Chronique d’un été – IV : Arles et Aix, « il ne fait jamais nuit »

La première pensée à me venir à l’esprit devant les grandes œuvres de Zao Wou-Ki, après que nous eûmes pénétré à l’intérieur des salles qui lui sont consacrées à l’Hôtel de Caumont, à Aix-en-Provence (jusqu’au 10 octobre), fut : « comment peut-on réaliser de tels tableaux qui sont encore plus beaux que les plus beaux paysages que nous puissions voir ? » tant, ici, l’art concurrence la nature, la peinture éclipse le vrai ciel, et la surface de la toile celle des lacs au soleil couchant. Zao Wou-Ki donne une apparence du monde plus lumineuse, plus colorée que celle que nous gardons en souvenir de nos plus belles virées à la surface de la Terre. Et je crois que j’étais loin d’être le seul à penser cela, tellement le ravissement des visiteurs était palpable. On allait tout près du tableau, puis on reculait, on n’en croyait pas ses yeux : comment cela était-il possible ?

Triptyque 1997 – Huile sur toile 200 x 486 cm (coll. part.)

On me dira peut-être que cela vient de la rencontre unique d’une conception artistique qui émane de la Chine ancienne et de l’ouverture moderne de l’espace dans la peinture contemporaine, ouverture qui se nomme abstraction, et même quelquefois « abstraction lyrique » dans le cas de Zao, et que cette rencontre seule fut capable de nous restituer cette impression de vertige ressentie devant un gouffre béant à nos pieds. Cette rencontre est manifeste dans le point de vue implicite dont témoigne la toile, comme celui de l’artiste chinois qui voit son sujet d’en haut, sans point de fuite qui nous amènerait à la perspective de la peinture classique, mais elle figure aussi dans le matériau, l’usage de l’encre de Chine, la mixité des techniques qui font se mélanger l’huile et l’encre, les pigments vifs des couleurs inventés par la Renaissance avec le noir liquide.

paysage avec des oiseaux, 1948, Huile sour toile, 100 x 81 cm (coll. part.)

Zao Wou-Ki a commencé jeune l’apprentissage de la peinture (à quatorze ans), depuis sa lointaine ville de Hangzhou, il avait déjà pris connaissance des tendances de l’art occidental et n’eut de cesse de venir en France pour rencontrer les maîtres d’alors. Il devint l’ami d’Alberto Giacometti et de Pierre Soulages, et, plus tard, de Jean-Paul Riopelle, de Maria-Helena Vieira da Silva et d’Arpad Szenes. Il s’émerveilla de l’impressionnisme qui ouvrait tellement l’espace, et commença à peindre d’immenses toiles où circulait l’air que l’on voit souffler aussi chez Renoir ou Manet. Et puis il y eut Klee, l’humour des petites formes dessinées dans la terre blanche, et la rencontre avec Henri Michaux qui lui conseilla de revenir un peu plus à ses origines. Et puis l’influence de Cézanne dont il tire la leçon des paysages ramenés à des combinaisons de volumes, rendus à leur simple essence.

Hommage à Cézanne, 2005, Huile sur toile 162 x 260 cm (coll. part.)

L’exposition d’Aix, intitulée « il ne fait jamais nuit », d’après un titre donné à une exposition précédente par Florence Delay, montre Hommage à Cézanne, toile de 1m62 sur 2m60 qui esquisse à peine (un trait suffit) la Montagne Sainte-Victoire, toute en vert et jaune fluo, avec un coin de ciel bleu, une branche vert émeraude, et barrant le côté gauche, l’évocation presque transparente d’un tronc d’arbre, les traits légers ressemblant aux coups de pinceaux des artistes chinois qui dessinent bambous et plumes d’oiseau.

