Carnet de lecture – Les Frères Karamazov (1) Entrer dans une famille…

Je continue donc ma lecture des œuvres de Dostoïevski, et j’ai bien conscience que cela risque de durer longtemps… qui sait si j’aurai même assez de temps pour tout finir ? Dois-je m’excuser ? Dois-je dire pourquoi je lis ces romans qui datent d’un siècle et demi ? Les temps n’ont-il pas tellement changé qu’il est devenu obsolète de se plonger dans cette littérature ancienne ? Les temps ont changé, certes, mais à mon avis pas tant que cela. L’humain reste l’humain. A dire cela, on encourt peut-être la sanction de mille coups de verge. Allons voyons, ce sont les conditions matérielles qui créent l’humain, ce sont les classes sociales qui le déterminent, vous n’allez pas comparer un humain, homme ou femme, d’aujourd’hui à un humain de 1880. la Russie tsariste n’a rien à voir avec la France de Macron, et les débats théologiques qui emplissent l’œuvre du grand Fédor sont depuis longtemps dépassés… A voir. Les choses ne sont pas si simples que cela. Si les conditions matérielles influencent l’humain, elles ne se réduisent pas à une sociologie étroite, elles passent en premier lieu par la constitution biologique et physique de l’être humain, par son cerveau, les incroyables aptitudes de celui-ci dans le domaine de la création d’un imaginaire. Tant que nous ne franchirons pas l’étape du transhumanisme – qui reste de l’ordre d’un futurisme fantasmé – nous en serons là, à nous débattre avec nos liens familiaux, à spéculer sur la vie après la mort ou à nous interroger sur les conflits entre notre supposée liberté et nos aspirations au bonheur. L’humain peut-il être heureux dans la liberté ? L’humain peut-il se passer de la religion, peut-il se passer de croire en Dieu etc. Toutes questions et débats incarnés dans l’œuvre de Dostoïevski et particulièrement dans son dernier roman, Les Frères Karamazov, que je lis ici dans la magnifique traduction d’André Markowicz, parue aux éditions Actes Sud.

Comme tout grand roman, il faut passer par de longues introductions. Je me suis fait taper sur les doigts cet hiver par Laurent Mauvignier parce que j’avais dit naïvement que je trouvais longues les cent premières pages de son dernier livre, pourtant extraordinaire, Histoires de la Nuit. Il m’avait répondu sur un ton assez courroucé. « Vous voyez, pour moi, – me disait-il – c’est comme l’histoire de trouver que les 150 premières pages d’Histoires de la nuit seraient « fastidieuses ». Ne pas les comprendre c’est ne pas être sensible à l’écriture là où elle est, dès le départ. Le livre entier, par ailleurs, dans son aspect narratif, tient sur ces 150 pages, qui s’éclairent à la lumière des révélations, des évolutions dramaturgiques du livre. Les gens attendent de plus en plus des livres qu’ils aient le rythme des séries, qu’ils aient ce tempo ramassé, rapide, quand le roman souvent prend le temps de l’étirement, du récit où les strates peuvent se déployer… mais encore faut-il prendre le temps d’aimer l’écriture pour elle-même, je sais que ça devient difficile pour beaucoup, y compris pour des lecteurs aguerris, ce qui me trouble. Bref, voilà quelques réactions à chaud, dont j’espère que vous ne les prendrez pas en mauvaise part, d’autant que je suis très touché de ce vous écrivez sur mon dernier livre. » Bref, j’en avais pris pour mon grade. Et il avait raison, Mauvignier (qu’il faut remercier de prendre le temps de répondre à ses lecteurs). Il faut être patient. Les premières pages d’un livre sont le terreau à partir duquel le cœur va se développer. Dans Karamazov, elles sont évidemment indispensables pour nous éclairer sur ce contexte qui, quand même, quoi qu’on en dise, est loin de nous.

