
Olivier Rolin, un écrivain dont j’ai beaucoup aimé les écrits antérieurs (Bar des flots noirs, Méroé, Port-Soudan, Véracruz, Le météorologue…) vient de publier une sorte de livre-résumé de sa vie au travers de ses voyages (et on parle de lui pour le Goncourt!). Le titre, « Extérieur monde » me semble explicite. Il y a un intérieur, qui est fait de nos ruminations, parfois sombres et parfois gaies (je les devine souvent sombres chez lui) et il y a un extérieur qui, lui, est presque toujours gai, c’est le monde avec tous ses bruits, ses éclats, sa beauté, souvent sa dureté, son mal et ses malheurs, toutes choses qui nous façonnent et nous obligent à sortir de nous-mêmes, quitter ces ruminations pour embrasser des terres inconnues, humer un air que l’on n’a jamais respiré ailleurs et se remplir les yeux de foules bigarrées, foules dont les femmes de toutes couleurs et de toutes tailles ne sont pas les moindres éléments, laissant notre écrivain souvent pantois, interdit, n’ayant comme ressource en lui que se remémorer toutes celles qu’il a connues, qu’il a aimées. Rolin a atteint un âge – exactement le mien, à un mois près – où l’on ne se fait plus guère d’illusions et où l’on doit se contenter d’une attitude contemplative et d’un afflux de souvenirs. Cet afflux, il le subit dans ce livre, ou du moins nous en donne-t-il l’impression. Comme si tous lui sautaient à la figure en même temps et qu’il n’avait pas les moyens de les ordonner, tous se bousculant et ne s’inscrivant à la suite les uns des autres qu’en raison de la linéarité de la langue qui nous oblige à séquentialiser ce que nous verrions bien s’écrire en parallèle. Alors aucune chronologie n’existe, il n’est qu’associations d’idées et de sensations, généreux coq-à-l’âne qui le font être par miracle jeune comme il fut au sortir de sa période « révolutionnaire » ou âgé comme il l’est aujourd’hui et qu’une jeune femme russe qu’il aime à la folie (« un amour violent et bref ») lui demande un jour en sortant d’un cinéma du côté du Jardin du Luxembourg de ne pas lui prendre la main en public car cela la gènerait, l’étalage d’une telle différence d’âge (!). Dur, dur, pour un héros qui a parcouru le monde parfois bravant tous les dangers et qui doit toujours au fond de lui-même se voir jeune et beau tel qu’il fut…
Car parcourir le monde, ça, il l’a fait. On ne parlait pas à l’époque de l’impact des transports aériens sur la quantité de C02 dans l’atmosphère. A ce sujet, Rolin ose certains passages qui risquent de faire hurler parce qu’ils exaltent la beauté des voyages aériens, comme celui-ci :
Il y a pourtant une beauté propre à l’avion lui-même – le surplomb de la terre, la découverte de ses écritures invisibles d’en bas, méandres des grands fleuves, froissements, entailles d’ombre et de lumière des montagnes, géométrie des villes, toiles d’araignées humaines, draperies trouées des déserts, pleins et déliés des rivages, îles assiégées de bleu… toute la beauté du monde qui n’est pas à notre hauteur, mais à celle d’un dieu gyrovaque. (p. 15)
Mais c’est que, probablement, comme le dit un critique avisé du magazine littéraire En attendant Nadeau, il est resté d’un autre siècle, le précédent. Un siècle où l’on découvrait l’aviation (j’appartiens moi-même à ce paradigme, admirant chez mon père l’activité qu’il exerçait, celle de mécanicien sur les avions de l’Aéropostale et regardant tous les soirs de ma vie d’enfant les avions qui s’envolaient du Bourget pour rejoindre Londres, Lisbonne ou Rome), où l’on parlait encore de révolution avec la naïveté d’y croire, où on lisait encore des auteurs qui s’inscrivaient dans l’orbite du PC ou tout au moins dans les abords du marxisme comme Roger Vailland (bien oublié). Paul Nizan est évidemment cité pour son « Aden-Arabie » (« je ne laisserai dire à personne que vingt ans est le plus bel âge de la vie »…), de même que Pablo Neruda (que l’on juge quand même un peu trop emphatique). Il est touchant de voir que Rolin ne fait presque jamais référence à un grand écrivain sans se demander s’il a raison de le faire, si cet écrivain existe encore aujourd’hui dans l’imaginaire des lecteurs. Qu’il soit rassuré : c’est quand même souvent le cas. Le vrai lecteur n’est pas si oublieux. Il sait encore qui est Fernando Pessoa, Graham Greene ou Italo Svevo. Rolin aime Hugo, tout en en percevant un côté qui pourrait sombrer dans le ridicule – les tables tournantes… il est ébahi face à ces effets de style incroyables que l’on trouve dans Les Misérables et qui font ressembler une écriture à une géniale mise en scène (et en abyme) comme dans telle phrase du grand auteur où le sujet est rejeté à la fin, très loin du verbe, après une liste très longue de circonstanciels – comme on disait à l’école – qui agit comme une longue attente, un suspense.
