Il faut beaucoup aimer la peinture pour devenir un artiste comme Jacques Truphémus, l’aimer passionnément. C’est ce qu’il montre et ce qu’il dit dans un film (écrit et réalisé par Florence Bonnier) diffusé sur un petit écran à la fin de la visite de l’exposition qui lui était consacrée jusqu’au 27 novembre au Musée Hébert de La Tronche, près de Grenoble. Truphémus est mort le 6 septembre de cette année, alors que l’exposition avait déjà ouvert ses portes. Il avait 94 ans. Charles Juliet, son ami lyonnais, est venu en octobre prononcer une conférence à la fois pour rendre hommage au peintre et pour présenter le dernier volume de son journal, « Gratitude ». J’ai déjà parlé sur ce blog de Juliet, notamment lors de la sortie du volume précédent qui, lui, s’intitulait « Apaisement », afin de dire ce que – modestement – je lui dois lorsqu’en particulier ce blog emprunte la voie du journal intime. Charles Juliet est un virtuose de l’expression de « la connaissance de soi ». J’ai déjà dit que je trouvais mystérieuse cette notion, en fin de compte. Comme si « soi » était une substance que l’on pût pénétrer alors qu’il me semble, de plus en plus, que ce n’est pas une substance mais un processus lequel n’est, par définition, jamais clos, ne se refermant jamais sur lui-même. Pire encore : comment être sûr, lorsqu’on se livre à une exploration de soi-même que l’on ne met pas dans ce « soi-même », au même moment le mouvement de cette exploration ? J’avais été frappé de ces mots de l’écrivaine suisse Alice Rivaz, vus affichés dans un train de grande ligne qui se dirigeait vers l’aéroport de Cointrin : se connaît-on mieux à partir de ce qu’on écrit, puisqu’en écrivant, il arrive que l’on s’invente ? Au plan théorique, cela se traduit par : un processus peut-il se connaître lui-même… sans utiliser pour cela un autre processus, mais qui nécessairement se mêle au premier pour fabriquer un nouveau processus lequel à nouveau, pour être connu, fait appel à un autre et ainsi de suite ?
Noter que seuls les écrivains ont cette ambition, faire que l’écriture leur procure une connaissance de soi-même. A ma connaissance, on ne trouve cela ni chez les peintres ni chez les musiciens. Ainsi pour en revenir à Truphémus, il ne semble pas qu’il y ait chez lui une volonté de se connaître, juste le souhait de s’en remettre à des gestes, des mouvements qui sont ceux par lesquelles la toile se réalise. Il dit d’ailleurs que dès qu’il se met sur un sujet (ce peut être un portrait, un paysage ou bien une nature morte), très vite, il ne regarde plus la scène ou l’objet qu’il reproduit mais se concentre uniquement sur ce qu’il advient du processus de peindre. Ainsi se met en place une sorte de procédure automatique, le peintre n’est pas une fin en soi, un « être qui s’exprime », il est seulement un médium par lequel s’auto-réalise une œuvre, une métaphore de l’objet réel. L’artiste ainsi s’oublie.
Chez Truphémus, la plupart du temps, il ne reste que la lumière. On sent chez lui ce travail des couleurs qui consiste à les superposer, les mélanger jusqu’à ce qu’on aille vers des gris, des bruns colorés, des jaunes pales dorés, ce n’est pas étonnant puisqu’on nous a toujours appris qu’en mélangeant toutes les couleurs du spectre, forcément on recréait la lumière. Certains critiques ont souligné sa parenté avec Bonnard. Je lisais récemment (dans Le Monde?) qu’il y avait en ce moment quelque part (à Francfort?) une exposition réunissant Matisse et Bonnard, l’auteur de l’article montrait leur différence : l’un cherchait à faire des oeuvres d’art, l’autre à reproduire la vie. C’est sans doute aussi ce qu’on doit dire de Truphémus.
Charles Juliet a connu Truphémus parce qu’ils étaient voisins, habitant tous deux Lyon, le quartier Saint-Jean. Truphémus vécut son enfance et sa jeunesse à Grenoble mais c’est à Lyon qu’il trouva le type de lumière qui l’intéressait, une lumière de brume et de côteaux argentés, qui n’a rien à voir avec l’éclat trop vif des neiges ni avec la grisaille des rues d’une ville sans charme. Il eut une période d’intérieurs, de bistrots en particulier où il se plaisait à peindre des habitués et des serveuses. Bien avant, m’a-t-on dit (le libraire que je connais et qui assurait certains jours l’accueil de l’exposition), il s’était essayé aux marines, avait sillonné les routes du Nord et des Flandres. Comme je faisais observer à quel point il est peu connu (je n’en avais personnellement pas entendu parler avant cette exposition), ce même libraire me dit qu’il était en effet discret et que, pourtant, nombreux étaient les poètes et artistes célèbres qui faisaient grand cas de lui, comme Yves Bonnefoy, Calaferte ou Balthus.
Au cours de sa vie, il eut de grandes souffrances, prisonnier pendant la guerre, gravement malade mais laissé sans soin, il entrevit la mort, qui ne l’a finalement rattrapé qu’à l’âge de 94 ans.
A côté de lui, Juliet faisait figure de jeunôt… et pourtant il se demandait s’il aurait la force d’ajouter à ses neuf volumes de journal intime un dixième numéro. J’était surpris par la gravité de la foule respectueuse qui se pressait autour de lui en cette soirée d’octobre, au premier étage d’une riche demeure du XIXème où vivait une grande famille grenobloise, transformée depuis en musée, le Musée Hébert (sis à La Tronche, commune de l’est de la ville, bordant l’Isère). Juliet parlait au milieu des peintures et donnait l’impression d’être de plain-pied avec elles. Il faut dire qu’il fréquente l’art depuis longtemps, ayant été très proche de Bram van Velde sur qui il a écrit. Il ne put donc s’empêcher de faire un rapprochement entre les deux, van Velde et Truphémus, ce qui est possible en effet (à cause des couleurs et de la recherche de lumière) bien que le premier soit un peintre abstrait à la différence du second. Je pensais plutôt, quant à moi, au poète Philippe Jacottet, côtoyant depuis presque toujours l’oeuvre de sa femme Anne-Marie, une aquarelliste de très grand talent. On touche là aussi au miracle de la lumière, la poésie est lumière comme l’est l’oeuvre des grands peintres.
Merci d’avoir jeté un éclairage sur ce peintre en effet peu connu (je n’en avais jamais non plus entendu parler).
Il est vrai que la peinture, ici, se rapproche d’une certaine poésie (aplats de mélancolie douce) et il n’est pas étonnant qu’un poète (éclectique en effet concernant ce domaine…) s’en rapproche.
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Merci d’avoir mis en lumière pour nous ce peintre, c’est une belle découverte pour moi. Le regard posé sur le monde et le style d’un peintre en disent beaucoup sur son caractère, il me semble que c’est un moyen le « connaître » mieux que d’emprunter son regard en regardant ses œuvres. L’écriture est plus complexe surtout quand elle est mise au service de personnages de fiction, encore que le choix des sujets et leur traitement soient souvent autobiographiques. Je vous remercie de m’avoir fait connaître cet artiste qui a vécu si longtemps tout près de chez moi, dont les tableaux ressemblent à des poèmes !
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