Peter Handke (2) : retour fin des années 70

La lecture du dernier essai paru de Peter Handke m’a incité à me replonger dans les débuts de l’œuvre de l’écrivain, que j’avais un peu oubliés. Succédant en plus à des commentaires dont chacun peut prendre connaissance sur mon billet précédent, où il est davantage question de Houellebecq que de Handke, d’ailleurs, comme si le premier des deux devait drainer l’attention en raison des faveurs toutes médiatiques qu’il recueille dès la parution de ses « romans », commentaires qui évoluent vers des positions que je trouve odieuses quant à l’anti-féminisme qu’elles expriment, ou bien qui, carrément, établissent une différence des sexes au terme de laquelle seules les femmes seraient dotées de douceur, et ce, par nature, ce qui ferait qu’aujourd’hui, nous devrions nous lamenter du fait qu’elles se dépouillent elles-mêmes de cette « vertu » – et c’est vrai que le mot d’ordre « balance ton porc » n’est pas des plus « doux » ! – il m’a semblé assez naturel de rouvrir ce très court récit que Peter Handke avait publié en 1980 sous le titre « Histoire d’enfant ». J’ignore quel regard l’écrivain autrichien porte aujourd’hui sur cette partie-là de son oeuvre, qui me semble, en effet, assez éloignée de ce qu’il écrit actuellement… « La femme gauchère », « Courte lettre pour un long adieu », « l’angoisse du gardien de but avant le pénalty » appartiennent à cette phase du cheminement de Handke. Il semble que ce soit là des récits où l’autobiographie a une grande part. Des récits qui s’inscrivent aussi, bien qu’on ne l’ait peut-être pas beaucoup mentionné au moment de leur parution, dans la tendance « nouveau roman ». « Nouveau roman », « Histoire d’enfant » en ce que, par exemple, ni les personnages ni les lieux n’y sont jamais nommés. Le seul nom propre qui surgit à un moment (le square des Batignoles)(*) nous renseigne pourtant immédiatement qu’il s’agit de Paris, mais c’est bien l’un des seuls cas (rien par exemple ne permet d’identifier Francfort dans la grande ville allemande auprès de laquelle ils vont s’établir un temps par la suite) . Même les pays ne sont pas nommés. Ainsi l’Allemagne est-elle « derrière le fleuve frontière, le prochain grand pays », la religion juive n’est pas nommée non plus, elle appartient « au seul peuple à qui l’on pouvait donner ce nom et dont il avait été dit déjà, longtemps avant sa dispersion dans tous les pays du monde, que même « sans prophètes », « sans rois », « sans princes », « sans sacrifices », « sans idoles », et même « sans nom », il resterait encore un peuple », et la langue française est-elle « la langue étrangère » ou « l’autre langue ».