Les écrivains qu’il cite sont à vrai dire très nombreux, il y a ceux qu’il a effectivement connus, rencontrés, et ceux qu’il n’a connus que par l’œuvre ou ce qu’on lui en dit. Parmi les premiers il y a Borges, à qui il souhaite parler, mais il se retrouve à faire la queue dans une salle d’attente qui ressemble à celle d’un dentiste et, réalisant que Borges est aveugle et qu’il ne verra rien, se lève discrètement et s’enfuit… Parmi les seconds, Sabata, Céline… Il y a aussi des non écrivains qu’il rencontre au cours de sa vie d’envoyé spécial pour tel ou tel journal (Libération, L’Obs…), comme le commandant Massoud (« Profil assyrien, longs yeux effilés, petite barbe pointue très dix-septième siècle ») campé au milieu d’un paysage grandiose : « au fond de la vallée, le Panchir écumait sous les saules, couleur de jade, du maïs séchait sur les terrasses ».

Il ne faudrait pas croire que ce colosse qui nous en impose quand on le croise au cours d’une manifestation littéraire soit sans faille, lui qui transforme la Villa Medicis où il séjourna pour écrire son Port-Soudan en Villa Medicine tant il lui fallait de drogues et de médicaments pour parvenir à ses fins d’écriture (il se demande encore par quel miracle ce livre eut tant de succès au point de remporter le prix Fémina). Un voyage au Chili au cours duquel il fait l’expérience d’un désespoir amoureux le laisse à ce point mentalement épuisé que ses amis lui recommandent un séjour en hôpital psychiatrique, c’est là qu’il en profite pour regarder les feuilles mortes, habile transition qui lui permet de sauter vers l’évocation du jardin du Luxembourg (p. 111) : « toutes les saisons tournent autour du bassin du Luxembourg, celles de l’année et celles de la vie ». Je ne saurais le démentir moi qui aussi ai trouvé des lieux de repère dans ce jardin au cours de mon existence, depuis mes balades à conter fleurette à une jeune amie jusqu’aux méditations sérieuses d’un âge plus avancé.
