Second texte, aujourd’hui, recopié d’Anne Dufourmantelle (dans « L’éloge du risque »). Comme je le disais la semaine dernière, ce texte-ci a pour objet la perception, non au sens de cet appareil bio-cognitif qui regroupe nos sens et nous donne accès aux informations contenues dans le monde, mais à celui de la psychanalyse, selon lequel on pourrait certes donner la même définition (car il s’agit aussi d’un appareil qui nous donne accès au monde), mais en l’élargissant considérablement – le titre du chapitre est : « D’une perception infiniment plus vaste » – puisque désormais la perception n’est pas celle d’un « je », mais celle d’un système qui l’englobe, va bien au-delà (ou en deça?) de « je » puisqu’il se réfère à une antériorité. Faut-il « se laisser envahir par la perception », comme semble le suggérer Anne Dufourmantelle ? Permettre cela, selon elle, c’est permettre à ce qui, en nous, capte et enregistre les informations de penser et de rêver.
Notre perception est bien plus vaste que les frontières de ce que nous appelons « je ». Mon corps, ma voix, les pensées qui me visitent, les visions qui me traversent, « cela » en moi qui voit, qui respire, qui entend, ressent plus loin que moi. Si la perception est charnelle et se rend visible à nous, elle est aussi, pour une part, ce qui en nous est dans un rapport d’immanence au monde. Paradoxalement, plus nous sommes un corps percevant, moins nous sommes conscients de notre singularité. Ce qui nous est donné là, venu de cette perception au spectre si large qu’il déborde de tout côté la conscience, reste encrypté, enregistré jusqu’au moindre détail. « Cela » en nous qu’un jour Freud a appelé inconscient, se souvient, se remémore de tout, pour nous, à notre place. Et nous, en danseuse immobile, nous tournons sur nous-mêmes, les yeux affolés face au vide, essayant de tenir droit, en bons petits soldats remplis de certitudes.
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On pourrait croire que l’on se laisse rêver, distraire, qu’on aime aimer et que l’on se réjouit de la solitude, mais qui serait dupe… Nous doutons de notre perception comme nous doutons de notre désir. Nous sommes tyrannisés par l’angoisse de ne pas nous réaliser, par la peur de manquer notre vie comme si là, tout près, résidait la « vraie » vie, l’existence pleine de sens pour qui saurait s’en emparer, en profiter pleinement. Ce doute est notre double, qui nous persécute de son étrange et insistante douceur. Se laisser envahir par la perception, par les images venues de notre capacité perceptive infiniment plus vaste que le moi, c’est permettre à tout ce qui en nous enregistre, comprend, capte, entend, démêle, entremêle, ce qui en nous contient des informations sur plusieurs générations et a l’intelligence de multiples personnes, de plusieurs genres, animal compris et végétal aussi sans doute, de penser, de rêver. Et si oui, quel est le risque ? Celui d’entrer dans le domaine de la pénombre, de l’indistinction apparente, de la confusion des sens et des genres, de cela que nous atteignons parfois avec l’ivresse et la drogue et l’insomnie et l’état amoureux et la panique : une extra-lucidité qui nous enlève le fardeau de cent mille vies […]
Construire du blanc avec de la lumière, abandonner les dettes d’enfance et les règles truquées des rôles auxquels nous nous prêtons, et toute une économie qui veut substituer au désir le besoin ? Eprouver « le dérèglement de tous les sens », écrivait Rimbaud. Traverser les frontières de la perception au risque de perdre les frontières de sa propre identité, qui le ferait de gaieté de coeur ?
