
Bel ouvrage que ce court roman de Jean-Philippe Toussaint, La clé USB. Mon goût pour Toussaint et d’autres auteurs de Minuit aussi, il faut bien dire, comme Echenoz ou Viel, vient de cette forme de narration si particulière qu’ils utilisent et que je qualifierai de « narration non-classique » comme en philosophie par exemple on parle de logique non-classique – on désigne par là des logiques où il n’y a pas que le vrai et le faux, des logiques à valeur de vérité incertaine, des logiques avec des modalités bizarres qui peuvent indiquer par exemple qu’une formule ne peut être utilisée qu’une fois etc. La narration non-classique (héritée, on ne saurait le nier du Nouveau Roman, si décrié de nos jours, et à tort selon moi, allez lire Butor ou Sarraute et vous m’en direz des nouvelles!) est cette narration pleine de chausse-trappes et de digressions où le lecteur s’engage avec plaisir, sachant pertinemment que là n’est pas l’objet du roman, certes, mais après tout on ne sait jamais et puis c’est si agréable de se laisser dériver au gré d’une écriture qui fonctionne parfois comme une rêverie. Jean Détrez travaille à la Commission Européenne à Bruxelles, il y a un poste à la prospective, art de deviner le futur, et tout de suite, il ne nous donne pas d’illusion : « comment pourrions-nous prédire quelque chose qui n’existe pas encore ? L’avenir, quand nous le scrutons depuis le temps présent (et d’où pourrions-nous le scruter, si ce n’est depuis le présent?), demeure mouvant, instable, flou, indécis, comme un immense ciel de vent changeant, tantôt calme, tantôt tumultueux ». Dans ses prérogatives figure donc la réflexion sur la blockchain. Ah ! La blockchain, et le bitcoin qui va avec, voilà la première fois peut-être qu’ils sont pris pour objet sérieux d’un roman. Il faut quand même avoir quelques notions informatiques là-dessus pour pouvoir pénétrer dans ce récit. L’air de rien, celui-ci, qui n’est finalement pas le roman policier que l’on pourrait croire (si on était naïf et si on ne connaissait pas Toussaint) et pas non plus un roman « scientifique », mais plus un roman « intime » (et oui, on ne croirait pas comme ça à première vue!), en dit long sur cette technologie, mais incidemment, sans prendre de front le parti de la critique (ni celui de l’hagiographie d’ailleurs). Car la blockchain, ce sont principalement des machines qui dévorent une énergie folle et qui apparaissent sous un nom dérisoire : les mineurs. On parle bien de mine. Pour l’information, un mineur est un producteur de bitcoin. Ce sont eux, les mineurs, qui « gravent » de manière indélébile sur le registre en quoi consiste la blockchain la trace d’une transaction par laquelle monsieur X a acheté un emplacement qui coûte Z bitcoins, mais comme il serait trop facile de faire les choses à la légère (monsieur X pourrait envoyer plusieurs informations contradictoires en même temps), cette gravure a un coût : une difficile équation mathématique à résoudre dont on connaît le temps que nécessite la résolution pour un ordinateur normal (et pendant ce temps-là, rien d’autre ne pourra se faire sur ce même emplacement de blockchain). Jean Détrez se voit donc harcelé par deux envoyés un peu spéciaux, de ces lobbyistes qui gravitent autour des palais du pouvoir, du nom de John Stavropoulos et Dragan Kucka, de XO-BR Consulting… quand ce n’est pas par une mystérieuse Yolanda Paul (jolie jeune femme, trench-coat, foulard, lunettes de soleil). Le lecteur s’attend à une belle partie de séduction… mais il en sera pour ses frais, autant le dire tout de suite, car le roman est truffé de ces fausses espérances, et c’est ce qui fait tout son charme. Le narrateur est droit dans ses bottes : pas de compromission, pas d’acceptation d’avantage indu, même pas un café. Aux avances des deux acolytes, il n’opposera que refus méprisant, même quand il lui est proposé, pour l’allécher, d’aller faire un voyage en Chine pour rencontrer le patron d’une firme qui se lance dans le minage et qui possède sa porte d’entrée en Europe via une firme bulgare – il s’agirait bien sûr d’accorder des fonds européens à cette firme via son paravent. Jusqu’à