Plus je lis ce roman, plus je le trouve incroyable. Incroyable qu’un esprit humain ait pu concevoir ces personnages, ces situations hors du commun, incroyable qu’il ait pu les entremêler avec de telles discussions. Les Frères Karamazov est loin de ce qu’on peut lire d’autre, loin de ce qui s’écrit à l’époque contemporaine, peut-être est-ce cela la fameuse littérature russe, dont je me suis un peu gardé jusqu’à présent parce que je pressentais qu’elle était difficile à aborder, qu’elle avait une autre dimension que tout ce qui peut s’écrire sous les autres latitudes. Je m’étonne que les exégètes habituels en parlent sur un ton si détaché, comme si c’était normal, comme si on ne trouvait là que personnages auxquels nous sommes habitués, qui courraient les rues en quelque sorte. Les trois frères sont des géants, des forces de la nature, chacun dans son genre. Le jeune Alexeï, moine en soutane, tout de silence et de pureté, qualifié d’ange par les autres, Yvan terrorisant son père, Dimitri énorme, hurlant après son dû. Des histoires noires comme celles des faits-divers les plus sombres, des femmes mi-héroïques mi-dévoyées. Katérina Ivanovna a voulu sauver son père, un lieutenant-colonel, autant dire une sommité dans sa ville, parce que celui-ci avait détourné de l’argent de l’Etat et que ceci s’était révélé, et qu’il était voué au suicide, alors cette Katérina a fait cette démarche : se rendre chez Dimitri, au risque du déshonneur, parce qu’elle avait appris qu’il possédait de quoi rembourser, une somme qui lui venait de son père, le fameux Fiodor Pavlovitch, et ce Dimitri, après avoir hésité, se disant que, dans d’autres circonstances, cette femme l’aurait ignoré, humilié, lui donnant quatre mille cinq cents roubles, une fortune, juste comme ça, même pas vraiment par amour, mais probablement pour le simple prestige social, mais après, se disant que désormais, il avait chapitre sur elle et qu’il pouvait en faire sa fiancée, s’il le voulait. Et elle, en réalité éperdue de reconnaissance, se mettant à l’aimer, et prête à être la fiancée, alors que lui découvre qu’elle ne lui convient pas et qu’il préfère ô combien l’autre, la semi-mondaine, la prostituée Grouchenka avec laquelle il prend plus de plaisir sans doute, celle qui, en même temps, est convoitée par les autres, et par son père notamment par dessus le marché… Aliocha a tous les traits qui font les bons intermédiaires, les « go-between », alors il est chargé d’annoncer à Katérina que ce sera non, que Dimitri « préfère ne pas »… et si Dimitri « préfère ne pas » c’est surtout par honte sociale, par orgueil donc en même temps que honte car tout en étant son promis, il lui a quand même fait l’affront de lui piquer du fric, à elle aussi, quand elle lui avait remis trois mille roubles en lui demandant de les envoyer à sa sœur, à Moscou, et que, lui, ces trois mille roubles, au lieu de les envoyer est parti faire la bamboche avec, à la ville voisine, avec la Grouchenka… et là, scène éblouissante, incroyable, quand Aliocha va chez la belle Katérina, il découvre qu’elle n’est pas seule… que Grouchenka est là, aussi ! Quelle manigance entre les deux femmes ? On comprend que Katérina est carrément amoureuse, elle aussi, de Grouchenka, et que cette dernière est là pour l’humilier, Katérina Ivanovna baise avec passion les menottes de la prostituée, laquelle rit et veut bien à son tour lui baiser les menottes, jusqu’à ce qu’elle se ravise et l’envoie promener devant le jeune Karamazov. Cris, fureur, coups de poing et de griffe. Ça hurle et ça tempête de partout. Vous voudriez que l’on lise cela en toute sérénité, en sirotant une tisane ? C’est quand même fort, inouï…
Et entremêlé de discussions disais-je… comme sur un thème qui débarque tel un cheveu sur la soupe, l’histoire d’un soldat chrétien capturé par des « asiates » à l’est de la Russie, à qui ceux qui l’ont enlevé demandent de renier sa foi, et qui tient bon, héroïquement, quitte à se faire écorché vif, la nouvelle est racontée dans le journal. Le domestique Smerdiakov (probablement un fils naturel de Fiodor Pavlovitch) ricane en entendant cela, et se fait fort d’argumenter que le soldat héroïque était bien bête, et qu’il eût bien mieux valu qu’il se rétractât afin de garder la vie sauve. J’ai toujours envie d’analyser ces discussions d’un point de vue logique, car c’est une belle argumentation qui, ici, s’expose. Smerdiakov explique : supposons que je sois face à mes bourreaux et que ceux-ci exigent mon reniement, alors j’accède à leur souhait car au moment même où je conçois l’idée de l’anathème, alors déjà Dieu m’exclut de la Foi chrétienne, et donc de ce fait, au moment où je profère les mots, je ne suis plus chrétien déjà, et donc il n’y a plus de péché à se dire non chrétien, puisque c’est la vérité ! Hmmm, spécieux, dit Fiodor Pavlovitch… car en toi-même, tu sais bien que tu as trahi ta foi, passant d’un état de chrétien à un état de non-chrétien… le domestique n’est pas à court d’argument, et là de se référer aux textes des Evangiles où