Cela sent un peu le réchauffé mais que voulez-vous, je me suis donné pour règle de publier un billet une fois et une fois seulement par semaine (le mardi). Donc… il peut y avoir du retard dans la relation des événements et des émotions qu’ils ont provoquées. Je ne parlerai pas de ce qui s’est passé le 14 juillet à Nice. Il n’y a pas de mots pour le dire – et c’est bien un point sur lequel beaucoup de gens s’accordent, tant dans les médias que dans le monde politique. (Mais s’il n’y a pas de mots… alors pourquoi vous en parlez tellement, pourquoi vous montrez tant d’images du tueur, prêts à en faire un anti-héros avec qui s’identifieront nombre de détraqués (*)?)
Je préfère revenir sur les jours heureux passés à Avignon (et non « en » Avignon puisque nous ne sommes sortis des remparts que pour aller sur l’île de la Barthelasse, afin de dormir sous la tente). La petite fille était de la partie, bien entendu, et elle en a vu, des spectacles, mais son préféré, à tout jamais, restera Chapeau Perrault, qu’elle aura vu – en totalisant cette saison-ci et la précédente – … quatre fois ! Et comme elle aimait décidément cette compagnie, elle nous a emmenés voir l’autre spectacle que celle-ci jouait cette année, une adaptation du Malade Imaginaire pour les enfants (Malade ? Mon oeil!), très drôle, avec un malade imaginaire – prof de théâtre et une élève qui cumule tous les autres rôles. Les enfants se sont bien amusés. Et nous aussi. (Au collège de la Salle).
Toujours dans le off, prime aux spectacles passant au « Petit Louvre » : une Ariane Ascaride soliloquant sur son existence de comédienne femme de réalisateur de cinéma et qui évoque une enfance de fille de stalinien pur et dur lui coupant les tresses à l’âge de six ans pour qu’elle devienne une femme libre (!), une jolie évocation, pour petits et grands, de la pérégrination sans fin des migrants dans la pièce de Jean-Claude Grumberg : les Vitalabri (beau livre illustré par Sempé, jolies marionnettes en complément des acteurs et bien belle musique tzigane jouée par Eric Slabiak), et une pièce bien mise en scène et intensément jouée, Résistantes, une histoire dont la vérité était attestée par une courte interview filmée de celle qui en fut l’héroïne, histoire au cours de laquelle une femme engagée dans un réseau doit, pour échapper à la Gestapo, trouver refuge dans une maison close dont le patron est, heureusement, également résistant mais dont les pensionnaires ont d’autres chats à fouetter, si l’on ose dire… Tous spectacles durant environ une heure ou une heure trente, ce qui laisse aux festivaliers largement le temps de flâner et de se restaurer sous les ombrages des cours intérieures.
En un autre lieu (Présence Pasteur), vu Fukushima, Terre des Cerisiers, spectacle sur un texte tiré d’un livre de Michaël Ferrier : une femme seule en scène (Brigitte Mounier), extraordinaire de présence (par la voix et par le corps dansant), qui raconte tout ce qui s’est passé dans les entours de Fukushima en ce 11 mars 2011, ou du moins ce que l’on en sait… ce qu’on n’en sait pas faisant bien plus peur encore (dans quel état se trouvent actuellement les réacteurs en fusion ? par exemple) et qui se termine par cet amer constat : il n’y aura jamais d’après-Fukushima, il y aura seulement désormais un « avec » – Fukushima… et toutes les victimes de cet « accident » ne sont pas encore nées (voir ici une belle critique).
