Nous lançons à quelques-uns et quelques-unes l’initiative d’un cercle de lecture, qui a pour vocation de réunir les gens autour d’ouvrages divers (littérature, science, archéologie, histoire…) pour en discuter, voire, quand c’est possible, inviter des auteurs et des conférenciers… Cela suscite une réflexion, forcément. Car lire après tout n’est-ce pas qu’activité purement solitaire ? Pourquoi s’enfermer dans des cercles et s’obliger à parler ? Et puis à quoi sert la lecture, d’abord ? N’est-il pas plus profitable de regarder un film ou une série télé ? Ca va plus vite, on fait moins d’efforts et on est plus vite rendu aux activités vraiment profitables. C’est ce que disent en tout cas le discours ambiant, les grands patrons de la télé, les promoteurs des réseaux sociaux : lire ce serait simplement accéder à une information, rapidement. Lire serait utilitaire.
Or, nous faisons l’hypothèse que ceux qui disent cela occultent ce en quoi consiste l’humain, ce qu’il y a qui nous fait vivre depuis l’aube des temps. Non que ce soit tout de suite la lecture (car celle-ci a besoin d’abord qu’on invente une écriture, ce qui n’est pas donné à toutes les civilisations ni présent à tous les temps de l’Histoire) mais la narration, qui déjà prépare l’usage que nous ferons de ce moyen nouveau, l’écriture. Les anthropologues qui se sont penchés sur l’origine du langage ont souvent situé son rôle premier et sa fonction dans cette exigence d’histoires que nous avons à nous raconter. Pourquoi se raconter des histoires ? L’être humain est, on le sait, fragile, il naît pas tout à fait terminé, son cerveau est énorme (bien plus gros que ce que le règne animal standard exige). A la naissance, les os de la tête sont encore souples, il faudra attendre un peu pour que tout se soude. Métaphoriquement, cette béance, c’est comme une hémorragie d’être qu’il faut colmater, autrement dit par là se met en place un sujet, peu de choses à voir directement avec l’individu biologique. Ce sujet est ce qui n’en finit pas de se construire en nous. Il le fait avec des débris, des lambeaux de paroles, phrases à moitié consumées, mots incertains auxquels la narration seule donnera corps et colle.
Une anthropologue, Michèle Petit, qui a conduit beaucoup de recherches sur la lecture dans le cadre de son laboratoire du CNRS, vient de publier un passionnant essai, résultat de ses recherches, sous le titre L’art de lire, ou comment résister à l’adversité (Ed. Belin, 2016). Elle y fait le tour d’expériences qu’elle a vécues ou qu’elle a analysées à travers le monde, notamment en Amérique latine (Colombie, Argentine, Brésil). Elle montre que, dans les pires situations, à l’issue de guerres ou de crises, les sujets humains parviennent à se reconstruire grâce à la lecture. C’est cette dernière en effet qui permet de faire un saut vers l’extérieur quand on se sent trop enfermé dans un moi qui paraît sans issue. Elle cite de nombreux écrivains, Albert Camus, Marcel Proust, Laure Adler, Louis Calaferte, Jean-Marie Le Clézio, Pierre Bergounioux, Pascal Quignard ou Edward Saïd, mais aussi de nombreux psychanalystes (Didier Anzieu, René Diatkine, Dan Winicott, Laurent Danon-Boileau) et sociologues (François Flahaut, Nathalie Heinich, Michel de Certeau). A des degrés divers, ces auteurs et spécialistes ont mis l’accent sur plusieurs aspects essentiels de la narration et de la lecture, sur l’apport par exemple des histoires racontées aux petits enfants dans leur structuration du vécu, mais aussi sur ce qu’en tirent les adultes à la recherche de sens : « en quête de relances, de sens – écrit-elle – nous les dérobons où nous pouvons, nous faisons les poches des autres et bricolons à partir de phrases entendues dans l’autobus ou dans la rue, mais aussi de ce que nous trouvons dans les conservatoires de sens propres aux sociétés où nous vivons, légendes, croyances, sciences, bibliothèques. Et les écrivains qui disent le plus profond de l’expérience humaine en rendant aux mots leur vitalité, ont ici une place essentielle ».
