Or, il y a un temps, nous devons bien nous y résoudre, nous perdons nos cheveux, notre ventre s’alourdit, nos visages se rident, nos corps s’altèrent, nos souvenirs s’effacent, des tumeurs nous envahissent et à la fin, nous mourons.
Cela nous semble donc très orienté, doté d’une direction bien définie. Lorsque j’avais lu l’un des premiers livres de Carlo Rovelli, j’en étais ressorti avec la conviction que le temps n’existait pas, qu’il n’était qu’une illusion. Rovelli expliquait que nous avons l’impression qu’il existe à cause des limites de notre connaissance, mais il n’en disait pas beaucoup plus. Dans ce livre-ci, il va plus loin. D’abord, bien sûr, s’il y a du temps qui passe… il n’y a pas UN temps, celui que l’on suppose universel et qu’on représente par la petite lettre t dans presque toutes les équations de la physique. Nous avons déjà vu que, du fait que nous soyons « en haut » ou « en bas », en mouvement ou immobile, nous n’avons pas le même temps. Ce temps est en quelque sorte… portatif. Le temps de la lettre t, qui est admis de manière tacite, arrange les choses, permet d’établir des équations, de parler d’une évolution commune et uniforme. Mais même, paraît-il, Leibniz n’y croyait pas… au point de supprimer cette lettre t de son propre nom ! (il se serait appelé en fait Leibnitz). Il est une construction : à preuve le problème délicat de mettre d’accord toutes les horloges (tâche qui occupait Einstein avant qu’il ne devienne célèbre). Mon temps n’est pas le tien. Mon cône de lumière n’est pas le tien.
La position défendue aujourd’hui par Rovelli est plus nuancée que celle que j’avais gardée en tête suite à la lecture de son premier livre qui date d’une quinzaine d’années. Il est possible de définir un temps qui nous est commun grâce à la notion d’entropie. L’entropie est la cause du temps : il y a en effet une évolution irréversible des états de faible entropie vers les états de forte entropie, c’est le contenu du deuxième principe de la thermodynamique. Lequel s’exprime par une inéquation toute simple : ΔS ≥ 0 où S est l’entropie justement et où donc ΔS exprime la variation d’entropie. L’inéquation dit que cela va dans un seul sens, nous dirions naïvement : des états les plus organisés vers les moins organisés, et nous nous arrêterions là… Or, là encore, les choses ne sont pas si simples. Un exemple sur lequel s’attarde Rovelli est celui du jeu de cartes. On vous donne un jeu de cartes où toutes les cartes rouges figurent en tête et les noires à la queue, vous battez le jeu, évidemment cette répartition va progressivement disparaître et vous allez vous retrouver avec une distribution lambda. Vous pensez alors que vous êtes passé d’un état organisé vers un état moins organisé, et il y a fort peu de chances a priori pour qu’en continuant à battre les cartes, vous reveniez à la disposition initiale.
Mais… stop ! Rien de tout cela n’est assuré…
Qu’est-ce qu’elle a de si spéciale, la distribution initiale, avec ses rouges tous en tête et ses noirs à la queue ? Elle n’est spéciale que pour nous, qui avons tendance à distinguer certains états des autres en fonction d’a priori. Après tout, une distribution avec uniquement les cartes un peu cornées en tête et les moins cornées en queue serait elle aussi spéciale, ou bien une avec une noire intercalée entre deux rouges ou bien… ou bien… Bon, finalement, nous le savons bien : les distributions sont équiprobables, ce qui signifie que, dans l’absolu, aucune n’est objectivement spéciale ! Supposons que nous prenions une distribution des cartes au hasard et que nous l’apprenions par cœur : elle va devenir spéciale pour nous, et nous verrons qu’en battant le jeu, là encore, on s’éloigne de l’ordre mémorisé. Mais on voit alors sur cet exemple que ce n’est que par rapport à nous qu’une distribution est spéciale, plus globalement : qu’un tout est organisé. La distribution à laquelle nous arrivons après avoir battu les cartes vingt fois est aussi spéciale que celle du début.
