Contrairement à ce que laisse entendre ce titre, je ne l’ai rencontré qu’une fois, et cela dans un cadre très officiel : il avait été désigné comme expert pour évaluer mon petit projet de recherche, dans le cadre d’un vaste programme du CNRS (« Sciences, Technologie, Société ») il y a longtemps, au début des années quatre-vingt – ce devait être en 83, exactement. Il s’agissait d’un entretien. Je le revois installé dans un fauteuil, dans une sorte de bureau un peu sombre, aux fenêtres voilées par un grand rideau blanc, dans un petit immeuble en haut du boulevard Saint-Michel, et moi assis en face de lui, pour lui vendre ma sauce. J’étais jeune, il avait l’âge de mon père. J’avais un projet qui consistait dans l’analyse des raisonnements effectués dans les diverses sciences, naturelles ou dites « humaines ». C’était un projet « pluridisciplinaire » et ça devait lui plaire, du reste il me mit un avis favorable. Il n’était pourtant pas un de mes « phares ». Je trouvais sa pensée trop floue, trop vague, pas assez « formalisée ». Je croyais à l’époque dans le structuralisme, celui d’Althusser, ou de Foucault, ou celui de Lévi-Strauss, je ne sais plus trop bien. Alors, « le paradigme perdu, la nature humaine », non, merci, très peu pour moi. Néanmoins cette rencontre avait été positive. Je garde le souvenir d’un homme chaleureux et à l’écoute. En sortant de ce bureau, je me sentais des ailes… Dire que j’en ai fait quelque chose par la suite, ça, c’est une autre histoire. Je faisais à l’époque de « l’analyse du discours », une sorte de bricolage se voulant discipline à part entière, très en vogue dans ces années-là, en France particulièrement (on est allé jusqu’à parler de « l’analyse du discours française » pour la distinguer de… de quelle autre analyse au juste ? peut-être d’une analyse pratiquée par les anglo-saxons, beaucoup plus à base de statistiques que « la nôtre »), qui prenait à son compte des bribes foucaldiennes (« l’Archéologie du Savoir »), des notions althussériennes (celle d’idéologie notamment) et les mêlait avec un soupçon de linguistique. On me dit que cette pseudo-discipline vit encore au sein de quelques centres universitaires et que même, en Sorbonne, il n’y a pas si longtemps, on fit lire à des étudiants des textes que j’avais commis sur ce sujet dans ces lointaines années… mais moi, ce que j’y vois aujourd’hui, c’est essentiellement un habillage au moyen de termes abscons d’un commentaire de texte plus ou moins habile tel qu’en pourrait produire le commun des mortels, loin d’une « science » donc, comme on avait pu l’imaginer dans ces époques parfois un peu délirantes, où on alla même jusqu’à croire qu’une bonne « méthode automatique » allait en un clin d’œil faire ressortir la vérité d’un texte, au-delà de sa « surface »…
Mais cela ne fait rien : le projet accepté et l’argent du projet en poche, je pus faire de belles découvertes, et même partir au Québec avec ma jeune compagne pour nous familiariser avec l’analyse de texte par ordinateur, biais détourné pour nous initier à d’autres choses, la programmation informatique, les théories linguistiques. Cela par la suite, nous devions en faire quelque chose.
Avec qui était-il, Edgar, à cette époque ? avec Johanne ? avec Magda ? avec Edwige ? L’une d’elles sans doute, mais plus avec Violette. « Mon Paris, ma mémoire », livre publié l’an dernier, retrace ses aventures amoureuses, au milieu d’une vie intellectuelle fort riche, commencée sur le tas, à la sortie de la Résistance, pendant laquelle il appartenait, en tant que « sous-marin » communiste, à un réseau gaulliste. Après avoir été sans travail pendant quelques temps à la Libération, il se lance dans son premier ouvrage, « L’homme et la mort », travaillant d’arrache-pied dans les bibliothèques parisiennes, puis entre au CNRS, en un temps où la sociologie n’était même pas reconnue comme discipline autonome. Communiste souvent sur la ligne de rupture (il sera finalement exclu… à son grand soulagement) il lui arrive cependant de se trouver en phase avec la ligne du Parti, publiant « L’an zéro de l’Allemagne », où il dénonce la notion de peuple globalement coupable – ligne contraire à celle du PC jusque là – au moment précis où Staline, dans un revirement auquel il était habitué, condamnait Ehrenbourg pour avoir écrit : « Je ne connais qu’une sorte de bon Allemand, c’est un Allemand mort » ! On apprend dans ce livre que l’ami de Dionys Mascolo, de Marguerite Duras et de Robert Antelme, et donc de Mitterrand, ne vota pas pour ce dernier (ni pour son adversaire d’ailleurs) lors du deuxième tour des élections de 81, ni ne participa, bien évidemment, au défilé qui s’ensuivit sur la rue Soufflot, lui qui, probablement encore en ce temps-là, habitait face au Panthéon, au-dessus de la célèbre pharmacie Lhospitalier – ou peut-être n’y habitait-il plus, ce livre relate aussi la saga de ses déménagements, du plus riche vers le plus pauvre, quand ses divorces lui coûtent à chaque fois une partie de son patrimoine !
Plus tard, il m’est arrivé de le croiser, descendant le boulevard Saint-Michel, la casquette vissée, le pas volontaire, drapé dans un imperméable mastic, filant vers quelque rendez-vous mystérieux, ou bien de le voir et de l’entendre dans des débats, ainsi il y a quelques années à Grenoble (dans un des forums organisés par le journal « Libération ») où il dialoguait avec son vieil ami Claude Lefort (décédé depuis) et que les deux s’empaillaient sur l’idée du nécessaire « réenchantement de la politique », l’un (Edgar) y appelant, et l’autre (Lefort) hurlant qu’on avait déjà bien assez souffert des politiques « enchantées » (les lendemains qui chantent etc.). Finalement, je l’entendis donner l’intervention terminale lors d’un autre de ces forums, où il en appelait à la « métamorphose » de nos vies et de nos sociétés. L’ami Edgar montrait encore, à son grand âge, sa foi dans l’avenir et dans l’humanité, et cela en dépit de tout ce qui nous semble obscurcir l’horizon…
Je l’ai croisé plusieurs fois place de la République…
Un intellectuel comme on n’en fait plus (dire qu’il faut se taper, en revanche, un Michel Onfray à tous les coins de rues médiatiques !)…
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