On se doute bien que si je parle avec émotion des écrits d’Anne Dufourmantelle, c’est parce qu’elle a fait notre admiration. Non seulement elle a écrit l’éloge du risque mais elle l’a vécu et en est morte. Qu’y a-t-il qui puisse nous laisser plus muets que le constat d’une pensée qui rejoint les actes qui la prolongent ? Cette femme était la compagne de Frédéric Boyer pour qui j’ai, sur ce blog, déjà confié aussi mon admiration (notamment à propos de ces deux livres : « Là où le cœur attend » et « peut-être pas immortelle » – poème consacré à la douleur d’avoir perdu l’aimée). Anne Dufourmantelle fait partie de ces êtres que l’on aurait aimé connaître (avec qui on aurait aimé être en analyse?) et qu’évidemment, on ne connaîtra pas, hormis par ses livres, auxquels il faut se reporter avec ferveur. Notre époque est tellement difficile à vivre, les prévisions sont tellement pessimistes que nous percevons confusément que rien ne s’améliorera tant que l’être humain ne sera pas disposé à descendre au fond de lui-même pour tenter d’identifier les causes les plus profondes de ses envies désastreuses, de comprendre les secrètes motivations d’un « moi » envahissant qui, sans arrêt, traduit, comme le dit la psychanalyste, « les désirs en besoins » et aboutit à cette situation bien connue où tout se résume en un équivalent-monnaie. Les objets technologiques ne correspondent plus à nos désirs (car nos désirs ne les ont jamais engendrés) mais à des besoins fantasmés, dont la réalisation épuise à tout jamais ressources énergétiques et beautés naturelles.
Merci. A lire aussi cette grande oeuvre qu’est Puissance de la douceur qui résonne en harmonie avec Eloge du risque .
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Merci tracesdusouffle, oui, je vais lire bien vite « Puissance de la douceur » (dont Anne Dufourmantalle parle dans la video que j’ai postée la semaine dernière).
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Je trouve que ce que nous fabriquons avec les nouvelles technologies qui sont impensables sans les écrans (se souvenir que la conscience est aussi un écran, mais un écran invisible, (et une métaphore) tout de même) n’est pas un monde où les désirs sont transformés en besoins, mais un monde où on cherche à obturer l’émergence du désir lui-même, qui est perçu (par la société elle-même ?) comme représentant un trop grand risque pour elle. La série télé obture le fantasme, et le forclôt, même. Les images toutes faites représentent un certain danger pour l’Homme dans sa dimension désirante.
Le moi, ne peut-il pas être autre chose qu’un organe de contrôle.. absolu ? Peut-être pas.
Quand on songe que dans la pensée freudienne, le moi a forcément une dimension inconsciente, ça oblige à réfléchir. Le moi n’est pas l’équivalent de la conscience.
Dire qu’on cherche à transformer le désir en besoin(s) est une manière de remettre sur le tapis l’épineux problème de la transcendance. Je maintiens que l’émergence du désir (au sens psychanalytique freudien) n’est pas pensable sans la dimension/plan de la transcendance, que je ne présumerais pas à définir. En y réfléchissant, je commence à prendre conscience de combien la dimension de la transcendance… transcende notre compréhension réductrice du phénomène.
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Il y aurait beaucoup à dire sur cet extrait. J’aurais beaucoup de questions à poser, des phrases à soumettre à l’analyse, mais je sens qu’il est impensable de faire cela, n’importe où, d’ailleurs, en ce moment. Je sens de plus en plus que nous ne DEVONS pas questionner, et surtout pas soumettre à une « critique ». Nous avons le droit de dire que nous aimons, ou que nous n’aimons pas, mais c’est tout, et nous sommes jugés selon notre… JUGEMENT. (Mais probablement le monde a toujours été ainsi. Se souvenir que c’est la démocratie athénienne qui a réclamé, et obtenu, la mort de Socrate. Cela ne fait pas rêver.)
Et je maintiens que nous ne pouvons pas penser sans juger. Mais le sens du mot « juger » peut être complexe…comme Freud l’a bien perçu dans son article sur la négation.
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Merci de me faire connaître cet auteur. Je vais voir si nous pouvons acheter un ou deux de ses livres pour notre petite bibliothèque, et suis contente qu’elle ait pu écrire son roman avant de mourir de mort héroïque. Une belle mort, d’ailleurs. Très belle. On s’en souviendra.
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