ce que… une clé USB, la fameuse clé USB du titre, ne tombe par terre, sur la moquette du bar du Sofitel, après une entrevue tendue entre nos trois hommes. John Stavropoulos a-t-il fait exprès de laisser tomber sa clé ? Est-ce vraiment le hasard ? En tout cas, notre héros se saisit de la clé et décharge ses fichiers sur son propre ordinateur (un MacBookAir, soit dit en passant). Et là, que trouve-t-il ? Les plans d’une nouvelle machine servant au minage, l’AlphaMiner88, et comme il est plutôt calé en informatique, notre ami, qui sait lire les programmes, croit deviner en eux la présence d’une… backdoor ! La backdoor c’est ce truc de programmation ingénieux qui permet de laisser ouverte une issue secrète dans un programme qui se manifestera après compilation sur la machine par une voie d’accès pour ceux qui ont les plans, qui sont à distance, et qui pourront ainsi à loisir pénétrer le noyau, y faire ce qu’ils veulent, déposer un virus aussi bien qu’un programme espion permettant de tout savoir des opérations commises. Et on comprend que pour une machine qui vise à créer des bitcoins… cela peut être juteux ! L’escroquerie du siècle, en somme. Mais Jean Détrez veut en avoir le coeur net, et pour cela rien de tel que de voir fonctionner de visu lesdites machines. Rendez-vous est donc pris en Chine, à Dalian, où se trouve BTPool Corporation, dirigée par un certain Gu Zongqing, et cela tombe bien car justement notre héros doit se rendre au Japon pour prononcer une conférence dans le cadre d’un grand colloque sur la blockchain organisé à Tokyo, ainsi, il pourra aller un jour avant à Dalian, dans le plus grand secret, y faire ce qu’il a à faire puis se rendre, ni vu ni connu, à son colloque. N’en disons pas plus, les péripéties sont encore nombreuses, s’apparentant au meilleur des romans d’espionnage. Le « ni vu ni connu » est essentiel, car l’un des thèmes du roman c’est cela : cette possibilité qui est toujours là de disparaître aux yeux des autres – et peut-être aux nôtres propres – de basculer dans un néant que je qualifierai d’informationnel, contrairement à ce qui est souvent dit dans les discours critiques de la modernité selon lesquels nous serions toujours visibles, il peut toujours y avoir des pannes, il y a des zones blanches, nous le savons bien nous qui nous promenons souvent en montagne. Le « blanc » est fondateur chez Toussaint. Il parvient même à se matérialiser sous la forme d’une page blanche ou d’un paragraphe blanc, comme à la page 128 du roman. Il s’est passé juste avant quelque chose de fort inquiétant, on se demande comment notre héros va s’en sortir et puis… un blanc. Avant de reprendre : « le lendemain, je me réveillai un peu après sept heures, les lèvres sèches, les paupières gonflées, l’une d’elles entravée, encroûtée, que je n’arrivais pas à ouvrir ». Alors quoi ? Que s’est-il passé ? Nous ne le saurons jamais.
Jean Détrez s’attend toujours au pire, le pire il l’aura et on souffrira avec lui dans sa panique (quoi de plus terrible pour un conférencier que d’avoir perdu le texte de sa conférence, ses papiers, sa présentation PowerPoint peut-être et de devoir tout reconstituer de mémoire sur des feuilles éparses, d’une écriture que, le moment venu de la prononcer, on ne pourra pas lire faute d’éclairage suffisant, ou simplement parce qu’on est pris par le trac, la panique, l’impossibilité soudaine d’articuler un mot ? J’en fais moi-même souvent des cauchemars, échos de mes propres interventions de ci de là dans les endroits les plus improbables de la planète pour y dire des mots dérisoires sur des sujets qui n’intéressent que moi et une dizaine de mes semblables, que l’on n’écoutera même pas, comme notre héros en fait l’expérience d’ailleurs, lui, qui, après une conférence à ses yeux catastrophique, se fait remercier comme si de rien n’était et emmener au restaurant où tous les congressistes se baffrent gentiment). Mais le pire du pire auquel il s’attend toujours (et nous aussi), ignorant ce qu’il sera, arrivera et ce sera dans un tout autre registre que le registre attendu… c’est là encore ce qui fait la beauté de ce livre (que je ne dévoilerai pas).