Quand on ouvre le roman, on est bien sûr dépaysé, surpris. Etonnement de se retrouver dans ce monde qui, par certains côtés, tient du Moyen-Âge, et par d’autres de la modernité. Monde où, comme au Moyen-Âge, on pouvait encore circuler sans tenir compte des frontières, où un Russe, s’il en avait les moyens, pouvait aller à Paris, y séjourner, y avoir vécu les barricades de 48 et se faire l’écho du coup d’état du 2 décembre, et monde donc aussi, où le débat autour des questions sociales était déjà au premier plan, où l’on commençait à voir les prémices du socialisme et peut-être un jour se produire ce qui s’est en effet produit : la Révolution. Le livre premier se nomme évidemment « Histoire d’une petite famille ». Commençons par le père : Fiodor Pavlovitch Karamazov. Un drôle de loustic, qu’on n’aurait pas trop envie d’avoir parmi ses relations. Un de ces buveurs, coureurs de jupon et bouffons qu’on croise beaucoup dans la littérature russe, chez Tchékhov par exemple. D’une première femme, Adélaïda Ivanovna Mioussova, il a eu un premier fils, Mitia, diminutif de Dimitri, mais que l’on appelle aussi Micha ou Mitenka (difficulté dans la littérature russe de retenir tous les identifiants d’un même personnage!), cette femme d’ailleurs, il l’a « raptée » (coutume courante dans la Russie du XIXème siècle, lorsque les parents étaient en désaccord ou que la dot n’était pas là), mais inutile de dire que très vite, il l’a maltraitée, négligée, trompée. Fort heureusement, les mœurs de l’époque toléraient ce que nous avons mis longtemps peut-être à accepter en Occident, que l’épouse puisse s’enfuir et s’émanciper, ce qu’elle fit en se rendant à Petersbourg, mais lui laissant sur les bras, à lui, le petit Mitia, tout juste âgé de trois ans. Fiodor Pavlovitch oublia l’enfant, qui fut recueilli par le serviteur, Grigori, puis passa de main en main jusqu’à atterrir dans celles d’un oncle que nous retrouverons par la suite, le fameux Piotr Alexandrovitch Mioussov, homme distingué et cultivé – c’est lui qui a vécu en France les événements de 48, puis le coup d’état du 2 décembre. Fiodor Pavlovitch recommença la même histoire avec une autre femme, Sofia Ivanovna, une femme qui mourut assez vite, atteinte d’une maladie nerveuse qui, paraît-il, affectait les femmes, lesquelles étaient appelées « hurleuses »… probablement ce que Freud et d’autres psychiatres ont désigné comme hystérie, non sans avoir donné à Fiodor deux fils, les fameux Ivan et Alexeï. Nous voici au complet avec les trois frères Karamazov, en réalité deux frères et un demi-frère. Qui sont-ils, que vont-ils devenir ? Alexeï, de diminutif Aliocha, était un garçon tendre et sensible, vite attiré par la Foi et la religion. On le retrouvera bien vite au sein du monastère de son village en tant que disciple recueilli d’un starets (sorte de personnage saint, vivant comme un ermite, qui délivre conseils et guérisons au gré de ses apparitions). Ivan, lui, un homme fort, taciturne, intellectuel, voyageant lui aussi, et ayant écrit déjà un article, sur les rapports entre l’Église et l’État, qui fait discuter dans les salles où se rencontrent les moines. Quant à Dimitri, il a retrouvé ses deux demi-frères, et son père… mais pour percevoir son dû, c’est un homme qui, comme le père, est un jouisseur, ils vont convoiter la même femme (Grouchenka) etc.

Les mœurs du temps nous semblent étranges, on l’a dit. Quand les familles d’une certaine noblesse (toute relative dans le cas des Karamazov) ont à se rencontrer pour discuter affaires, elles le font dans la cellule d’un moine, en l’occurrence ici le starets Zossima, sans doute comme nous irions chez le notaire. Avec la dimension religieuse en plus. En principe, la présence auguste du religieux devrait empêcher tout débordement, tout déchaînement de haine. Or, ce n’est pas là ce qui se passe… les tensions nous les ressentons, elles sont fortes, et surtout liées à la personnalité de Fiodor Pavlovitch, le « vieux bouffon ». Un type assez drôle d’ailleurs. Dostoïevski sait introduire dans son texte quelques passages savoureux et il faut sans doute rendre grâce au traducteur d’avoir su les rendre avec tout leur humour. Ainsi de cette « confession » faite à Mioussov : « c’est à chaque fois que ça m’arrive, de parler mal à propos ! Votre Eminence ! […] Vous voyez devant vous un bouffon, un bouffon en vérité ! Comme ça que je me présente. Une vieille habitude, hélas ! Et si je mens, parfois, mal à propos, ça, c’est même avec une intention, et l’intention c’est de faire rire et d’être agréable. Il faut bien être agréable, n’est-ce pas ? […] Une fois, ça fait vraiment longtemps de ça, je dis à une personne d’influence : « votre épouse est une personne chatouilleuse » – au sens, c’est-à-dire, de l’honneur, pour ainsi dire des qualités morales, et, lui, d’un coup, il me répond : « Parce que vous l’avez chatouillée ? » Je n’ai pas su me retenir, d’un coup, bon, je me dis, soyons courtois : « Oui, je lui dis, je l’ai chatouillée » – là, c’est moi qu’il a chatouillé… ».

