cas) cet espoir ne réside jamais dans un mouvement social, les lendemains ne chanteront jamais, la société sans classes n’adviendra pas plus que le paradis sur Terre mais il reste la générosité et une forme de foi (pas nécessairement la foi religieuse selon moi, ce peut être aussi la foi dans l’humanité, dans l’amour, dans l’art ou dans le verbe). C’est par elles que les gens se sauvent. Espérons donc encore un peu…

Cet article, publié dans Politique, Théatre, est tagué , , , , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Un commentaire pour Les Démons en jeu de miroirs chez Cassiers

  1. Debra dit :

    Bonne année, Alain. Je suis venue par curiosité envers « Les Diables », dans ma traduction anglaise, et j’ai été contente de lire votre critique d’un spectacle que je ne pourrai pas voir, mais que je ne serais probablement pas allée voir, de toute façon.
    Je suis globalement d’accord avec ce que vous avez écrit ici, qu’il s’agisse de la démocratie directe, la république aussi, pendant qu’on y est, la royauté, ou la dictature.
    Le peu de lecture et réflexion que j’ai faite autour de la transmission du pouvoir à Rome, dans le temps, m’amène à penser que transmettre le pouvoir, le continuer, est la poisse, et que l’Homme se casse les dents dessus, à tous les niveaux, que ce soit dans la toute petite société de la famille, ou les organisations plus grandes.
    Cet été j’ai lu deux tomes sur trois d’un excellent roman historique, très documenté, sur Alexandre le Grand de Mary Renault, et je n’arrive pas encore à lire le troisième roman qui traite de la déliquescence fulgurante et précipitée de son « empire » après sa mort. Pour l’instant, je trouve trop dur de voir détricoter à la vitesse grand V « l’empire » incroyable de cet homme plus grand que la vie dans sa capacité de mobiliser les hommes, de leur faire partager sa vision, sa curiosité de découvrir de nouveaux mondes (un peu comme Napoléon, Alain, qui devait être quelqu’un de semblable de ce point de vue là). Mais le détricotage du pouvoir, son impossible transmission est inévitable. Insoluble, même, du fait de la division fondatrice de l’Homme dans son ambivalence constitutionnelle envers le pouvoir, se sentant tour à tour ? esclave et maître ? l’Homme a besoin de gens qui incarnent le pouvoir de manière vivante pour prendre des décisions, pour mobiliser, pour galvaniser… sa jeunesse avec des causes qui la mobilise en lui donnant du sens. Les vieux… sont venus, ont vu, ont éprouvé, et… ont compris, dans certains cas. Mais la jeunesse ? Elle a son temps devant elle, et pas derrière, dans l’ensemble, même si je crois fermement qu’on peut apprendre à tout âge, et apprendre de belles choses importantes (mais je ne compte pas le fait de savoir faire des tableaux avec Excel là dedans…).
    Mais le grand problème de trop de démocratie dans les têtes (et vous n’avez pas parlé du E-democratie, des lobbies Internet pour les « bonnes causes »…) est qu’il malmène jusqu’à la rupture les rapports entre les générations, pour mettre tout le monde sur le même plan (d’identité, dans le sens de x=y, l’un EST l’autre, prôné comme égalité). En ceci, trop de démocratie tue… la société elle-même au profit de la masse des poissons en banc, à mon avis, car l’Homme a besoin que du savoir soit transmis, d’une génération à une autre, de bouche à bouche, en présence physique, afin de RESTER Homme. (C’est une profession de foi, là.)

    J’ai du mal à lire « Les Diables ». J’ai déjà essayé deux fois, et je ne sais pas si je vais réussir. Mais je trouve important que l’idée même du Satan est d’être un obstacle. Un empêcheur de tourner en rond. Un qui sème la zizanie. Qui est là pour éprouver, pour faire le procès de l’homme, et de l’humanité dans l’homme ? (Voir tout le livre de Job sous cet angle.) Vu sous un certain angle, ça pourrait même être… Dieu qui sème la zizanie, car des fois, quand « ça » se met à tourner trop en rond, de manière trop uniforme, la Vie n’aime pas. Le livre de Job fait miroiter que le confort de Job avait fini par laisser la porte ouverte à une angoisse qui gonfle pour être monstrueuse. L’angoisse devant la possibilité qu’il POURRAIT LUI ARRIVER QUELQUE CHOSE. Cet état de fait me parle beaucoup. L’angoisse et la peur de perdre sont les calvaires des riches, qui ont leurs souffrances aussi.

    Pour Shakespeare, de qui je peux parler avec amour, et quelque compétence, c’est vrai qu’à la fin des grandes tragédies plus personne ne reste debout. Un peu comme chez les Grecs, d’ailleurs. Mais même si plus personne ne reste debout… ils ont vécu, ces gens. Inspirant, galvanisant, et pas triste pour deux sous. Beau, en plus. Que demander de plus ? Indémodable.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s