Dans le cadre du in, renoncement aux représentations trop longues (12 heures pour 2666, 5 heures pour Karamazov avec en plus l’éloignement de la Carrière de Boulbon…) et concentration sur des « formes » plus courtes comme L’Institut Benjamenta, d’après l’écrivain suisse Robert Walser, et mis en scène par une spécialiste de la marionnette, Bérangère Vantusso. Il fallait bien sûr aimer Walser pour apprécier ce spectacle, c’est notre cas, C. et moi (il n’y avait plus la petite fille, rassurez-vous!). Mais si j’en suis sorti enthousiaste, C. elle, en a été très éprouvée. Cela tiendrait au fait que je ne suis pas suisse moi-même et donc moins sensible aux constats désespérées de l’écrivain biennois. Il faut avouer (et cela me semble aller au bénéfice de la réalisatrice) que cette mise en scène à base de demi-marionnettes grandeur nature (toutes tenues par un comédien ou bien posées, le comédien se tenant à distance pour les faire parler) faisait particulièrement ressortir le côté inquiétant qui fait l’essentiel de l’atmosphère walsérienne surtout dans ce récit. De quoi s’agit-il au juste ? Le narrateur Walser raconte que, dans les années du début du vingtième siècle, il fut mis dans un institut comme il en existait beaucoup à l’époque, de l’autre côté des Alpes, qui ne servait qu’à apprendre les bonnes manières, c’était en somme une école pour apprendre la domesticité. Autrement dit encore : une école où l’on n’apprend rien, passant son temps à répondre à des ordres absurdes ou à se morfondre dans l’ennui. L’école doit son nom à son directeur, monsieur Benjamenta, sorte de père Ubu de l’éducation, accompagné de sa fille Lisa censée donner quelques leçons (réminiscence de la soeur adorée de Robert Walser). Se noue une relation d’affection douteuse entre le jeune héros, Jacob von Gunten et le directeur… Un relent de pédophilie rôde sur cette « école »… comme si elle appartenait au diocèse de Lyon. L’angoisse est mise en scène de façon magistrale au moyen d’une légère bâche gonflée qui envahit la scène et « mange » littéralement les personnages et les objets. La rigidité et l’uniformité des marionnettes qui se multiplient au fur et à mesure que l’on procède à l’ouverture de petits paquets reçus par la poste augmentent encore le malaise… On comprend qu’après ça, bien des gens se soient trouvés mal à la sortie. Les mieux disposés envers le spectacle parlaient de leur découverte d’un Kafka suisse.
De fait, la comparaison n’est pas nouvelle. Pour les lecteurs français, elle doit beaucoup à ce qu’a dit de Walser Marthe Robert, la grande spécialiste de l’écrivain praguois qui fut, en même temps, la première traductrice et commentatrice de l’écrivain suisse. Dans la préface qu’elle donne à l’édition en Français de « L’institut Benjamenta » (coll. L’imaginaire, Gallimard), elle insiste fortement sur le rapport entre les deux, montrant même que Kafka connaissait très bien Walser. Elle cite à ce propos une lettre qui date de 1909 où le premier s’identifie fortement au second : « Il vagabonde, n’est-ce pas, heureux comme un poisson dans l’eau, et pour finir il n’arrive à rien, sauf à procurer du plaisir au lecteur. […] Naturellement, à voir les choses du dehors, il y a de ces gens-là partout, je pourrais vous en énumérer quelques-uns, moi compris justement ». Mais Walser, dont j’ai déjà parlé sur ce blog (là, et là), a d’autres cordes à son arc, y compris poétiques. Je le rapporterais à un courant de la littérature suisse auquel je rattacherais également Fritz Zorn et « l’humoriste » Zouc (célèbre dans les années quatre-vingt), courant pas vraiment gai, et sans pitié pour les travers d’une société conformiste.
Autre spectacle vu, mais seul, cette fois : Yitzhak Rabin, chronique d’un assassinat, monté parAmos Gitaï. Les hasards des placements m’ayant mis au premier fauteuil de la première rangée, j’étais tout près d’Amos Gitaï lui-même recevant ses invités : que du beau monde – je ne vous dirai pas qui. Je peux juste dire que le réalisateur israélien n’en finissait pas de se « selfiser »… La chroniqueuse du Monde évoque un félin noir qui se serait faufilé sur scène pour présenter son spectacle, belle image. Mais imparfaite. Il y avait plutôt de la lourdeur et de la mondanité dans l’air, et l’affirmation lancée : « Nous aimons notre pays, Israël » provoquait un petit malaise : comment fallait-il interpréter ce « nous » ? Les musiques seules étaient belles, le réalisateur n’y était pas pour grand chose. D’abord la grande violoncelliste Sonia Wieder-Atherton (Bach, Monteverdi…) et puis le choeur du Lubéron chantant superbement à la fin un choral de Ligeti. Pour le reste bien sûr, l’évocation des derniers instants du premier ministre par sa femme Léah était poignante mais malheureusement lue par des actrices (la comédienne palestinienne Hiam Abbass et l’israélienne Sarah Adler) qui trébuchaient trop souvent sur les mots. Ou peut-être étaient-elles gênées par les clameurs de la foule massée à l’extérieur du Palais des Papes pour suivre un match incertain dont nous ne connûmes le résultat qu’à la sortie. Il rôdait un vent mauvais ce soir-là près de l’Hotel Mercure où quelques écervelés déçus, révoltés et bien éméchés essayèrent d’incendier une mobylette…
(*) Le psychanalyste Fethi Benslama, très tôt après l’attentat, recommandait que l’on en fasse le moins possible au niveau de la communication : pas de portrait du tueur, même pas son nom (réduit à des initiales) bref rien qui puisse alimenter et amplifier le vent de la renommée, le plus apte à attiser les désirs les plus fous de la part de gens qui, pour l’essentiel, sont des détraqués mentaux (comme on l’a vu par la suite dans un village-vacances des Hautes-Alpes puis en Allemagne).