Handke et sa fille fin des années soixante-dix

Le livre raconte les dix premières années de l’enfant gardé par son père, l’appartenance à deux cultures, la française et la germanique, le bilinguisme, les déboires avec l’école publique (qui n’en a pas, ou n’en a pas eu ?), les difficultés pour l’auteur d’accomplir l’œuvre qu’il s’est donnée pour but compte tenu du temps qu’il doit passer à surveiller l’enfant, à s’occuper de lui, et à parler avec les parents des autres enfants. Comme dit plus haut, ce récit témoigne de la douceur, de l’attention, du dévouement qu’un homme peut exercer aussi vis-à-vis de son enfant, non bien sûr que cela soit sans quelque violence, sur soi-même, ou pire, sur l’enfant lorsque, celui-ci, encore petit (environ deux ans) appelle sans discontinuer alors que le père est pris, les pieds dans l’eau, dans un fâcheux incident domestique qu’il n’arrive pas à dompter (une inondation) et qu’ivre de fatigue et de colère, rendu presque fou par des jours et des jours de solitude (où le sentiment de dualisme s’efface : « il n’y a plus de tu »), il en vient à frapper l’enfant. « Dépouillé de son esprit il ne se possédait plus et l’angoisse, en outre, le privait de volonté ». « Pour la première fois, l’adulte vit qu’il était un méchant ; il n’était pas seulement un scélérat, il était aussi un réprouvé ; aucune peine terrestre ne pouvait expier son forfait ».
Cette histoire a plusieurs périodes, rythmées par les aller-retour dans le grand pays voisin, les changements d’école et les déménagements. La mère a des fonctions qui l’appellent souvent à l’étranger, elle a élu domicile en Allemagne. Il a donc été convenu que l’enfant vivrait avec le père et qu’il serait avec sa mère pendant les vacances d’été. Le père réalise ainsi un vœu de son adolescence : « Une des pensées d’avenir de l’adolescent c’était de vivre plus tard avec un enfant » (première phrase du récit). La dissension entre mari et femme apparaît très tôt. Elle existait déjà mais là, elle éclate. Que se passe-t-il soudain en lui, l’adulte, lorsque l’enfant paraît ? Pourquoi tout à coup, d’instinct, il tend à se centrer sur l’enfant, fermant désormais ses oreilles au brouhaha des faux amis qui emplissent souvent son intérieur, refusant de mêler sa voix à ces débats stériles et vains qui, surtout en ce temps-là, agitaient tellement les conversations (que ne fallait-il pas remettre en cause, dénoncer comme réactionnaire, combien de diktats fallait-il entendre, énoncés par des gens sûrs d’eux qui croyaient avoir réponse à tout?). L’adulte prend visiblement plaisir à chercher refuge auprès de l’enfant, à s’en servir comme d’un bouclier, une bonne raison pour ne pas être là, ne pas avoir à se prononcer.

Peter Handke et Jeanne Moreau

Parce que « l’enfant devait grandir hors de l’activité urbaine », il fut décidé (mais par qui?) qu’il fallait revenir au pays d’origine. Un terrain. Une maison à construire en bordure d’une forêt. Mais avant de pouvoir emménager, la nécessité de vivre en attendant chez un couple d’amis, chez qui au début tout se passe bien, mais lorsque les délais s’allongent, que l’emménagement ne peut avoir lieu à la date prévue, les visages s’allongent, les regards se font fuyants, l’enfant est de moins en moins bien toléré, d’autant que ces amis avaient, eux, choisi de ne pas avoir d’enfant. « Plus tard il allait souvent avoir affaire à des gens sans enfants : convaincus, seuls ou par couples, bien pires encore. En règle générale, ils avaient le regard tranchant et, vivant eux-mêmes au jour le jour dans une effrayante innocence, ils savaient dire, dans un allemand pour rapports d’expert, ce qu’ils trouvaient faux dans une relation adulte-enfants ; certains même en faisaient leur métier. Entichés de leur propre enfance qu’ils ne cessaient de prolonger, ils se démasquaient, de près, comme de véritables monstres et lui, que cela touchait, avait chaque fois besoin de beaucoup de temps pour débarrasser son âme de leurs niaiseries analytiques qui, intérieurement, continuaient à agir avec le raclement maléfique de pinces de crabes ».
Une fois la femme partie à ses occupations, l’homme reste seul avec l’enfant, c’est là qu’il lui arrive l’incident violent dont je parlais plus haut, c’est là aussi que l’enfant au milieu des autres enfants se révèle gauche, mal à l’aise et que le père, témoin de ce désarroi, au début ne souhaite rien faire tant il est admis à cette époque que les adultes ne doivent pas interférer avec les comportements des enfants entre eux, mais à la longue, cela devient trop évident qu’il y a nécessité d’intervenir, alors le père finalement s’engage plus à fond dans sa tâche de surveillant de toute cette meute, il monte avec eux sur la colline et sent alors un grand soulagement, un enthousiasme qui se communique aux enfants qui, désormais, ne sont plus livrés à eux-mêmes, peuvent croire en l’adulte, bon et bienveillant… « et c’est ainsi qu’il se rendit compte, peu à peu, de ce que pouvait être l’importance d’un bon professeur ». Tout comme il se rendit compte aussi que rien ne servait de « préparer l’enfant au combat » comme le faisaient tant de parents autour de lui, que beaucoup plus important était de lui apprendre à trouver où il fallait être, et ainsi il y avait « cet autre peuple, cette autre histoire ».
D’où le retour « dans la ville étrangère, tant aimée avec l’enfant », mais c’est là qu’il faut trouver l’école puisque l’enfant a grandi. D’abord une école de quartier, la plus proche, qui est une école juive, mais qui n’accepte l’enfant que temporairement, or c’est pourtant là que l’enfant va se plaire, d’autant qu’il va y rencontrer une vieille institutrice qui parviendra à pénétrer ses secrets. L’école, dans ce pays-là (!) a la particularité étrange de durer presque toute la journée. Sera-ce là une occasion de libération pour le père écrivain ? Même pas. « Il s’avère que le voyage du travail, pour avoir force d’exemple, devait continuer nuit et jour (tout au moins dans la tête) et dans un ordre convenable ; et l’enfant, sans vraiment déranger, interrompait le rêve d’oeuvre, l’empêchait d’avancer ». Sauf enfin quand advient le miracle de la « classe verte » !
L’école juive cesse d’accepter l’enfant non juif, d’autant qu’il arrive encore un incident violent avec un parent juif intransigeant qui parlait de « mettre en morceaux », à moins que « les millions de victimes ne soient réveillées d’entre les morts ». Donc nouvelle école, qui n’est plus fréquentée par « les enfants de ce peuple » mais par ceux de la ville et des quartiers environnants, où l’on devine que l’enfant est heureux.
C’est à la rentrée suivante que connaissance est faite, suite à un déménagement, de l’école publique. Ah ! L’école publique… Dieu sait que nous sommes en plein débat sur ce sujet, en France, depuis si longtemps… Déjà en 1980, il semble que les choses n’aillent pas si bien. Très vite, la sentence tombe de la part de l’enfant : « ils ne m’aiment pas parce que je suis allemande ». Et « ce n’était pas là le pire, abominable surtout était de ne pas être vu, d’être poussé de côté, de toujours chercher en vain une place – de sorte que ce qu’il y avait le plus à plaindre maintenant c’étaient les récréations ». Que fait-on dans ces cas-là ? En parler avec l’instit bien sûr… Mais là…

