
A Morges, le 5 septembre, au Festival « le Livre sur les quais »: croisière. Le festival profite de la proximité du lac Léman pour organiser des conférences sur un de ces bateaux blancs qu’on voit avancer paresseusement sur les grands lacs suisses. Celui-ci part faire un tour le temps que durent les débats. L’auditoire est donc captif… pas d’échappatoire à moins d’être bon nageur. Pour une conférence donnée par deux écrivains invités : Amitav Ghosh et Dominique Bourg. Je suis là surtout pour le premier, dont j’ai aimé autrefois certains livres qui avaient pour cadre son Bengale natal. Aujourd’hui, il présente un roman dont le thème est la crise climatique. Bourg est un philosophe qui s’est fait connaître par ses prises de position fortes en matière d’écologie, il m’est donc a priori sympathique bien que je ne le connaisse pas plus que cela. Ils sont réunis ici pour faire l’éloge d’une approche littéraire (romanesque) de la question climatique. On peut les rejoindre en constatant qu’en effet, peu nombreux sont jusqu’ici les romans qui traitent de ce thème et qui pourraient, par là-même, développer un imaginaire propice à un changement de mentalité vis-à-vis de la nature. On peut leur objecter, pourtant, que ne manquent pas les écrivains qui ont fait de la nature leur personnage principal, ou qui ont planté leurs personnages dans une nature richement décrite, il existe après tout une nature writing, abondante aux Etats-Unis, mais présente aussi en France (on pensera à André Bucher par exemple, qui s’inscrit lui-même dans la lignée de Giono). Au sein de ce festival même, on peut rencontrer une autrice comme Jane Heagland, dont le livre « Dans la forêt » a fait beaucoup de bruit et a même été adapté en bande dessinée. Mais il est vrai que ces romans ne traitent pas directement de la crise écologique en elle-même. En somme pourrait-on dire… ils ne sont pas assez « pédagogiques », ceci dit avec ironie, bien entendu, car il n’est nullement nécessaire à mon avis de développer des talents « pédagogiques » pour rendre sensible à la beauté du monde et au risque qu’il encourt de disparition à très proche délai sous les coups fatals de notre civilisation sur-consommatrice… Mais bon, acceptons les prémices du débat sans trop chercher à objecter. L’alerte qui est lancée concernant l’extinction probable de notre monde, si elle n’est pas nouvelle, est énoncée avec force et emporte facilement l’adhésion de l’auditoire. Notre monde est devenu fou, oui. Un vol transatlantique consomme autant d’énergie qu’il en fallut paraît-il pour construire une pyramide égyptienne… six cent mille vols transatlantiques par an équivaut donc au projet de construire six-cent mille pyramides chaque année, mais qu’allez-vous faire de ces six-cent mille monuments ? Cela peut évidemment frapper les esprits. Fred Vargas a déjà publié, il y a deux ans, un manifeste impressionnant qui faisait le tour de tout ce qui nous attend, il semble qu’on ne l’ait guère prise au sérieux (pourquoi ? parce qu’elle n’est pas « philosophe »?), et pourtant… elle disait déjà tout ce qui se dit aujourd’hui, et elle poussait les scrupules jusqu’à citer avec précision toutes ses sources, ce qui n’est pas le cas de certains auteurs actuels qui donnent l’impression de surfer sur la vague et dans le vague. Mais par exemple, l’alerte sur le phénomène de la chaleur humide, elle la disait déjà, l’idée que « 1 ou 2 degrés » en plus n’est qu’une moyenne et que cela signifie des 50°C de température ici ou là, comme cela s’est déjà produit cette année (au Canada, en Sibérie ou au sud de la Sicile), elle le disait aussi. Ce qu’elle ne disait peut-être pas encore c’est la rapidité avec laquelle les changements se produisent : en 2019, on ne le réalisait pas encore. Nous tomberons d’accord avec les orateurs d’aujourd’hui pour constater que les rapporteurs du GIEC ont peut-être pêché.. par optimisme (là où au contraire ils étaient attaqués durement pour leur prétendu « catastrophisme »). Nul n’est parfait… le réel est toujours là pour nous surprendre. Mais nous n’allons quand même pas accuser lesdits scientifiques d’avoir menti ! Ce serait comme scier la branche sur laquelle nous sommes quand nous parlons. Les scientifiques du GIEC ont eu le courage d’aller contre les multiples pressions exercées par les milieux économiques et politiques afin d’affirmer la cause anthropique du réchauffement.