Zao Wou-Ki, déclaré né en 1920 – mais c’est parce que les registres conservés ne remontent pas plus avant – eut une belle existence à ce que dit l’histoire. Entachée toutefois par la mort de sa deuxième épouse. Mais il aimait les plaisirs de la vie. Son ami François Texier lui a consacré un joli petit livre de souvenirs communs, sous le simple titre de « Zao » (ed. Gallimard), où les joies et les élans du maître sont dépeints avec tendresse. Wou-Ki n’était pas pauvre… il changeait de lieu en fonction des architectes qu’il rencontrait (ainsi de Jose-Luis Sert qui lui fit un immense atelier à Ibiza), il collectionnait les œuvres de ses amis peintres, et il en offrait beaucoup aussi à ceux qu’il aimait. Il est mort en 2013 à l’hôpital de Nyon, après avoir emménagé dans une nouvelle demeure, à Dully, dans le canton de Vaud. Il n’avait plus toute sa tête à ce que dit encore l’histoire, mais gageons qu’il gardait en elle trace de tous ces soleils qui avaient illuminé sa peinture.

***

Arles est une superbe ville bien que certains lui reprocheraient ses entours gris et ses quartiers pavillonnaires. Ces entours sont les marques d’une population ouvrière qui est là depuis longtemps, et ces faubourgs font partie de son âme. Lorsque nous y venions pour les rencontres photographiques il y a quelques années, nous allions parcourir les allées des ateliers de la SNCF (car autrefois, c’était là qu’on réparait les trains qui convergeaient vers Marseille) et ces vieux édifices, devenus, le temps d’un été, salles d’exposition, gardaient dans leurs murs l’écho bruyant des machines qu’on y stockait. Evidemment, pour découvrir les splendeurs d’Arles, ses arènes, sa cathédrale Saint-Trophime, ses nombreuses églises et ses cloîtres, il faut franchir les murs de la ville ancienne et parcourir ses rues piétonnes, et en musardant, on atteint les quais du Rhône, lequel donne l’impression de vouloir mourir ici n’ayant plus la patience d’atteindre la mer. Dès qu’on sort un peu, en longeant le fleuve, on retrouve les terrains vagues, les roulottes, parfois abandonnées, des gitans, et les petites maisons qui rappellent un peu celles de l’Estaque dans les films de Guédiguian. C’est dire que l’esprit de cette ville, sa cohérence fragile mais bien réelle, on n’a pas envie qu’on y touche. D’où notre étonnement face à cette nouvelle construction, la tour LUMA, due à l’architecte Franck Gehry qui domine les toits de tuiles des alentours de la tête et des épaules, pour faire apparaître quoi ? Une forme bizarre comme un emballage d’aluminium froissé, un équilibre fragile de six étages qui semble régir désormais la perspective de ces ateliers oubliés. LUMA est le nom d’une fondation créée par une riche héritière de l’industrie pharmaceutique suisse, Maja Hoffmann, qui a des buts sans doute très ambitieux, mais exprimés dans une plaquette introductive d’une manière fort vague… LUMA Arles est un campus créatif interdisciplinaire où à travers des expositions, des conférences, du spectacle vivant, de l’architecture et du design, des penseurs, artistes, chercheurs, scientifiques, interrogent les relations qu’entretiennent art, culture, environnement, éducation et recherche. Nous voilà bien renseignés… interroger des relations, c’est bien, mais au nom de quoi ? Selon quelle finalité ? Quelle cohérence programmatique ?

Pour l’instant, quand on entre dans cette tour, on est surtout saisi par l’impression de vide. Un grand escalier blanc, et tombant du deuxième étage… un toboggan ! Oui, c’est tout ce qu’il y a à faire ici : monter au deuxième étage puis se laisser glisser vers le rez-de-chaussée par un étroit boyau de plexiglas… Il y aurait paraît-il des « expériences » (réalité virtuelle ? bibliothèque « en feu »?) mais il faut s’inscrire longtemps à l’avance, les heureux élus n’étant pas plus d’une quinzaine par séance… On est perplexe, il ne reste qu’à ressortir vers les parcs environnants où demeurent nos fameux ateliers, mais bien transformés, devenus décors léchés de carton-pâte. Heureusement, dedans, il y a encore de belles expositions. En tout premier lieu : Masculinités.

