Nous sommes tous des minkowskiens

Carlo Rovelli (l’ordre du temps) : le temps ne s’écoule pas de la même manière en montagne et en plaine… et encore : il ne s’écoule pas de la même manière selon que nous sommes statiques ou en mouvement… Ces données de la physique donnent furieusement à penser. Beaucoup de mes contemporains vont trouver cela pour le moins bizarre, se demandant pourquoi on se poserait ce genre de questions, puisqu’il est admis que des questions, il y en a bien assez comme ça dans notre quotidien, ou dans l’actualité des journaux ou des chaînes de télé ou de radio. D’autres jugeront que c’est de la science, autrement dit appartient à un monde inconnu, un monde de « savants » c’est-à-dire de gens qui sont loin de nous, ne partagent pas nos préoccupations, se trompent souvent, se posent en donneurs de vérité si ce n’est d’ordre, et qu’il vaut mieux continuer à exprimer son petit « moi » à coup d’aphorismes improbables et d’épanchements vains. Moi, je dis que ce sont là de courtes vues, qu’il faut toujours adopter un point de vue de hauteur par rapport aux phénomènes courants de la vie. Les lois de la physique ne varient pas selon notre gré, elles s’imposent, c’est notre réel, celui sur lequel nous butons à tous nos pas. La loi de la pesanteur est dure mais c’est la loi, chantait Brassens à propos d’une vénus callipyge… et oui.

Alors voilà : le temps s’écoule plus vite en altitude qu’en plaine. Les corps chutent vers là où le temps est le plus lent, et cela « explique » la gravité. Supposons une montagne très haute et un homme ou une femme parti(e) vivre à son sommet, laissant derrière lui ou elle, un frère ou une sœur dans la plaine. Quand il ou elle redescendra, après de nombreuses années, il ou elle aura vécu plus d’heures, plus de jours peut-être que celui ou celle qui est resté(e) en plaine, donc il ou elle sera plus vieux ou plus vieille. Nos amis montagnards nés en même temps que nous sont devenus plus vieux. Phénomène de gravité. Idem pour qui se déplace : son horloge ralentit, et donc il vieillit moins, pendant que son compagnon, resté immobile (si tant est que l’on puisse être vraiment immobile) vit un certain nombre d’heures, lui, il en vit moins, donc il reste plus jeune. C’est Einstein qui a mis en avant ce paradoxe, que l’on dit être « des deux jumeaux » : l’un des frères reste sur Terre, l’autre part très loin dans l’espace, quand il revient, il a vécu beaucoup moins de temps que celui resté sur Terre, ils se rencontrent, l’un est devenu un vieillard mais l’autre est resté dans la force de l’âge.

Dit savamment : cela tient à ce que nous vivons dans un espace de Minkowski, et pas dans un espace euclidien. L’espace de Minkowski est l’espace-temps, il a quatre dimensions, sa « métrique » (autrement dit la manière d’y calculer les distances) est étrange. Dans l’espace euclidien, le plus court chemin d’un point à un autre est un segment de droite car tout détour rallongerait la distance, les mathématiciens appellent cela l’inégalité triangulaire : si trois points sont disposés en triangle,

AC < AB + BC.