Ah oui, rien que pour cela, on pourrait pardonner à ce Fiodor Pavlovitch son inconduite et sa bassesse… Il nous fait rire. Ce n’est pas fréquent dans la littérature, qu’elle soit passée ou actuelle, je viens de m’en rendre compte. Ne boudons pas notre plaisir : ce genre de jeu de mots nous amuse. Et il fait plus que cela puisqu’il ouvre un passage vers l’inconscient du personnage, nous le rend en fin de compte, plus sympathique, parce que doté d’une humanité semblable à la notre. Je comprends que Freud ait placé cette œuvre au plus haut niveau, lui qui nous a fait comprendre l’intérêt des jeux de mots (cf. « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient »). Je ris toujours devant ce dialogue fictif entre deux invités à une réception qui vantent la qualité des prestations et des tenues des autres invités : « et vous avez vu ces toilettes ? – euh, je ne sais pas, je n’y suis pas encore allé », ou bien (mais pas dans Freud, cette fois), entre deux jeunes femmes comparant leurs habitudes érotiques : « est-ce que tu fumes, toi, après avoir fait l’amour ? – euh, je ne sais pas, j’ai jamais regardé ». Excusez-moi, cher lecteur ou chère lectrice, ces innocentes blagues me font toujours m’étouffer de rire. Je l’explique par le fait que non seulement, elles nous font nous émerveiller de la riche ambiguïté du langage, mais elles nous montrent en même temps la réalité de notre inconscient, que nous voulons refouler sans cesse.

Ainsi, ce Fiodor Pavlovitch est humain, même s’il se comporte mal, il est comme ces gens qui sont des grains de sable dans une machinerie sociale huilée, des empêcheurs de tourner en rond, des désireux d’introduire du grabuge là où l’on s’attend au calme et à la révérence, de tels gens, tout un chacun a pu pâtir de leurs actes au cours de sa vie, et les détester, et pourtant, à distance, aura pu se dire qu’ils ont juste perturbé l’ordre social un moment, apporté du piment pour que l’on s’en souvienne. Il faut les tolérer bien sûr.

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3 commentaires pour Carnet de lecture – Les Frères Karamazov (1) Entrer dans une famille…

  1. Debra dit :

    Délicieux billet. Mais ces personnages ne sont pas à « tolérer ». Le mot… « tolérer » fait partie de notre vocabulaire oh combien usé, délavé, fade pour parler de notre cadre de vie… trop souvent délavé, usé, fade. Ces personnages sont à aimer. Est-ce qu’on aime… ce qui est usé, délavé, fade ? Moi pas, en tout cas. On peut beaucoup pardonner à un être humain (ou de fiction) qui est VIVANT.
    Oui pour le mot d’esprit. Il fait partie de la conversation, la vraie, et elle est devenue si rare que des fois je me pince en me rendant compte que je meurs de toute cette tiédasserie autour de moi.
    Je peux compter les VRAIES conversations que j’ai eu ces dernières années sur les doigts d’une main et avoir des doigts encore libres.
    Pour les introductions… une petite pensée pour le début de « Return of the Native » de Thomas Hardy où nous avons droit à plus de 50 pages rien que pour décrire la lande. Un véritable personnage du roman, d’ailleurs..

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    • alainlecomte dit :

      hmmmm… tolérer, c’est déjà bien 🙂 !

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      • Debra dit :

        Pas d’accord. Qui se contenterait de « tolérer » quand on peut.. aimer et être aimé ?
        Je vous accorde que c’est insoluble. Ma lecture du « Marchand de Venise », et la problématique que met en scène le personnage d’Antonio me permet de voir à quel point tout cela est insoluble. Mais « tolérer »… est un faux ami. Dixit les rabbins illustres du passé qui ont bien vu que le commandement de tolérer préparait déjà la guerre… avec les meilleures intentions. Il y a un livre fascinant de Josy Eisenberg et Armand Abécassis qui s’appelle « Moi, suis-je le gardien de mon frère ? » où les deux commentent le premier MEURTRE dans la Bible, qui est bel et bien un événement qui se déroule… PARMI LES FRERES (et pas le fameux meurtre du père qui a conduit Freud… en erreur (errance ?), de mon point de vue).
        Question : vaut-il mieux les guerres faites avec les « bonnes intentions » ou les guerres faites avec les « mauvaises intentions », par haine ? Attention à ce que vous répondez. Et je vous rappelle que c’est VOUS qui parlez de l’ignoble colonisation occidentale du passé…(alors que pour moi, l’Occident continue à coloniser, mais de manière virtuelle, en sachant qu’il y a manifestement foule qui… veut être colonisé, et y participe activement).
        Et des fois où vous me répondriez qu’il vaut mieux pas de guerre du tout, je vous dirais qu’il faut se méfier de ce pourquoi on prie… DES FOIS OU ÇA SE REALISERAIT…

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