Le matin suivant l’homme s’adressa, comme il l’avait déjà fait plusieurs fois auparavant, à l’enseignante, s’efforçant de ne pas faire de zèle sans pourtant éviter des mots comme « solitude », « détresse », « exclusion » qui dans la langue étrangère plus encore que dans la langue propre, sonnaient comme des formules. Tout à coup il se rendit compte que son vis-à-vis qui l’écoutait poliment ne le comprenait pas, au sens littéral du terme. Peu à peu apparut dans les yeux de l’enseignante une étrange expression que lui, là, en, train d’intercéder, n’allait plus jamais oublier – quelque chose comme de l’amusement et par intermittence, même, de la raillerie de quelqu’un de ce « système étranger » où l’on ne pouvait avoir la moindre idée de ce que c’était que « l’abandon ».

il faudra donc changer d’école immédiatement et bien sûr, c’est une école privée catholique qui accueillera l’enfant, même si c’est une tradition religieuse qui, par le passé, « enveloppa le père d’un froid mortel »…

Le dernier chapitre est une méditation qui rappelle – à mon sens – le Rilke des Cahiers de Malte ou de certaines de ses poésies (je pense aux sonnets à Orphée). L’écrivain a obtenu une année sabbatique (pourrait-on dire) c’est-à-dire une année où l’enfant est restée avec sa mère, de quoi réfléchir et revenir en arrière : « l’adulte n’avais jamais vu les enfants, dans leur ensemble, que comme un peuple étranger ; parfois même comme cette tribu adverse cruelle et implacable « qui ne fait jamais de prisonniers » […] elle finissait à la longue par être abêtissante et par leur vider l’esprit [à ceux qui n’avaient pas d’autres fréquentations que les enfants] ». Il était donc juste de prendre du champ, de reprendre un peu de hauteur par rapport aux obsessions dans lesquelles on finit par s’enfermer, voire les radotages, les litanies et plaintes perpétuelles (« il m’a fait ci, elle m’a fait ça », « il a commencé, non, c’est toi » etc.). Mais évidemment, après tant de temps passé, les figures d’enfants continuent à le hanter, qu’il soit dans la campagne où il voit s’ébattre une jeune troupe, ou dans le bus qui les convoie au retour de l’école. Et même sur un bateau, moyen par lequel il rejoint le pays de la langue d’origine, où il voit un couple formé d’un homme et d’un enfant, qui forment comme un bloc sombre, une entité indépassable : « d’eux se dégage une tristesse puissante dont rayonnent dignité et noblesse ». L’homme et l’enfant descendent à un embarcadère d’où les emmène un car qui les déposera à la ville de Galliezen… (point un peu obscur ici, mystère, qu’en est-il de cette ville par rapport à Handke ? On sait qu’elle figure déjà dans un roman d’Ingeborg Bachmann – Franza – mais quel est le lien?).
Passage aussi où est encore évoqué « le peuple » : « Au début de l’été, au cours du voyage de retour intentionnellement riche en détours il traverse, un dimanche après-midi, avec un bateau de ligne, un grand lac déjà dans le pays de sa propre langue. Ce peuple tant invoqué (et dont il avait lui-même rêvé) n’y existait plus depuis longtemps – cela, c’était entre-temps devenu une ceritude ; ceux qui avaient pris soin des beautés du pays étaient morts depuis longtemps ; – et la plupart des vivants étaient installés là, méchamment, parce qu’il n’y avait pas de guerre ».