Olivier Rolin a été particulièrement marqué par l’histoire du XXème siècle, ses révolutions, ses espoirs, et donc par l’aventure communiste : Le météorologue, un de ses livres les plus récents, disait bien sa douleur à avoir dû vivre tant de désillusions. Pas étonnant donc qu’il se soit déplacé souvent vers la Russie, la Sibérie et les pays de l’Asie centrale autrefois parties intégrantes de l’URSS. Ainsi va-t-il à Achgabat, aujourd’hui capitale du Turkménistan, non sans avoir au préalable évoqué le livre, Djann, d’un écrivain soviétique un peu oublié : Andreï Platonov, où il est question d’un héros révolutionnaire qui rassemble avec lui toute une troupe de gueux et leur fait parcourir les déserts et les steppes d’Asie Centrale à la recherche du bonheur. Ce passage me rappelle l’émotion ressentie devant un film en noir et blanc, présenté à l’époque (vers 1970) comme le symbole d’une nouvelle ère culturelle en Union Soviétique, on y voyait un jeune gars révolutionnaire envoyé comme instituteur dans l’un de ces pays et qui avait à faire face aux mœurs féodales qui y régnaient encore et notamment au droit de cuissage pratiqué par les seigneurs encore dominants (en 1923). Provoqué au combat par un membre de la suite d’un tel seigneur, un redoutable colosse, le maigre instituteur lui criait par bravade « qu’il avait tout le prolétariat mondial derrière lui ». Plus tard dans ce film, il ramenait la fille qu’il convoitait, enlevée par le caïd du coin, nue sur un cheval et sous la pluie… Ah ! Le titre me revient, c’était « Le Premier Maître » d’Andreï Kontchalovski, tourné en 1965 en Kirghizie, aujourd’hui Kirghizistan. Olivier Rolin emprunte cette voie nostalgique. Il dit, parlant du livre de Platonov (p. 133) : « c’est un livre profondément poétique et animiste, à la façon un peu de Walt Whitman : tout a une âme, même les herbes. Tout aspire au bonheur : et il est émouvant de se souvenir que pour certains, le communisme, qui laissa dans le vingtième siècle un tel sillon de sang et de malheur, fut d’abord ça : la recherche du bonheur pour tous ».

Jean-Claude Milner, dans une critique parue dans AOC, relève le truc qui consiste à utiliser tantôt le « je » et tantôt le « tu » : il en fait toute une histoire, seulement voilà : les passages en « tu » sont extrêmement minoritaires. Il y avait en effet là quelque chose à tenter, faire dialoguer ces deux pronoms pour que quand l’un se fait source de lyrisme et d’épanchement l’autre rappelle à l’ordre en montrant que tout n’est pas si simple ni si clair et que peut-être « je » ment un peu pour embellir l’histoire (« Tu mens. Comment ça, je mens ? Oui, par omission, comme disaient les curés d’autrefois » p. 101) On ne saura jamais d’ailleurs si Rolin dit la vérité, autrement dit s’il a effectué tous ces voyages, vécu ces aventures… lui qui nous confesse que, dans Port-Soudan, un roman qu’il a écrit en 1994 et où on jurerait qu’il y a été, eh bien non, il n’y avait jamais mis les pieds avant de l’écrire et qu’il ne découvrit le port soudanais (dit-il) qu’après coup, une fois le livre sorti.
Et encore…
« il n’y a pas de bout du monde. Le monde est parfaitement cousu à lui-même » (p. 61). Phrase qui annonce le début d’un chapitre où il va quand même en rencontrer un, de ces « bouts du monde », il s’agit de Porvenir, petit bled de Terre de Feu (que je me souviens avoir approché au cours d’un voyage en Patagonie il y a une dizaine d’années) où il ne conseillerait pas à un jeune couple de passer son voyage de noce, dit-il, alors que pour un type dans son genre, c’est une destination qui a ses mérites. De fait, en cherchant, on trouve. On trouve ici en l’occurrence la trace d’un vieux Nazi (comme on en rencontre encore parfois sur ces terres lointaines, ayant parfois ouvert de vastes haciendas sur des terres de pâturage où l’on peut voir de braves bovins brouter, portant une croix gammée sur le dos) qui était le colonel Walter Rauff, rien mieux que l’inventeur des camions-chambres à gaz utilisés en Europe centrale par les Einsatzgruppen, réfugié à Porvenir donc, où il dirigea une entreprise de conditionnement de crabes « avant de finir tranquillement ses jours à Santiago, sous Pinochet ». « Porvenir, c’était un amas de petites baraques de bois ou de tôle peintes de couleurs pastel au fond d’une baie […] La maison où Rauff avait vécu seul avec un chien (un berger allemand, je suppose), il était question qu’on y dépose une plaque. Ben voyons… ». Ce Porvenir, moi, il me rappelle un autre port de Patagonie où nous fûmes éblouis de lumière, lui aussi « amas de barques de bois ou de tôle peintes de couleurs pastel » et où les bateaux s’entassaient les uns contre les autres sous un ciel très bleu et dans une mer turquoise : Puerto Natales, où nous dormîmes chez une certaine Blanquita qui, dès que nous franchîmes le seuil de sa maison nous prit dans ses bras en nous serrant très fort. Le monde est décidément bariolé, comme l’oiseau de Kozinski, surchargeant ses épreuves en noir et blanc de clichés colorés scintillant de lumière.