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Masculinités – John Coplans

L’exposition Masculinités, sise au sein des anciens ateliers SNCF, regroupe une longue série de photographes de multiples époques et nationalités. Son thème ne peut que nous interpeller profondément, car le temps est venu en effet d’interroger le masculin : sa fabrication, ses faiblesses, ses ridicules comme ses forces. Temps de voir comment le masculin est vu depuis l’autre sexe, quelles entraves subit l’homme dans sa construction comme être viril (ou pseudo-viril). Ici, les photographes sont de tous horizons, certains mêmes venus d’Orient, nous montrent ces clichés clandestins que l’on peut prendre de combattants talibans qui se déguisent en douce pour ressembler à des femmes. Un film réalisé par Sébastien Lifschitz passe en revue les séquences que la télévision nous infligeait dans les années soixante, lorsqu’on faisait des reportages sur les homosexuels, ce qui apparaissait d’une audace folle, reportages qui se terminaient comme il se devait par les éternels débats qui réunissaient mères éplorées, médecins très doctes et psychologues qui, évidemment concluaient que tout cela venait des mères de famille trop castratrices… Heureusement, il y avait à ce moment-là aussi des gens courageux, émouvants, sincères, comme Jean Marais, clamant sans fausse honte son amour pour Jean Cocteau. On s’amuse aussi du regard d’une cinéaste qui traque la nudité d’un homme en train de se changer pour aller à la plage, comme le ferait un homme qui chercherait à saisir au vol la nudité d’une femme. Et j’ai été impressionné par cette fresque photographique de l’artiste britannique John Coplans (1920 – 2003) qui montre ce qu’est aussi un homme, loin des clichés sur la force musculaire ou les épaules carrées, exhibant ses faiblesses et son vieillissement. Coplans, est-il dit dans le carton de présentation « donne de la figure masculine une image imparfaite et douce ».

Au-delà de cela, comme le dit le programme :

[L’exposition] aborde les thèmes du pouvoir, du patriarcat, de l’identité queer, des politiques raciales, de la perception des hommes par les femmes, des stéréotypes hypermasculins, de la tendresse et de la famille, et examine le rôle critique que la photographie et le cinéma ont joué dans la manière dont les masculinités sont imaginées et comprises dans la culture contemporaine.

Autres expositions dans le cadre de ces rencontres : la rétrospective Sabine Weiss, Thawra ! Révolution (histoire d’un soulèvement), Pieter Hugo, The New Black Vanguard.

Sabine Weiss est bien connue, photographe en noir et blanc de la trempe de Doisneau et de Cartier-Bresson. C’est à ce dernier que je pense lorsque nous regardons toutes ces photos argentiques magnifiques qui ont souvent dû demander beaucoup de patience et de soin. Parfois on a l’impression de miracles qui surgissent sur la pellicule, comme ce chat qui, tout à coup, saute devant l’objectif, il fallait avoir le réflexe d’appuyer sur l’obturateur au bon moment. Aujourd’hui, peut-être se contenterait-on de superposer la photo d’un chat à celle d’un fond à coup de PhotoShop. Sabine Weiss dit que la photographie est devenue trop facile…

Thawra ! Revolution donne à voir ces journées où le peuple s’est soulevé au Soudan, renversant le dictateur Al Bachir, comme une ressemblance avec Mai 68 et ses photos en noir et blanc là aussi… caractère exceptionnel d’un tel événement là où on s’attend toujours à des coups d’état prévus d’avance et où les contestataires issus du peuple sont vite bâillonnés.

Pieter Hugo réalise des portraits, hommes, femmes ou bien transgenres, prisonniers, délinquants, pauvres hères qui nous regardent les regardant, profondément humaniste, il nous invite à jeter sur notre prochain le regard intense ou interrogateur que ces gens portraiturés portent sur nous.

Quant à l’avant garde noire africaine (Jamal Nxedlana, Dana Scruggs…), elle brille de mille feux, couleurs éclatantes, formes lumineuses, comme l’assurance que désormais la photographie est mondiale, se fabrique partout, et nous ouvre la voie d’une connaissance du monde sans murs et sans frontières au moment où, malheureusement, tant de mauvais augures veulent nous faire croire qu’il ne doit y avoir que murs et que frontières.

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