André Bucher, Jane Heagland
Que la science soit la source de la critique de la science (ou plus exactement de certains de ses effets), voilà qui n’est souvent pas compris. Le « raisonnement » en vogue dans les milieux dits « critiques » est unilatéral et sans nuances : la science, c’est le pouvoir, elle est nécessairement du côté des puissants du moment, on ne voit pas qu’elle a évidemment sa cohérence interne, rationnelle et que quels que soient les phénomènes qui occurrent, elle a pour vocation de s’appliquer, que si elle fournit des preuves, celles-ci sont sans appel, ne peuvent être attaquées ni par les puissants ni par les dominés, ne pouvant l’être que par des contre-preuves plus puissantes que les précédentes.
A mesure que cette conférence progresse, je réalise que la cible n’est pas tant la somme des effets déplorables du réchauffement climatique, que… ceux qui sont à la base de leur découverte. Cela peut se manifester sous des formes très diverses, y compris quand un vieillard chenu vient à prétendre que des solutions faciles sont à notre portée : recouvrir tous les toits de Suisse par des panneaux solaires (et payer pendant dix ans de jeunes apprentis pour rénover tous les bâtiments, proposition qui s’achève en chantant : « quand le bâtiment va, tout va… »). Il n’est pas indifférent de savoir que le promoteur de cette « idée géniale » est… un ancien prix Nobel (de chimie), qui est à l’image de ces ex-scientifiques qui, à un moment donné de leur vie, basculent dans le camp de l’anti-science par dépit, désespoir ou simplement sens de l’hybris, souci d’être au-dessus de la science qui se fait, comme on est au-dessus des lois. La vraie science est plus modeste. Elle a d’ailleurs peu d’armes pour se défendre. Le philosophe Dominique Bourg n’hésite pas à l’attaquer. Quelle est ma stupéfaction de l’entendre dire qu’on ne peut pas attendre beaucoup d’elle… puisqu’elle ne produit pas de certitudes (!) [peut-être l’astrologie, l’interrogation des tables tournantes, la communication avec l’au-delà en produiraient plus?] Il s’appuie pour cela sur des lectures savantes, ce qui me touche particulièrement : Gödel aurait prouvé qu’il était impossible d’affirmer avec certitude les vérités de l’arithmétique ! Alors qu’il n’a jamais fait que prouver qu’il n’était pas possible d’espérer mécaniser la science arithmétique (et a fortiori les mathématiques qui l’englobent). De telles inepties passent comme lettres à la poste face à un public peu informé.
Sortant de là très éprouvé, je me dis après un certain temps, qu’il serait courageux de ma part d’aller débattre avec lui et je le retrouve en effet, seul à son stand de dédicaces et prêt à partir. « Vous croyez vraiment qu’il n’est pas possible de connaître la vérité des énoncés de l’arithmétique ? – oui, bien sûr, me dit-il avec assurance, ce sont Gödel, Turing et je ne sais plus qui qui l’ont démontré. Stupéfait, je me permets de dire : mais le théorème de Gödel ne dit pas du tout cela, il dit simplement qu’on ne peut pas trouver de système formel permettant de prouver toutes les vérités de l’arithmétique, autrement dit qu’il en existe toujours une qui reste en dehors, mais c’est l’existence d’au moins une, et pas l’affirmation d’un « pour tout » ! – lui, imperturbable : ce que vous dites là n’est vrai que pour la petite arithmétique (?), quand on se limite à l’addition et à la soustraction, mais dès qu’on va plus loin, alors c’est moi qui ai raison. De plus en plus ébahi : cette séparation n’existe pas ! De fait, un enfant sait que lorsqu’on a l’addition, on a nécessairement la multiplication. Visiblement mon interlocuteur ne sait pas ce qu’est un système de l’arithmétique. Il parle sans savoir et dit n’importe quoi pour se faire mousser, passe ensuite de l’arithmétique à la biologie sans aucune cohérence, et s’en va, sa serviette sous le bras, comme s’il avait encore mouché un jeunot qui croit en la science et en la mathématique… J’ai juste le temps d’ajouter qu’il fait un bien mauvais travail en essayant de distiller, à partir de mensonges sur la théorie scientifique, les doutes sur la capacité des sciences à accéder à un savoir utile et même nécessaire. D’une manière énigmatique, il me dit que… nous devons être modeste (!) comme si ce n’était pas lui-même qui se montrait immodeste en prétendant maîtriser un savoir qu’il ne possède pas.
