Jeunesse au fond des montagnes grisonnes

Grâce à Arte qui le diffusait l’autre soir, j’ai pu voir enfin « Youth », de Paolo Sorrentino que j’avais raté lors de sa sortie, ou que j’avais négligé, me fiant à des critiques acides ou à une affiche qui laissait présager le pire : deux vieillards dans une piscine en train de se rincer l’œil devant une sublime anatomie dont on ne voyait que l’arrière…

Film superbe à voir plusieurs fois pour mieux s’imprégner des images, des sons (très belle musique de David Lang) et des nombreuses scènes inattendues qui émaillent ce récit à la fois drôle et tragique. Car ce film est une succession de scènes qui souvent se suffisent à elles-mêmes. J’évoquais l’autre semaine celle où l’on voit le chef d’orchestre et compositeur Fred Ballinger, joué par Michaël Caine, en train de diriger une symphonie de meuglements de vaches, de souffles de vent et d’envols d’oiseaux. Admirable scène où l’humour se mêle au sentiment de la nature, ce qui n’est pas si fréquent. Mais dans un autre ordre d’idée, on peut aussi mentionner la scène des larmes de sa fille Léna (qui est en même temps son assistante)(jouée par Rachel Weisz) qui vient de se faire plaquer par Lucas(*), fils de Mick, le cinéaste, autre personnage central, et joué par Harvey Keitel ; et la scène qui suit où allongée sur le lit aux côtés de son père, elle lui fait le procès que toute fille fait à son géniteur (ou à peu près) : qu’il ne l’a pas assez prise en considération pendant sa jeunesse, qu’il était toujours ailleurs, ici dans sa musique, sa satanée musique. Ou bien encore, les scènes cocasses où un couple hébergé dans le même luxueux hôtel (quelque part dans les Grisons) mange chaque soir dans l’immense salle de restaurant en n’échangeant jamais le moindre mot, ce qui débouche sur une bonne gifle assénée par la femme à l’homme, puis plus tard sur une scène d’amour sauvage contre un tronc d’arbre : ils se sont manifestement réconciliés… Scènes aussi où un Maradona plus ou moins réel, devenu énorme et perclus d’emphysème signe des autographes, nage péniblement dans la piscine (avec un gigantesque Karl Marx tatoué sur le dos) et de temps en temps rêve à sa gloire passée. Scènes encore auxquelles participe un jeune acteur d’Hollywood, joué par Paul Dano, venu là pour répéter un rôle qui s’avérera un curieux rôle… jeune acteur qui se croit très intelligent, très subtil, qui se plaint de n’être toujours identifié qu’à un seul rôle, celui où il incarnait « un robot dans Mister Q »… compatissant à l’égard du musicien mais dédaigneux à tort à l’égard de Miss Univers (la roumaine Madalina Ghenea) qu’il prend pour une bécasse alors qu’elle se montre pleine d’empathie et d’amitié pour le jeune acteur, et modeste en plus, et qui sait parfaitement répondre aux mots déplaisants du jeune gommeux. Scènes encore où le cinéaste venu mettre un terme à sa carrière au moyen d’un film testament qu’il promet d’être son œuvre maîtresse revoit en songe les femmes qu’il a fait jouer dans ses films, toutes disséminées sur une prairie vert pomme. Et surtout, surtout, scène de retrouvailles entre lui et son actrice fétiche, à qui il réserve le rôle central, laquelle est jouée par Jane Fonda (qui reçut un prix aux Golden Globes pour cela), et qui lui réserve la mauvaise surprise de renoncer à tenir ce rôle parce qu’elle a pris un autre engagement dans… une série télévisée où elle sera bien mieux payée (ce qui lui permettra de payer ses dettes et de s’offrir la villa en Floride dont elle a toujours rêvé) ! Un peu plus tard, la même ayant repris l’avion pour retourner à Los Angeles sera prise d’une crise de remords et voudra redescendre à tout prix ! Maintenue par les hôtesses au sol, désespérée. L’artifice de la mise en scène fera descendre immédiatement après un parachute se posant aux pieds de Fred… « je n’étais pas censé atterrir ici » dit-il…