Rolin re-parcourt le monde sous nos yeux, il est à Sarajevo sous les balles des snipers, en compagnie de Jane B. – tout le monde la reconnaîtra – qui dira qu’il lui a sauvé la vie (en lui demandant d’éteindre une caméra branchée de nuit parce qu’elle risquait d’attirer à cause de son voyant rouge qui clignotait les ennemis posés sur les toits environnants) comme il ira à Beyrouth, à Constantine ou dans les ruelles de Lima. Il règle ses comptes à l’occasion. Il traite Le Clézio de « prix Nobel pour boy-scouts », mais là on a envie de lui répondre : « boy-scout toi-même…». car c’est vrai : qu’est-ce qui différencie un globe-trotter infatigable d’un boy-scout plein d’allant et de générosité ? Peut-être Olivier Rolin sait répondre à cette question mais moi pas.
Moi, en plus, je ne sais pas très bien pourquoi j’écris. Tous mes souvenirs à moi aussi me viennent en tête, mais moi je sais qu’on ne me lira pas, alors pourquoi ? Parce que sans doute c’est une bouteille à la mer, un geste que l’on fait pour se réapproprier la trace de nos vies multiples. Et cet « Extérieur monde » aura été pour moi manière de me remémorer mes propres voyages. C’est cela aussi la littérature, cet extraordinaire mécanisme d’induction qui, outre qu’il nous pousse nous-mêmes à écrire, nous invite à revivre pour nous ce que l’écrivain nous raconte.
Bien reçu, cette » bouteille à la mer « , qu’on peut attraper comme une bouée; ce qui te fait écrire, me fait lire maintenant. C’est comme le passage d’un témoin !
Une pensée pour les hommes qui, à un certain âge, doivent » se contenter d’une attitude contemplative et d’un flot de souvenirs « : les femmes vivent aussi ces moments où sensations et sentiments submergent tout l’être. Les amours, qu’ils soient violents ou sereins, se rappellent à la mémoire et se réveillent en nous…
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Un beau plaidoyer pour le livre de Rolin que j’ai vu descendu cette semaine dans un magazine…
Pour l’écriture… il y peut-être un âge où on se réveille enfin en se disant que… toutes ces années passées à ne pas s’autoriser à savoir… quoi que ce soit sur le monde, (ou sur nous-mêmes) sont révolues, et qu’on peut enfin étirer ses ailes avec étonnement en réalisant qu’on a vécu, et qu’on a un peu d’expérience. (Même s’il est de bon ton d’insister de manière dogmatique sur l »ouverture », blablabla. Je ressens à certains moments une jouissance copieuse à récolter.. ce que j’ai semé.)
Mon fils est pilote. J’ai copié pour lui dernièrement le poème « High Flight’, d’un jeune aviateur mort à 19 ans lors d’un entraînement, au tout début de la deuxième guerre mondiale, il me semble. Ce poème figure sur les tombes des aviateurs, civils, ou militaires dans les pays anglo-saxons. Il dit très bien à mes yeux toute l’ivresse de ces premiers aventuriers du ciel. Il est très littéraire, et un peu vieillot pour notre époque, mais il continue à m’émouvoir jusqu’aux larmes.
Pour la contemplation des femmes, et l’âge… je ne sais pas quoi dire. Je préfère penser qu’il n’y a pas d’âge pour aimer une femme, ou un homme, mais que certes, comme dit Portia dans « Le Marchand de Venise » : « Nothing is good, I see, without respect ; …how many things by season seasoned are to their right praise and true perfection ! » (« Rien n’est bon en soi, je vois… Que de choses venues à leur saison sont assaisonnées à leur juste louange et vraie perfection ! »)
Et je voudrais continuer à croire qu’il n’y a pas d’âge pour continuer à aimer… d’amour physique, même, tout en pardonnant à notre chair de ne pas résister intacte à notre rageuse déception de (dé)faillir…
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