L’interaction avec le récit (le texte) des autres non seulement nous donne des supports pour la pensée, voire la rêverie (M. Petit souligne à juste titre que « plus que le déchiffrement des textes, plus que l‘exégèse savante, l’essentiel de la lecture [c’est peut-être] ce travail de pensée, de rêverie. Ces moments où on lève les yeux de son livre et où s’esquisse une poétique discrète, où surgissent des associations inattendues ».), non seulement nous aide à supporter la séparation mais encore suscite en nous des amorces de récit personnel ou de commentaire sur soi qui nous font en fin de compte nous dire que, qui que nous soyions et quelle que soit la vie que nous avons vécue jusqu’à présent, avec ses difficultés et parfois ses malheurs, nous avons aussi en nous des ressources inépuisables, dont la potentialité s’active grâce à cette interférence. L’auteure de cet essai cite joliment Proust qui, dans Le Temps retrouvé, parle de ces « innombrables clichés restant inutiles parce que l’intelligence ne les a pas développés » pour indiquer à quel point nous avons besoin de l’autre pour « développer » ces photographies.
A côté des images et des contenus, il y a aussi le rythme, qui insuffle une temporalité à notre vie et nous permet de reconnaître, par-delà le sens des mots (par-delà les concepts) des séquences que nous avons déjà connus dans l’enfance ou dans de précédentes lectures. Ici se situe le motif propre de la poésie. Dans notre vie quotidienne, à entendre les informations, à assister autour de nous trop souvent à un affollement du monde, nous-mêmes souvent ressentons un déréglement se traduisant par un énervement pathologique. Seul le rythme du poème ou de la phrase écrite dans une langue sereine, éloignée des clichés de la presse comme des slogans de la publicité ou de la politique, peut alors nous « soigner », c’est-à-dire rétablir le rythme normal de nos sensations. Une dame citée dans ce livre dit : « Je me souviens d’un jour où je me suis trouvée dans un état d’énervement complètement pathologique. J’avais couru à la bibliothèque pour y trouver Le Moulin de Verhaeren. Il m’avait instantanément calmée. Depuis j’y ai souvent fait retour, il m’enlève toute la folie, tout le déséquilibre, je sais qu’il est là, comme on a des pastilles dans le tiroir de gauche. Il me fait beaucoup de bien à cause de son rythme, peut-être aussi d’une image, mais c’est le rythme, avant tout ». On a beaucoup mis en avant le lien entre le rythme de la poésie et celui, original et binaire, qui caractérise les battements du coeur : systole, diastole. Le grand poète Yves Bonnefoy, qui vient de mourir, est et restera longtemps un maître dans cette exploration des sens en-deça des concepts et des discours, dans cet art de retrouver sous la couche des sédiments déposés par les accidents de la vie, les rythmes originels et même les images originelles, comme il l’a montré encore peu de temps avant de disparaître dans son récit L’écharpe rouge.
Observant cela, nous relevons un caractère de la lecture en quoi elle n’est pas que cérébrale ou intellectuelle : elle est liée au corps, ce qui très souvent est occulté, en tout cas dans l’enseignement scolaire en France où on a en général tendance à vouloir séparer raison et émotion, jeux de l’intellect et activités corporelles.
Nous sommes, dit Michèle Petit, des « êtres de langage en chasse perpétuelle de bonheurs d’expression ». Bien sûr, nous nous servons souvent de ce que nous entendons dans des conversations informelles, autour d’un café, dans un bistro, à la sortie du cinéma, mais c’est la littérature qui est terrain d’excellence de ces expressions qui fleurissent pour notre bonheur. Ainsi, tel jour à telle heure, j’ai eu l’occasion d’entendre un extrait du Proust de Du côté de chez Swann, quand il décrit le village de Combray et de saisir au vol cette suite de mots : le dos laineux et gris des maisons rassemblées, une suite de mots qui s’imprime en moi pour la journée et me la fait vivre d’un coeur plus joyeux.