La force de ce roman tient évidemment beaucoup à son inscription dans le monde contemporain, rares sont les écrivains actuels qui osent s’affronter à la science et à la technique contemporaines pour en faire leur univers (une exception est fournie par le travail d’Elisabeth Filhol, dans un genre toutefois assez différent, plus épique dirais-je, et moins ironique que celui de Toussaint) que ce soit pour en décrypter simplement la réalité ou pour en indiquer de manière féroce les limites. De manière féroce… ou subtile, car le roman de Jean-Philippe Toussaint semble bien s’inscrire dans cette approche de critique subtile et en quelque sorte « participative » (il faut bien un peu participer pour connaître et parler d’une chose de manière informée, loin de critiques abruptes du genre « je ne veux rien en savoir »). Notre dépendance par rapport à la technique signifie aussi notre désarroi à tomber dans des trous noirs du silence, ces « blancs » dans la communication dont je parlais plus haut comme quand notre téléphone affiche « Aucun service »… C’est ce qui arrivera au héros de ce livre. Et quand il n’y a aucun service eh bien, nous risquons d’être privé justement de l’information essentielle, celle qui a rapport avec la vie et la mort. Très doucement, Jean-Philippe Toussaint nous fait entendre en sourdine une autre mélodie que celle qui s’exprime dans le tumulte des mineurs à l’usine de production de Dalian, la mélodie d’un monde qui lentement s’efface et qui n’est pas si ancien, juste la génération de nos parents, c’est-à-dire ceux qui pouvaient encore croire en des valeurs stables comme la paix, les lendemains qui chantent, la construction européenne (ce n’est pas par hasard que ce livre se situe dans l’ambiance de la commission européenne). Les dernières pages sont magnifiques.
Alors technophile ou technophobe, Jean-Philippe Toussaint ? Mais est-ce être technophobe que de mettre à plat dans un roman la dure réalité et les risques que comportent ces systèmes qui parfois nous enthousiasment et font croire à certains qu’un avenir radieux arrive grâce à la technique. N’y a-t-il pas eu des auteurs (Mark Alizart) pour faire du bitcoin la promesse d’un communisme moderne ?
NB: rencontre avec l’écrivain ce 16 octobre, à la librairie Le Square: curieusement, le libraire, comme toujours très brillant dans sa présentation, passe entièrement sous silence l’aspect scientifique du livre, se concentrant uniquement sur la partie intime. Jean-Philippe Toussaint nous fait cette confidence étonnante: selon lui, La clé USB est… son premier roman! (Tout le cycle de Marie étant renvoyé à une sorte d’auto-fiction). Je pose quand même la question de la technique, quelle attitude a-t-il vis-à-vis d’elle. Il confirme sa volonté de rester dans la description, de ne pas céder à la tentation « critique ». A la signature, nous parlons du livre de Mark Alizart. Il en oublie de signer… Je pense que la signature de l’écrivain c’est un peu comme la gravure dans la blockchain, peut-être a-t-on envie de passer par là pour authentifier une transaction…
Oui, je crois beaucoup en le néant informationnel… sinon le néant, le presque néant (informationnel).
Quand on songe à la manière dont les services secrets, et tout un chacun se rendent incroyablement dépendants de l’informatique, des algorithmes, pour trouver une aiguille dans une botte de foin, sur… la foi dans le pouvoir des algorithmes de trouver la vérité, ça me fait un peu rigoler. Le problème d’un registre symbolique qui ne s’intrique pas dans le réel/imaginaire si chers à Lacan, c’est que sa capacité de participer au sens se trouve fortement atténuée, et la perception de notre chère « réalité » s’en trouve fortement escamotée. La désintrication, c’est la poisse.
Mais chut… quand les croyants ont besoin/envie de croire, on ne doit pas les déranger…
Curieux que le libraire ait passé sous silence le support technique (sujet) de ce roman, mais peut-être ne se sentait-il pas compétent pour en dire quelque chose ? Probablement, d’ailleurs.
Et puis, la société fonctionne beaucoup par clivage en ce moment ; la construction des appartenances par exclusion/clivage. Qui dit clivage dit inhibition au savoir.
En passant, l’image des mineurs me fait penser aux Nibelungen… Que ce soit en informatique, ou sous la terre, la mine ne m’enchante guère, même si je respecte… ces hommes qui ont trouvé leur valeur là où ils le pouvaient. C’est une des grandes et tristes ironies du monde que les gens puissent se tenir debout… de leur aliénation (à mes yeux, en tout cas).
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J’imagine un écrivain qui inventerait un système (du type cryptage ou autre technique encore plus sophistiquée) empêchant toute critique ou résumé de son livre, destiné à un seul lecteur et en quelque sorte non reproductible.
La mention « Ceci n’est pas un roman » serait facultative.
Ceci dit, Toussaint est toujours lisible même surtout en novembre. 🙂
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