Alors… l’entropie ne varierait pas ? Et, s’il en est ainsi, le temps n’existerait pas ?
En réalité, ce que nous montrent tous ces exemples, c’est que l’entropie, si elle n’est pas « absolue » existe quand même, mais relativement à nous. Nous avons pour principe de distinguer une configuration où toutes les cartes rouges précèdent les noires, ou bien une configuration où les couleurs se succèdent parce que c’est là ce qui attire notre attention. Nous voyons cela, et nous ignorons le reste. Notre vision générale est floue. Nous n’apprécions un paysage que parce qu’il nous renvoie des lignes que nous jugeons harmonieuses en fonction de formes que notre esprit est entraîné à reconnaître (sans doute notre évolution nous a conduit à préférer certaines configurations plutôt que d’autres), évidemment si un tremblement de terre se produit, notre esprit ne sera pas prêt à trouver « belle » la configuration d’objets nouvellement créée…
Comme nous en avait prévenu déjà Rovelli dans Helgoland : le monde n’est qu’interactions, et en particulier contient celles qui se produisent entre l’univers et ses sous-systèmes comme le sont par exemple ses observateurs. Nous, êtres humains, interagissons avec le monde ambiant et les sous-systèmes qu’il contient. Limités que nous sommes, nos interactions sont elles-mêmes limitées. Un petit paquet de variables qui réagit à d’autres variables. Il y a probablement un nombre immense d’interactions qui n’ont jamais lieu, et ce sont celles qui ont lieu qui donnent l’entropie, et à sa suite, le temps.
A croire que nous croisons peut-être sans les voir des sous-systèmes de l’univers qui nous restent inconnus parce que nous ne sommes pas équipés des dispositifs permettant d’interagir avec eux (des mondes « habités » qui nous croisent sans que nous n’en ayons conscience… ce qui résoudrait le fameux paradoxe de Fermi, cf. le paradoxe de Fermi et les extra-terrestres invisibles).
A croire que le temps nous serait complètement local, propre à notre manière systématique d’observer le monde, mais ainsi, existerait quand même…
Si nous vieillissons, si notre visage se ride et nos cheveux tombent (et nos souvenirs s’effacent…) c’est pour des raisons liées à l’entropie, donc à cette interaction particulière entre notre système constitué par la vie humaine et l’univers. Les choses tombent vers là où l’entropie est la plus haute. Rovelli écrit (p. 192) :
Il existe des traces du passé et non du futur uniquement parce que l’entropie était basse dans le passé. Il n’y a pas d’autre raison. La seule source de la différence entre passé et futur, c’est la basse entropie passée. […]
Pour laisser une trace, il est nécessaire que quelque chose s’arrête, cesse de bouger, et cela ne peut se produire qu’avec un processus irréversible, c’est-à-dire en dégradant l’énergie en chaleur. C’est la raison pour laquelle les ordinateurs chauffent, le cerveau chauffe, les météorites tombées sur la Lune la réchauffent, et même la plume d’oie des copistes des abbayes bénédictines du Moyen-Âge réchauffe un peu le papier là où elle dépose son encre. Dans un monde sans chaleur, tout rebondit de façon élastique et rien ne laisse de traces.
C’est la présence d’abondantes traces du passé qui donne la sensation familière d’un passé déterminé. L’absence de traces analogues pour le futur donne la sensation d’un futur ouvert. L’existence de traces permet à notre cerveau de disposer de vastes cartes des événements passés, alors que rien de semblable ne se produit pour les événements futurs. Ce fait est à l’origine de notre sensation de pouvoir agir librement de par le monde, en choisissant parmi les futurs, mais sans pouvoir agir sur le passé.