Tout cela donne bien entendu des raisons de lire, mais encore une fois pourquoi se rassembler à plusieurs autour des livres ? Pourquoi échanger, alors que le moment de lire semble requérir surtout de la concentration intérieure ? C’est tout simplement parce que la lecture est aussi la mise en place virtuelle de nouvelles sociabilités, comme le souligne encore Michèle Petit. Parler des livres que l’on a lu, c’est non seulement donner de bonnes informations à autrui qui, à son tour, pourra les lire si il ou elle est convaincu(e) par ce que nous avançons, mais c’est aussi parler de l’autre et par là-même de soi, c’est dépasser des conflits (souvent artificiels) et des divergences conjoncturelles à propos de politique ou d’idéologie pour s’ouvrir à un dialogue plus essentiel que celui que fournit le banal quotidien. L’anthropologue raconte une expérience menée dans l’Aragon, province très rurale de l’Espagne où les gens n’avaient pas l’habitude de lire mais où s’est mis en place sur de nombreuses années un dispositif réunissant plusieurs groupes. Une des femmes participantes à cette opération disait : « Nous pourrions nous sentir différentes, par nos convictions idéologiques, politiques ou religieuses, et nous sommes capables de nous entendre et de faire beaucoup de choses ensemble, surtout de nous respecter et de nous aimer ». Elle s’appuie aussi sur d’autres expériences, menées en Colombie, pays qui a été particulièrement déchiré par la guerre civile et où la reconquête d’une vie sociale commune s’impose. Là, des clubs de lecture se sont multipliés, faisant presque « l’objet d’une véritable mode ». Le coeur du dispositif est en général ce qui se nomme en espagnol la tertulia, réunion où l’on converse et qui a lieu une à deux fois par mois, deux heures durant, dans les locaux d’une bibliothèque municipale. « Là encore – dit M. Petit – les sociabilités sont multiformes. Et, comme en Espagne, certaines ne se donnent pas seulement pour but de soutenir des processus d’acquisition de la langue écrite, de resocialiser des personnes marginalisées à un titre ou un autre ou d’offrir à des enfants une oasis de paix dans des contextes violents (ce qui est déjà beaucoup), mais aussi de travailler, en profondeur, à d’autres façons de « faire société » ». En somme, ce qui apparaît ici c’est bel et bien un projet politique, mais au bon sens du mot, en tant qu’un tel projet peut se définir comme simplement la recherche de rapports sociaux équilibrés basés sur l’estime et le respect mutuel, tout ce qui est sous-entendu sous l’expression (pas très belle, je le concède) de « faire société ». Toutefois ce projet, centré sur le collectif, ne saurait effacer le sujet. La démocratie n’existe, comme le disait Yves Bonnefoy dans une interview récente sur France-Inter, que dans la mesure où l’on se sent capable d’assumer la totalité des aspects de l‘existence d’autrui . Autrement dit, elle ne se construit pas par une mise entre parenthèses des subjectivités, bien au contraire, mais par une mise en avant de ces dernières par le biais de l’écoute et de la reconnaissance de l’autre dans sa parole.
Si l’auteure de cet essai lui donne comme sous-titre : « comment résister à l’adversité » c’est bien parce qu’elle sait que les pouvoirs bénéfiques de la lecture sont contrecarrés par les entreprises redoutables liées au capitalisme marchand : médias, jeux vidéos, hystérisation des conflits. L’adversité en question c’est tout cela mélangé. C’est aussi tout ce qui tend à nous empêcher de faire vraiment société et même vise à détruire notre société : les événements qui nous accablent, attentats, guerres, expéditions militaires. Plus que jamais alors nous aurons besoin de la lecture et donc des livres pour mettre au moins des interstices de bonheur entre ces moments horribles, qui ne seront pas seulement un peu de bonheur mais aussi, espérons-le, un peu de réflexion pour ne pas toujours subir les harangues et les discours et mettre à leur place notre propre parole.
@ alainlecomte : Reste à s’entendre sur « qui » et « quoi » lire. Ce choix est forcément orienté, ensuite il faut diriger le débat. Une idée concentrique…
Je me demande si les « djihadistes » ont lu un seul livre un jour (même pas le Coran pour certains)…
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Qui et quoi? Le livre de Michèle Petit montre que l’essentiel est de lire. lire ce que chacun a envie de lire. On peut toujours au gré de la discussion faire passer ses goûts propres et tenter de donner l’envie de lire des auteurs qui nous semblent indispensables. Elle dit que ce vers quoi l’on tend en général c’est les classiques, les grandes oeuvres, Tolstoï, Dostoïevsky, Camus, Sartre… mais que beaucoup de gens qui, au départ, sont intimidés par ces oeuvres, se contentent d’aborder des choses plus faciles, l’essentiel est cet instant de retrait du monde, le moment aussi où on lève les yeux de son livre pour se laisser aller à la rêverie. Les « djihadistes » lisent-ils? non, bien sûr. Les travaux de Fethi Benslama montrent à quel point d’inculture ils sont, ils montrent aussi hélas à quel point le monde arabo-musulman dans son ensemble se trouve coupé de la littérature mondiale.
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