il est dit que la Foi, la vraie Foi, déplace les montagnes, or, dit-il, on n’a jamais vu jusqu’à présent de montagne se déplacer mue par la Foi d’un vraiment croyant, il faut croire qu’il y ait bien peu de ces spécimens-là, sauf peut-être en un coin reculé du désert d’Egypte, mais on ne les connaît pas, et en tout cas, ce ne sont pas les proches qui l’entourent et qui voudraient en ce moment lui faire la leçon. Et si la Foi est si peu répandue, il est bien excusable d’avoir un léger doute au moment où l’on est confronté au supplice, d’autant que ce brave soldat dont on parle et dont on loue la Foi, justement, eh bien, tout plein de Foi qu’il fût, il n’a pas réussi à déplacer une montagne pour écraser ses tortionnaires ! Il était donc bien légitime qu’il se rétractât. Ah la la… vertige de la rhétorique… Smerdiakov a raison, à quoi sert de jouer au martyre ? Qu’en retire-t-on ? Un tel dialogue rappelle ceux de Platon, évidemment, celui notamment où il est montré que, contre toute attente, un homme qui ment volontairement vaut mieux qu’un qui mentirait involontairement (Hippias mineur) (car un homme qui ment volontairement a la capacité de dire la vérité, alors que celui qui le fait involontairement n’a même pas ça…).
La rhétorique est dans ces différents cas montrée comme subversive, contraire aux dogmes établis, alors que la doxa veut qu’elle soit spécieuse, fausse, voire perverse. Il n’est pas étonnant ici qu’elle soit incarnée par un de ces personnages les plus humbles du roman, celui qui n’a pas de parents déclarés, qui vit de la charité de son maître Fiodor, pauvre erre que la société méprise. Dostoïevski le compare à un tableau d’un certain Ivan Kramskoï, peintre et critique d’art de son époque, qui représente un jeune homme qui erre dans la campagne, qui donne l’impression d’être vide de pensées, ce qui ne veut pas dire qu’il ne médite pas, et à qui l’auteur a donné le nom de « contemplateur ».
Ivan, Dimitri… c’est comme Depardieu dans le dernier film de Lucas Belvaux d’après le roman de Laurent Mauvignier, « Des hommes » (à lire, à voir), où on se met à penser que certains auteurs contemporains quand même ont de l’ampleur quasi dostoïevskienne… ce bonhomme énorme qui va jeter le trouble dans l’assemblée réunie pour fêter l’anniversaire de sa sœur Solange (magnifiquement jouée par Catherine Frot) a un air de Karamazov, sauf qu’ici on a tout de suite l’explication, son secret, qui se tient tout entier dans l’horreur de la guerre, celle d’Algérie en l’occurrence, lorsqu’on envoyait se battre contre les fellaghas des jeunes tout frais émoulus de leur cocon familial et qu’il découvraient les massacres (dans les deux camps, j’insiste sur ce « dans les deux camps », ma jeunesse ayant été trop abreuvée de propagande qui voulait que les soldats français seuls eussent commis des crimes, ceux des « rebelles » étant excusables puisqu’ils luttaient pour leur liberté, et qu’ils étaient « dans le sens de l’Histoire »… je ne savais pas à l’époque qu’il n’y a pas de sens de l’Histoire, qu’il n’y a partout que volonté de vengeance s’illustrant par tueries et tortures).
Autre scène : Aliocha a rencontré une bande de gamins sortant de l’école (à l’occasion, il dit son émotion, cet homme a une attraction évidente envers les jeunes enfants, louche, dirait-on aujourd’hui…) ces gamins ont exclu l’un d’entre eux qui leur envoie des pierres, celui-ci agresse même le jeune moine Karamazov, jusqu’à lui mordre le doigt. Par la suite, Alexeï Fiodorovitch apprendra la cause : ce gamin, qui se nomme Ilioucha, est le fils d’un capitaine tombé en déchéance employé par le père Karamazov pour discréditer Dimitri, lequel s’est mis en colère et a traîné en dehors d’un estaminet le capitaine en question par sa barbiche (sa «filasse ») et l’a rossé, face à l’enfant qui a senti très fort l’humiliation sur lui. Katérina Ivanovna a appris le fait, et parce qu’elle a honte de son potentiel fiancé, a chargé de remettre à la victime rossée deux billets de cent roubles, ce qui est une bonne somme à l’époque. C’est lorsque Aliocha va à l’adresse indiquée qu’il découvre la misère de cette famille, et le gamin qui l’a agressé. Il sort avec le père et lui donne royalement les deux cents roubles, en un éclair l’homme voit tout ce qu’il pourrait en faire, tous les problèmes qu’il pourrait résoudre, la santé rétablie de sa femme et de sa fille, les études de la plus âgée enfin accomplies, la possibilité de s’installer ailleurs, ses yeux brillent. Nous sommes heureux de son bonheur, enfin une perspective de félicité dans ce roman noir, enfin une fois où l’argent des riches bourgeois va servir à quelque chose de noble, d’utile… Mais à l’instant où il se saisit des billets, il rugit, les froisse, les met en boule, les jette, et s’en va en hurlant qu’on n’achète pas ainsi la dignité d’un homme… « Faites savoir à ceux qui vous envoient que, la filasse, elle ne vend pas son honneur, n’est-ce pas ! […] Qu’est-ce que je lui dirais, à mon garçon, si j’avais pris de l’argent pour notre honte ? ».