« Guerre », « peuple », évocation de Bethléem, culte rendu aux gens de cette école d’un peuple encore (est-ce le même peuple?), celui qui même sans prophètes etc. autant de thèmes qui nous conduisent bien plus loin que vers une simple « histoire d’enfant » mais vers un temps d’épopée, un horizon biblique hors temps (Handke, dans une interview disait que sa lecture préférée était la Bible à cause du rythme de ses phrases, sur lequel il pouvait calquer le sien) et en même temps suggèrent un temps postérieur à la Guerre, postérieur à Auschwitz, bref, un récit de l’universel embrassant l’époque post-concentrationnaire qui fait de ce petit livre un chef d’oeuvre d’une littérature qu’on pourrait dire (presque) sacrée.

Aussi ce petit livre est-il si riche. Mieux qu’un récit linéaire ou qu’un « témoignage » faussement sincère, il nous touche en grande partie grâce à sa forme qui se rattache à la grande époque des Sarraute, Duras et Robbe-Grillet, forme qui, elle seule, permet la mise à distance, l’objectivation des émotions pour les faire d’autant plus briller, permettant de nous enfoncer, nous, lecteur, un scalpel au fond du coeur comme pour nous rappeler le temps, les occasions – mais peut-être sont-elles encore présentes – où nous nous heurtions aux mêmes problèmes, aux mêmes « règles », au drame d’une école obtuse qui refusait de nous entendre lorsque nous allions faire part des souffrances de nos enfants (moi après que j’aie signalé un problème de drogue dans un établissement de la ville, qui affectait particulièrement ma fille, me faire entendre simplement dire « qu’elle aille résoudre ses petits problèmes ailleurs »), ou nous replonger aussi dans ces ambiances d’affrontements entre amis au sujet des enfants, quand les tropismes sarrautiens tout à coup font passer de ce qui semble être une compréhension à, soudainement, une incompréhension totale, motivée par on ne sait quoi, un propos qui a déplu, une suspicion soudaine (serait-il ou serait-elle « de droite »?) et qu’il ne reste plus qu’à se tourner le dos, ramenant son enfant chez soi et attendant que des jours meilleurs arrivent.
Et en même temps nous ouvrant sur une réflexion digne de nos temps d’après l’horreur.

(*) ce n’est pas tout à fait juste, deux autres surgissent : Le Grand Ballon et Gallizien.

Photos tirées de ce site consacré à Peter Handke en allemand. Certaines de ces photos ayant déjà été publiées, notamment dans le petit livre « Peter Handke » de Georges-Althur Goldschmidt, je présume avoir le droit de les utiliser… 

Quelques documents sur Peter Handke:
extraits du film réalisé par Corinne Betz : « In the woods might be late« , sorti en 2016 (en allemand sous-titré anglais)
ici, sa femme, la comédienne Sophie Semin, lit des extraits de son oeuvre

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2 commentaires pour Peter Handke (2) : retour fin des années 70

  1. Long article pour ce « petit livre »… 🙂

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  2. alainlecomte dit :

    ou longue lettre pour un court adieu…

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