« chaque être ne peut porter qu’une certaine quantité d’effroi » c’est ce que pense Anne, l’héroïne française du récit de Pierrette Fleutiaux : « Destiny ». Elle le pense à propos de son mari qui est absorbé par sa dose personnelle d’effroi, liée à la seconde guerre mondiale, au génocide des Juifs d’Europe, et qui, de ce fait, n’aura pas de temps, pense-t-elle, à consacrer à ce qui, elle, désormais l’absorbe, le destin de Destiny. Une immigrée nigériane qu’elle rencontre dans un couloir du métro, elle est appuyée contre un mur, elle est enceinte, Anne s’arrête pour lui demander si ça va. Are you OK ? Yes I am OK, mais Anne voit bien que la femme a besoin d’aide, peut-être va-t-elle accoucher là, dans ce couloir, alors elle l’accompagne à l’hopital et ensuite les deux femmes ont partie liée même si l’une, Anne, est une femme aisée de la capitale, préoccupée par ses courses, son mari, sa petite-fille qui va bientôt naître et l’autre, Destiny, est une migrante échouée sur le pavé de nos villes, comme il y en a tant, une victime de la misère du monde, héroïne au quotidien qui a traversé la mer sur un radeau pneumatique après avoir franchi le désert de Libye, avoir payé les passeurs, s’être fait cent fois agressée, pillée, humiliée, mais fière quand même, et relevant la tête pour qu’on la regarde, qu’on la considère, elle et ses enfants, déjà deux mis à l’abri quelque part dans un hospice Saint Vincent de Paul et sa petite à naître qui sera une petite Glory. Destiny, Glory, on dit par ces prénoms choisis tout ce que l’on attend, ce n’est pas parce qu’on est pauvre que l’on n’a pas d’espoir, que l’on ne croit pas quand même un peu à la vie.
Le récit de Pierrette Fleutiaux est infiniment touchant et plein de sensibilité, ce n’est pas l’éloge de quelque sainte femme, Anne n’est ni l’abbé Pierre ni la mère Teresa, elle ne se dévoue pas à cette femme africaine par conviction religieuse, voire politique. A-t-elle conscience d’ailleurs de « se dévouer » ? Elle accompagne cette femme dans sa recherche d’hébergement, sa quête de nourriture et d’un peu de réconfort simplement parce qu’elle ne peut pas faire autrement. C’est un engrenage. Pierrette Fleutiaux le dit très bien : nous ne sommes pas tout « un » dans nos baskets, généreux, dévoués, nous sommes « des multitudes », Anne est une multitude dans sa tête : elle répond positivement parfois à certaines des voix qui sont en elle, une petite voix de la raison, une petite voix de l’amour (et encore le mot n’est jamais prononcé dans le livre) et négativement à d’autres (cette notion de multitude est importante, c’est elle qui rend le mieux compte de ce que nous sommes, pas « uns » mais « plusieurs », à l’heure où le climat est à l’identité voire à l’identitaire, reconnaître que nous sommes multiples) .
A certains moments, elle se dit qu’elle doit faire quelque chose pour cette femme, qu’elle doit s’enquérir d’elle, de ce qu’elle devient, à d’autres moments, elle l’oublie ou bien elle se dit que non quand même elle ne peut pas aller jusque là. Non, elle ne va quand même pas l’inviter chez elle, elle ne va pas l’héberger, elle n’imagine pas qu’elle dorme dans la chambre d’à côté de celle où elle-même dort avec son mari. Elle veut bien lui donner de l’argent, mais combien faut-il donner ?