Il faut le savoir : le théorème de Gödel n’est pas là pour invalider la science, dire qu’il est des choses qui ne pourront jamais être atteintes par elle, mais pour invalider le mécanicisme, c’est-à-dire la thèse avancée par Hilbert selon laquelle il serait possible un jour de construire une machine (un système formel) qui permettrait de résoudre toutes les questions. C’est donc une critique de l’anti-subjectivisme : car oui il faudra toujours un sujet à la science, c’est-à-dire une instance qui pose les questions et parfois les résout. La science ne se fera pas toute seule, en dehors de nous, application mécanique d’un programme qui avancerait tout seul, débitant les propositions vraies les unes après les autres. Si un tel programme existait d’ailleurs, nous ne saurions qu’en faire tellement viendraient à jour des réponses à des questions que nous ne nous sommes jamais posés, et que nous ne nous poserons jamais… Qui connaît le théorème de Gödel aura au moins essayé de comprendre sa démonstration. Celle-ci ne consiste pas à identifier une proposition « extérieure » (du genre « tout nombre premier a telle ou telle propriété ») dont on saurait qu’elle est vraie et dont pourtant on ignorerait la démonstration, elle consiste à montrer que tout système englobant l’arithmétique possède nécessairement un phénomène d’auto-référentialité sous la forme d’une proposition G dont le contenu est de dire qu’elle est indémontrable, de sorte que, G étant la proposition « G est indémontrable », si G est vraie, évidemment par son contenu même… elle est indémontrable ! La difficulté de la démonstration consiste à prouver l’existence de G. Pour cela, on doit montrer que toute proposition est codable par un entier, et se trouve donc elle-même de ce fait, régie par l’arithmétique. Ainsi peut-on calculer l’entier n associé à toute proposition, et après avoir démontré que « p est indémontrable », où p est une proposition quelconque, est une proposition à laquelle on peut associer un entier m, finir par démontrer, au moyen d’un théorème de point fixe, qu’il est possible de faire coïncider p et m, de sorte que le numéro de code de « n est indémontrable » soit justement… n. On voit de cette manière que la proposition G dont nous parlions dépend du système, ce n’est pas une de ces propositions extérieures au système dont on pourrait dire : on ne peut pas la démontrer ? Eh bien posons-là comme axiome ! Ce qui serait une vue très naïve du théorème.
Mais Dominique Bourg… a ses certitudes. On pourrait les lui laisser si elles n’étaient avancées pour instiller un doute : et si les vérités scientifiques étaient toutes fausses ? Il faut pourtant le prévenir : si elles étaient toutes fausses, elles seraient aussi toutes vraies, et nous serions dans l’incohérence… pour la plus grande joie des climato-sceptiques (les rares qui restent).
Merci pour cet article passionnant, salutaire, nécessaire !
Très intéressant sur le rôle du sujet en science. Ça me fait penser que j’ai mal formulé cette question dernièrement ; et rien ne me fait plus plaisir que d’apprendre et corriger mes erreurs contrairement à ce drôle de personnage. On dirait un caractère de La Bruyère. Celui qui parle de maths aux poètes et de poésie aux matheux, ou quelque chose comme ça.
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Merci Joséphine, oui, les circonstances actuelles font éclore de drôles de personnages. Le paradoxe est qu’ils nous demandent d’être modestes! (alors qu’eux-mêmes montrent la pire des immodesties en prétendant s’affranchir des contraintes du raisonnement scientifique)
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Il me semble que cela fait au moins quarante ans que des auteurs de science-fiction (oui, je sais, ce n’est pas de la littérature 😉) attirent leur public sur les risques que l’homme fait courir à sa planète nourricière).
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certes, mais c’est bien aussi quand il y a des données précises!
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Les données précises, elles ne se trouvent pas forcément dans la littérature « grand public », mais dans la littérature « scientifique ». Il me semble que le GIEC publie des données chiffrées depuis quelques années déjà, qui font s’exclamer la planète des décideurs pendant une bonne semaine, avant que de tomber dans l’oubli jusqu’à la publication du rapport suivant.
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