Comment calcule-t-on une distance ? On le sait bien puisque nous connaissons tous le théorème de Pythagore : si le triangle est rectangle en B, alors AC2 = AB2 + BC2. Donc, dans un repère orthonormé où un point M se projette sur deux coordonnées x et y, la distance de O (l’origine) à M est la racine de la somme x2 + y2. Si on joue dans l’espace, celle de x2 + y2 + z2. Rien de plus simple… Mais si on rajoute une quatrième coordonnée, dite « temporelle », comme le veut la théorie de la relativité restreinte ? Alors ce n’est plus pareil. D’abord parce que ce bon Einstein, s’étant rendu compte de la constance de la vitesse de la lumière et de l’impossibilité d’un déplacement dans l’univers à une vitesse supérieure, a été amené à corriger les lois classiques au moyen de ce que l’on a nommé les équations de Lorentz, qui contiennent un facteur exprimant le rapport entre vitesse du corps en mouvement et vitesse (c) de la lumière. D’où il résulte que, lorsqu’on tend vers c… les longueurs se contractent (tendent vers zéro) et le temps se dilate. La métrique dont on munit l’espace-temps est alors étrange : elle contient bien les termes carrés de notre théorème de Pythagore mais… avec des signes différents ! s2 = t2 – x2 – y2 – z2 (en réalité les coordonnées x, y, z sont divisées par la constante c, la vitesse de la lumière). Et alors, bien sûr, on n’a plus l’inégalité triangulaire écrite ci-dessus, AC n’est plus inférieure à la somme de AB et BC mais est au contraire… supérieure !

AC > AB + BC

d’où il résulte que le segment de droite n’est plus le plus court chemin d’un point à un autre… mais le plus long !

Extrait de Roger Penrose – L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique

Comment interpréter cette quantité s ? On le voit : elle exprime un temps légèrement différent du temps t que l’on a mis en coordonnée au départ, c’est ce temps t moins un petit quelque chose (un très petit quelque chose puisqu’on a divisé les autres termes par la vitesse de la lumière, qui est très grande) qui dépend du déplacement dans l’espace à trois dimensions. Certains physiciens l’appellent le temps vécu. Cette inégalité est donc exactement celle qui convient pour exprimer le fait que si une personne reste sur la planète Terre et vit un certain nombre d’années N (donc dans l’espace-temps, se déplace vers un point où les coordonnées spatiales x, y, z restent inchangées mais la coordonnée t augmente de N années), son temps vécu va être nettement plus grand que celui de sa compagne partie vers une autre planète T’ puis revenue sur Terre pour la retrouver (voyage qui se traduit par une ligne discontinue qui part du même point dans l’espace-temps que la première, passe par un point qui donne les coordonnées spatiales de T’ en un temps intermédiaire, puis rejoint la première trajectoire en un point dont les coordonnées sont celles de la Terre + le temps N).

Noter aussi ceci, qui n’est pas négligeable. Un observateur quelconque (moi par exemple !) se trouve en un point précis de l’espace-temps, en ce même point figure une explosion de lumière : je suis la trajectoire d’un photon émis à cette occasion. Il se déplace à la vitesse de la lumière, ce qui fait que, si je mets l’origine des coordonnées au point précis que j’occupe, projetée sur un plan délimité par l’un des axes de coordonnée spatiale et par l’axe temporel, la dite trajectoire est une droite inclinée à 45° (c’est pour cela qu’on a divisé les coordonnées par la vitesse de la lumière, cela permet d’avoir une droite de pente égale à 1, ce qui est facilement représentable). Ce qui est en-dessous de cette droite… je n’y ai pas accès, il faudrait pour cela que la lumière aille à une vitesse supérieure à c, ce qui est impossible. Par contre, ce qui est au-dessus, j’y ai accès. Que représentent ces points ? Ce sont des événements (puisqu’ils ont une coordonnée temporelle). Les événements ayant une coordonnée temporelle positive et qui se trouvent au-dessus de la droite (donc accessibles) forment mon futur. Les mêmes mais avec une coordonnée temporelle négative forment mon passé. Tout ce à quoi je n’ai pas accès forme un ensemble indéterminé, ni présent, ni passé, ni futur. En faisant tourner la droite (obtenue par projection sur le plan Otx, dois-je rappeler), j’obtiens un cône (ou, avec quatre dimensions, un hyper-cône). C’est mon cône de lumière. En me déplaçant dans l’espace-temps, j’ai mon cône de lumière qui m’accompagne. On peut penser que, si je reste au même lieu, mon cône de lumière va progresser uniformément le long de l’axe des temps. C’est une situation confortable… je ne reviens jamais visiter mon passé et celui-ci « s’agrandit » toujours plus au fur et à mesure que je vieillis. Perception classique des choses…

Mais voilà que s’ajoute la Théorie de la Relativité générale (et plus seulement restreinte). Et les choses se mettent à tanguer.