un chef d’orchestre dans la nature

Et enfin arrive la scène… celle qui donne matière à l’affiche, quand miss Univers, nue, fend l’eau de la piscine devant nos deux compères éberlués, l’un dit à l’autre : « qui est-ce ? » car il ne la reconnaît pas. Habillée, elle était une femme comme une autre, modeste et effacée, ses atouts cachés par ses châles, nue elle est Vénus descendue sur la Terre… « laissez-nous vivre notre dernière idylle » dit le cinéaste que l’on vient déranger car il a un rendez-vous…

Comme on le devine, toutes ces scènes avec leur enchaînement et parfois leur effet cocasse me mettent en joie. Je sais que des critiques ont été sévères : Sorrentino se prenait pour Fellini mais n’en avait pas les moyens, certaines de ces scènes étaient kitsch, ce film était une version édulcorée de son précédent (que je n’ai pas vu) « La grande bellezza » etc. Mais il y aura toujours ce genre de critiques, et de savants cinéphiles viendront ainsi parfois tenter de brouiller notre plaisir. Mais qu’importe si soi-même on a joui du spectacle.

Sur le fond, c’est un film qui nous fait réfléchir et nous émeut, illustrant la conclusion à laquelle arrive Harvey Keitel concernant le cinéma qui est que celui-ci doit avant tout servir à nous émouvoir. Un des fils de la trame concerne une invitation lancée au musicien par un envoyé de la Reine, laquelle souhaiterait que Fred Ballinger vienne lui-même diriger l’orchestre pour une pièce qu’il a jadis composée, « Chanson simple », à l’occasion de l’anniversaire du prince Philip… le musicien refuse à plusieurs reprises pour « raisons personnelles »… mais après un voyage à Venise (où il a dirigé l’orchestre pendant 24 ans) il finira par se plier à la demande. C’est que là, il y a retrouvé Mélanie, l’amour de sa vie et mère de ses enfants, autrefois grande cantatrice qui avait chanté cette « chanson simple », aujourd’hui réduite à l’état de démence dans une maison de retraite de la ville. Le réalisateur ne recule donc devant rien pour nous bouleverser, jouant sur le contraste classique entre sublime et démence. On pense à Nietszche, d’autant que les décors rappellent cet autre film qui fait partie de mes références cinématographiques : le beau Sils Maria d’Olivier Assayas avec Juliette Binoche…

Sublime final où le morceau tant attendu est interprété par deux musiciennes jouant leur propre rôle, la violoniste Viktoria Mullova et la chanteuse japonaise Sumi Jo…

Ce film porte ainsi sur l’avancée inexorable du temps parmi drames et joies profondes, le tout concentré en peu de lieux, un hôtel des Grisons avec piscine, un sommet des Alpes, quelques endroits de Venise, une conversation entre deux vieillards qui tourne souvent autour de leur prostate, des songes comme lorsque le chef d’orchestre heurte sur la place Saint Marc, jour d’aqua alta, une sublime beauté qui l’ignore… une femme autrefois aimée au visage déformé par la folie collé contre une vitre d’hôpital. Le musicien a un dernier dialogue avec le médecin qui l’a suivi au long de son séjour et lui demande : « qu’est-ce qui m’attend dehors ? » ce à quoi le médecin lui répond : « la jeunesse », sans que l’on puisse savoir si c’est sous les traits de la jeune masseuse au physique étrange qui traverse ses rêves et semble l’admirer ou si c’est par pure métaphore, juste pour dire que quoiqu’il advienne, tant que le désir est là, la jeunesse l’est aussi, même pour un octogénaire. Toute vie parcourt des chemins imprévus, nous nous croyons libres alors que nous faisons ce que le contexte, social ou historique, attend de nous. Un ami formé à la méditation zen me disait un jour qu’il en est de la vie comme d’un train où nous serions assis tenant entre nos mains un volant-jouet en plastique, imaginant que nous sommes responsable de la progression du train alors que celui-ci ne fait qu’avancer sur ses rails. La seule chose qui est vraie et nous fait tenir c’est le désir. C’est bien ce que semble nous dire ce très beau film.