Tout ce dont traite Pierrette Fleutiaux, c’est de la somme de sentiments que nous avons en nous quand nous sommes amenés à apporter notre soutien aux plus démunis et les plus démunis aujourd’hui sont les migrants, ceux qui viennent par barques, des milliers de barques, bientôt des centaines de milliers d’Afrique ou du Moyen-Orient. Ce livre nous montre le cas de quelqu’un qui tombe sur une personne par hasard, sans y avoir réfléchi : Destiny lui tombe du ciel en quelque sorte, elle n’a pas eu à la « choisir ». Mais souvent (notamment par le biais des associations qui aident à l’insertion des migrants), on nous demande en plus de choisir… Il nous faut alors nous débrouiller avec notre culpabilité de ne pas avoir choisi les autres… Destiny, ce pourrait être Melissa ou Bernice. Je connais une Bernice que j’ai essayé d’aider aussi, de mes modestes efforts, j’ai trouvé pour elle une marraine républicaine, j’aurais pu aussi bien moi-même être le parrain mais je n’ai pas voulu, j’avais déjà un filleul, lequel filleul par la suite a disparu. Pourquoi ? Je ne m’occupais pas assez de lui ? Sans doute. Il faut dire, pour ma défense, que, comme Anne dans le livre, au début, je ne comprenais rien, qui était ce jeune homme qu’on m’avait mis dans les mains, fantasque, en retard aux rendez-vous, me faisant comprendre que ce qui l’intéressait c’était surtout que je lui donne des sous pour qu’il puisse s’acheter des fringues, aller chez le coiffeur etc. Et puis très tôt, je vis qu’il me mentait : son récit était faux, on trouvait d’autres garçons que lui, candidats à l’asile également, qui tenaient exactement le même discours comme si ce discours avait été appris, dicté. Au départ il y avait une brouille familiale (question de terrain), le jeune était menacé de mort par un oncle, heureusement un « ami » venait le chercher, lui payait l’avion avec un faux visa touristique pour Paris, le mettait dans un train pour qu’il aille à G. où, là, quelqu’un l’attendrait à la gare, mais il n’y avait personne à la gare et le jeune était réduit à rechercher de l’aide dans les associations, les églises évangéliques. Cette histoire trop répétée était fausse, elle ne cadrait pas avec ce qu’on sait des voies de l’immigration, de plus on pouvait prévoir qu’elle ne passerait pas face aux magistrats de la Cour du Droit d’Asile, alors cela m’avait énervé, j’avais espacé mes rendez-vous puis un jour, je ne l’avais plus vu. Ce sont exactement les mêmes hésitations, les mêmes interrogations qu’expose Pierrette Fleutiaux à propos de son personnage. Sauf que, elle, elle va plus loin, probablement elle s’attache à cette femme nigériane, à ses enfants et à force de patience, elle parvient à faire couler d’elle un filet de vérité. Et puis, finit-elle par dire : « vérité et mensonge ne sont pas des concepts de référence très utiles quand on côtoie les miséreux du monde » (p. 93). et en effet, qu’importe qu’on ait la vérité… Bien sûr, « ils » mentent. Ils mentent parce qu’ils sont à la recherche de l’histoire la meilleure, celle qui sera le plus à même de convaincre leur auditeur de les aider, ils mentent aussi parce que la vérité est inavouable, ou parce qu’elle révélerait des choses qu’il faut à tout prix tenir cachées (les passeurs, l’argent des passeurs, les exactions commises par les passeurs…). Mais nous autres, occidentaux « éduqués », supportons mal le mensonge, ou faisons comme si nous ne pouvions pas le supporter (car il doit bien y avoir des occasions où nous le supportons, le mensonge, nous ne sommes pas des statues de vertu). Dès qu’il surgit d’une façon un peu trop brusque, nous avons un haut-le-coeur, nous nous indignons. Destiny a dit à Anne que l’ami qui devrait la rejoindre (dont elle a eu l’enfant) était français, mais quand il apparaît, il ne l’est manifestement pas. Anne est furieuse. Et alors ? Quand Anne se rend au Centre Georges-Devereux où est soignée Destiny, elle apprend que celle-ci l’a présentée aux médecins comme « une Américaine », mais pourquoi diable ? Américaine ça fait tellement mieux que dire simplement qu’elle était française ? A coup sûr, cela nourrit mieux les fantasmes de Destiny. La misère n’empêche pas de rêver, d’imaginer qu’on va être sorti du trou par de beaux Américains en voiture rutilante qui habitent une superbe maison de l’Illinois ou du New Jersey… Bernice aussi raconte des histoires peut-être, et nous nous agaçons, sa vraie marraine, son logeur et moi ( beaucoup de monde pour une personne) que parfois, elle se montre exigeante. On lui a trouvé une chambre sous les combles. Mais c’est trop froid, c’est trop haut, ce n’est pas tout à fait ce qu’elle désire. Je lui donne rendez-vous pour régler avec elle le point délicat de son éventuelle inscription en première année de fac, mais elle me téléphone au dernier moment qu’elle ne sera pas au rendez-vous parce qu’elle estime avoir quelque chose de plus important à faire à l’autre bout de la ville. Elle est comme Destiny.
Et puis tout à coup, une idée l’illumine, elle a compris ce qu’elle pourrait tirer de l’école, et même si elle a déjà un bac de son pays, elle décide de s’inscrire dans un lycée expérimental pour repasser ce bac, apprendre de nouvelles choses, occuper son temps par des activités de l’esprit à défaut d’un boulot rémunérateur.
Nos relations avec les migrants (ou déplacés, ou réfugiés, ou sans papiers comme vous voulez), pour peu que nous fassions attention à eux, sont à l’image des relations que nous avons avec tout le monde ; des espoirs, des désillusions, des déceptions et tout à coup des lumières, sans cesse essayer, sans cesse rater, sans cesse réussir. L’obstacle majeur auquel nous avons à faire face lorsque nous nouons des relations avec autrui réside dans nos fantasmes, l’idée par exemple que nous nous faisons de notre action, qui devrait consister en « faire le bien » mais nous ne devons pas nous attacher à ce fantasme, à ce pseudo-idéal moral qui nous met sans cesse dans la culpabilité et donc ne nous conduit nulle part. Nous cherchons à être, simplement, à accroître cette dimension de l’être et tant mieux si par surcroît, nous parvenons à apporter un mieux-être aux autres, aux plus démunis des autres. Mais nous n’atteindrons jamais cet objectif par devoir, ou en violant notre être propre.