Car il faut bien résoudre l’énigme de la gravité. On peut se contenter de la conception selon Newton : juste une force. Mais que sont les forces ? Le coup génial d’Einstein fut de les relier à la notion de courbure de l’espace-temps. Dire que l’espace-temps est courbe, c’est dire qu’il n’est pas cette abstraction pure, infinie et uniforme qu’avaient pu conceptualiser Galilée puis Newton, ni même cette catégorie abstraite de l’entendement qu’avait imaginé Kant… Il est physique, il existe vraiment, il est chaotique, il a ses creux et ses bosses. Lorsque j’étais gamin, j’avais été frappé par l’image qu’en donnait le vulgarisateur Lincoln Barnett, dans un petit livre qu’on lisait beaucoup en ce temps-là, Einstein et l’Univers, celle d’une bâche en plastique supportant en son centre une bille un peu lourde : elle creusait la surface au point que toutes les petites billes que nous pouvions lancer sur la bâche finissaient par tourner autour et s’en rapprocher jusqu’à s’y confondre… Voilà : les masses changent les lignes tracées dans l’espace-temps, elles les incurvent… ainsi la trajectoire de notre cône de lumière, passant au voisinage d’une lourde masse, s’incurve, « penche » vers elle. Incroyable : notre futur s’incline ! Carlo Rovelli va jusqu’à nous révéler ce qui se produit au voisinage d’un trou noir. Sur son bord, le temps est aboli, tout ce qui s’y trouve progresse donc à la vitesse maximale, si mon cône de lumière passe par là, c’est un de ses bords à lui, celui justement qui contient les points qui avancent à la vitesse de la lumière, qui s’aligne avec le bord du trou noir ! Mon cône se trouve alors incliné de 45°. S’il traverse le trou noir… il va finir par basculer totalement, et se retrouver cul par-dessus tête, autrement dit, mon futur pointant vers le bas et mon passé vers le haut. Si nous continuons ainsi… rien n’interdit que je décrive une trajectoire où finalement… mon futur se retrouve derrière moi ! Là, Rovelli écrit juste une note de bas de page (p. 69) : ce sont les « lignes temporelles fermées », où le futur reconduit au passé, qui épouvantent ceux qui croient qu’un enfant pourrait tuer sa mère avant sa naissance. Mais il n’y a aucune contradiction logique dans l’existence de lignes temporelles fermées ou de voyages dans le passé ; c’est nous qui compliquons les choses avec nos divagations confuses sur la liberté du futur.

Oui, vous avez bien lu. Vous qui – comme moi – pensiez impossibles ces voyages dans le temps comme on en voit dans une célèbre série Netflix (Dark) puisque nous ferions alors face à des situations contradictoires, comme celle qui supprimerait la possibilité même que nous soyons là où nous sommes à l’instant t alors que nous y sommes, vous n’y croyiez que parce que vous vous abandonniez à une idée naïve de liberté. La liberté au sens où nous la concevons, nous, humains de culture occidentale, n’existe peut-être tout simplement pas. Seules sont des lignes temporelles qui empruntent la trajectoire qu’elles peuvent, autrement dit les lignes du destin. Mon ami A., qui lutte en ce moment contre un méchant cancer, et qui a une formation de moine zen, m’avait prévenu la première fois que je l’ai rencontré : tu sais, Alain, nous sommes dans un train qui va très vite, avec un faux volant en plastique entre les mains : nous avons l’impression de nous guider grâce à ce volant, mais en réalité, c’est le train qui nous emporte.

/à suivre!/

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