(*) Noter que le rôle de Lucas, le fils de Mick, est joué par le romancier autrichien Robert Seethaler (auteur entre autres de « Le tabac Tresniek », recensé ici)

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7 commentaires pour Jeunesse au fond des montagnes grisonnes

  1. Vu aussi qu’il était « podcasté » sur arte.tv… Pas vu au ciné non plus ! 🙂

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  2. Très belle chronique pour ce subtil bijou de cinéma tout en poésie. Youth est, pour moi, le film le moins fellinien de Sorrentino. Il en ressort une atmosphère vraiment particulière.

    Si vous aimez l’Italie, il vous faut voir « La grande bellezza » ainsi que « Silvio et le autres » où le réalisateur tire le portrait à la haute société romaine et l’étire jusqu’à l’excès. Il y a des dialogues, en italien dans les deux films qui valent leur pesant de cacahuètes mais qui perdent de leur force en français malheureusement …

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    • alainlecomte dit :

      merci de votre visite. Oui, je veux voir bientôt « La grande bellezza »! J’ai été surpris du nombre de critiques négatives sur « Youth », jusqu’à taxer certaines scènes de « ridicules » (pour Michael Caine dirigeant un orchestre fictif dans la nature par exemple).

      Aimé par 1 personne

  3. Debra dit :

    Merci pour cette belle critique qui me donne envie de voir ce film que j’avais déjà repéré par son sujet.
    J’atteins l’âge où ce film peut me parler particulièrement, d’ailleurs, je le pressens.
    Quelques détails : il y a des moments où, pour l’instant, j’ai la.. fatuité ? de me féliciter que je ne fais pas partie des femmes qui reprochent à leur géniteur de ne pas avoir passé du temps avec elles, bien que mon géniteur fût un homme très occupé, très pris par ses activités.. d’homme (et pas d’affaires…).
    Vous savez que les hommes et les femmes sont des paquebots qui se croisent dans la nuit, dans l’ensemble. Quelques moments d’épiphanique rencontre dans la vie, c’est déjà beaucoup, sinon un miracle. Quand je mourrai, j’espère que j’aurai échappé à la caricature de la femme insatisfaite, exigeant toujours plus de son compagnon/père/mari.
    Ah… l’insatisfaction des femmes… tout un roman. A ne pas confondre avec le désir ?
    En lisant votre critique, j’ai eu une pensée pour un autre monument sur la mémoire, et le passage du temps, « Le Guépard » de Lampedusa. Le film pourrait répondre au roman d’une certaine manière ?
    Cordialement.

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    • alainlecomte dit :

      oui, j’aime beaucoup aussi « Le guépard ». Est-ce que toutes les femmes sont destinées à être « insatisfaites »? il faut sans doute mettre cela en relation avec leur statut dans les sociétés qui nous ont précédé (et même encore pour beaucoup dans la société actuelle), personnellement, je les comprends et le personnage de la fille dans ce film, jouée par Rachel Weisz, est magnifique en dépit des reproches qu’elle fait à son père. Noter aussi que c’est un film où la musique tient une place importante.

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      • Debra dit :

        Ah….. mais qu’est-ce qu’il faut pour satisfaire une femme, et des fois… est-ce qu’un homme pourrait l’avoir ne serait-ce que pendant un court instant ?
        Pour ma part, je n’ai jamais vu autant de femmes insatisfaites, surtout dans NOTRE société…je me demande pourquoi ?…
        Pour ce qui concerne les sociétés qui nous ont précédés, on ne publiait pas sur ce sujet, on tirait le rideau dessus, et c’était… ce que c’était. Pas forcément mieux, mais pas forcément pire que maintenant.
        Se méfier des lendemains qui chantent, et les prophètes modernes qui chantent ces lendemains, surtout à notre âge, d’ailleurs. Nous avons les moyens d’avoir acquis une certaine sagesse, dans le meilleur des cas.

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