Plus tard, il est vrai, Aliocha réfléchira à la manière dont il s’y est pris, au tort qu’il a eu de promettre encore plus pour plus tard… il pensera sérieusement que le père de famille reviendra sur sa décision. Après tout, il n’a pas détruit les billets, il les a juste froissés… D’où la nécessité d’introduire des nuances dans nos appréciations concernant vertu et dignité…
Ceci nous prépare à la grande réflexion sur l’être humain, sa prétendue liberté, sa vision relative du bien et du mal qui interviendra au chapitre 5 de ce livre V… le texte si souvent commenté qui s’intitule « Le Grand Inquisiteur ».
Cela me donne encore plus envie de lire ce roman. Saurai-je m’en emparer….pour mon salut, ou vais-j’embarquer un tiède pavé de sciences humaines cet été pour parcourir sur les bords de l’Eygues ? Mystère… suspens.
Mais pour vous remercier de ce compte rendu, je vous donne cette citation de Tocqueville dans « L’Ancien Régime et la révolution », lu ce matin dans le chapitre qui s’appelle « De l’espèce de liberté qui se rencontrait sous l’ancien régime et de son influence sur la Révolution ».
« Les hommes du XVIIIème siècle ne connaissaient guère cette espèce de passion du bien-être qui est comme la mère de la servitude, passion molle, et pourtant tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et pour ainsi dire s’entrelace à plusieurs vertus privées, à l’amour de la famille, à la REGULARITE DES MOEURS, au respect des croyances religieuses, et même à la pratique tiède et assidue du culte établi, qui permet l’honnêteté et défend l’héroïsme, et excelle à faire des hommes rangés et de lâches citoyens. Ils étaient meilleurs et pires.
Les Français d’alors aimaient la joie et adoraient le plaisir ; ils étaient peut-être plus déréglés dans leurs habitudes et plus désordonnés dans leurs idées que ceux d’aujourd’hui ; mais ils ignoraient ce sensualisme tempéré et décent que nous voyons. Dans les hautes classes, on s’occupait bien plus à orner sa vie qu’à la rendre commode, à s’illustrer qu’à s’enrichir. Dans les moyennes mêmes, on ne se laissait jamais absorber tout entier dans la recherche du bien-être ; souvent on en abandonnait la poursuite pour courir après des jouissances plus délicates et plus hautes ; partout on plaçait, en dehors de l’argent, quelque autre bien. « Je connais ma nation, écrivait en un style bizarre, mais qui ne manque pas de fierté, un contemporain : habile à fondre et à dissiper les métaux, elle n’est pointe faite pour les honorer d’un culte habituel, et elle se trouverait toute prête à retourner vers ses antiques idoles, la valeur, la gloire, et j’ose dire la magnanimité. »
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Et que dire à l’heure actuelle du culte désespéré de la survie…molle ? à côté de Dostoevski, et Tocqueville ?
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Merci pour cette incitation à lire ce roman que j’ai dans ma bibliothèque. Je me suis contenté de ce livre plus court « le joueur » dans lequel je retrouve tous les thèmes que tu décris.Les femmes, l’argent omniprésent, les passions destructrices, les postures de personnages excessifs presque caricaturaux. Description exclusive de femmes et d’hommes, pas de paysages, pas de sanatorium comme dans la Montagne Magique, ici la salle de jeux presque inexistante dans sa présentation : seulement des études de personnages, d’états d’âme et de désespoir.
Quel talent, quels dialogues, quel parfum d’écriture personnelle qui me rappelle l’attrait particulier de celle de Thomas Mann ou Zweig.
Le prochain roman: les Frères Karamazov.
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Je viens, enfin, de terminer » les Frères Karamazov »
Cet écrivain est fou, fou de génie et de sensibilité.
Je trouve ce romancier à la fois philosophe, sociologue, psychologue, impressionnant de lucidité et de fragilité. Il semble être un précurseur de Freud quand il parle de résurgences familiales, des rêves ou des hallucinations.
La dernière partie sur le procès de Dimitri paraît étonnamment moderne.Roman sombre ,en noir et blanc avec bien des nuances , scénographique en diable.
Impressionnant, formidable au sens premier.
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Bravo (d’avoir terminé!). maintenant, il faut attaquer Les Démons (ex. Les Possédés)!
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Je vais déjà regarder le nombre de pages. Après « Crime et châtiment » Les frères Karamazov » j’aimerai assez un roman de Dostoïevski style « le joueur », petit format mais passionnant évidemment.
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