Les vastes mécanismes du cerveau, dont nous n’avons pas une conscience directe (« Au vrai, je ne sais pas pourquoi je suis si triste », commence Antonio dans Le Marchand de Venise), se sont formés au cours de l’évolution pour faire des calculs qui concernent les futurs possibles : c’est ce que nous appelons « décider ». Puisqu’ils élaborent de possibles futurs alternatifs qui se réaliseraient si le présent était exactement ce qu’il est à un seul détail près, il nous est naturel de penser en termes de « causes » qui précèdent les « effets ».
Nos souvenirs s’inscrivent dans des sillons neuronaux en fonction de l’entropie.
Mais aussi nos souvenirs s’effacent… autrement dit il en est de nos lointains souvenirs comme des traces du futur : nous ne les avons plus ou pas encore, c’est-à-dire : nous ne les avons pas, mais comment faire une différence alors dans ce néant ? Pourquoi les traces du futur ne se mêleraient-elles pas avec celles d’un passé très lointain ?
Lorsque nous lisons un texte, notre « fenêtre » de lecture est très petite, un ou deux mots à gauche du mot que nous sommes en train de lire, un ou deux mots à droite et c’est tout. On pourrait effacer tout le texte et ne nous le restituer qu’au cours de notre lecture par petits segments de cinq mots… nous n’y verrions que du feu. En est-il comme cela de notre interaction avec le monde entier ? De la vie ? Serait-il possible que nous n’ayons en interaction avec nous que quelques réseaux finis à la fois, laissant le passé et le futur dans le même brouillard indistinct ? Cela serait bien possible en effet.
Nous vieillissons, mais peut-être d’autres êtres, vivant dans des systèmes avec lesquels nous n’avons aucune interaction, vieillissent moins ou… ne vieillissent pas du tout (!). Nous mourons, et cela se traduit par un saut brutal dans l’inconnu, mais d’autres, peut-être, se contentent de s’éteindre à petit feu et ne meurent qu’asymptotiquement
Étonnamment, ce qui se dit des choses matérielles ou supposées telles (nos rides, nos cheveux blancs, les roches qui s’érodent, les bouts de falaise qui s’effondrent) ne se dit pas des choses immatérielles (ou supposées telles, comme les mots, les phrases, les idées)
or une idée s’use,
des mots s’oublient,
des textes disparaissent de notre mémoire.
On pourrait penser que le monde des idées obéit aussi à des lois, de la gravité ou de l’attirance électro-magnétique…
Je me réveille le matin, je me lève et vais m’asseoir face à une partie de ma bibliothèque (elle contient trois mille livres), je vois les tranches de tous ces volumes alignés, je vois ceux du premier rang parce que les autres, je ne fais que les deviner, combien en ai-je lus ? Combien m’ont laissé un souvenir clair au point que je pourrais en décliner le contenu à qui m’interrogerait ? Ceux que j’ai lus plusieurs fois ? Mais même ceux-là, leur souvenir s’estompe en moi. J’ai conscience d’être face à une mémoire autrement plus fiable que celle qui emplit les méandres de mon cerveau individuel, de fait, ma mémoire est plutôt là, dans ces livres qui s’alignent sur plusieurs rangs, encore que pour la raviver j’ai besoin de rouvrir un livre, de le relire, relire indéfiniment ma bibliothèque, tâche que je ne pourrai jamais remplir, notre mémoire s’inscrivant sur une bande finie.

Notre mémoire est limitée, même étendue par les centaines de livres, les milliers de pages que nous avons lues et/ou écrites (de ce point de vue, ce blog résulte de l’effort désespéré de tout retenir), comme, à la longue, les traces s’effacent, il n’y a pas de manière de distinguer un passé trop lointain d’un futur que nous n’avons pas encore vécu. Nous nous déplaçons à la surface du monde et du temps comme la petite fenêtre qui nous sert à lire un texte, qui ignore tout ce qui est écrit avant et tout ce qui est écrit après, les mêlant dans une indistinction totale.