Mon premier jour de balade : aller à pieds jusqu’à Ferry Building, là, regarder les ferries qui débarquent de Sausalito, en face, ou d’Oakland, café expresso pris à l’intérieur du bâtiment, face à une grande baie vitrée, grande table en bois où viennent s’asseoir les passagers en partance, journal à la librairie du quai (The Passage), The New York Times, élections indiennes, révoltes en Ukraine. Comme le soleil chauffe de plus en plus, je sors me mettre sur un banc. Deux hommes âgés d’origine asiatique discutent sur un autre banc, à droite le Bay Bridge. Reprise de Market Street, dans l’autre sens, renseignements pour louer un vélo. Cher. Bus : depuis le coin de Kearny, bus 30, qui déroule tout Stockton, passe sous le tunnel, arrive en plein quartier chinois. En un instant, le véhicule est noir de monde, des habitants du quartier qui font leurs courses, branches de légumes qui dépassent des paniers, piaillements et rires en chinois de Canton. Puis Broadway, puis Colombus + Green. Descente. Quartier italien. Caffé Greco, Mona Lisa. Trottoir d’en face : le café Tosca, qui n’ouvre que le soir. Un peu plus bas : City Lights, la grande librairie militante. La Beat Generation toujours en vitrine : Kerouac, Ferlinghetti, Ginsberg, Snyder… Incursion vers l’intérieur. Toutes les dernières nouveautés au rez-de-chaussée, mais mélangées, l’écologie voisine la calculabilité, Turing avec Amartya Sen (dernier livre de Drèze et Sen sur l’état actuel de la confédération indienne, à lire probablement… un jour où on aura le temps). Le livre sur la calculabilité (édité à MITPress) cite mon ancien professeur, Daniel Lacombe. Me rappelle des souvenirs… des bons, des d’avant 68. Daniel Lacombe s’était affronté aux CRS, je m’en souviens. Je monte au premier étage : c’est le coin des poètes. Comme l’an dernier, je suis émerveillé de toute la production poétique américaine. Montre un réel engouement pour la poésie. Je trouve même une anthologie de la poésie française du XXème siècle en édition bilingue. Lire Jacottet, Bonnefoy et Dupin en anglais… C’est en vain que je chercherais à Paris la réciproque : une anthologie bilingue de la poésie américaine contemporaine. Il existe bien chez Penguin une très bonne anthologie, mais en anglais seulement. Quel travail ce serait de la traduire ! Autre surprise : on vient de publier une sélection de poèmes de Reverdy traduits en anglais ! Lire un de ses poètes préférés dans une autre langue : quelle curieuse sensation… on se rend compte alors que c’est un tout autre poète. Définitivement, la traduction crée d’autres œuvres, elle ne les transpose pas d’une langue vers l’autre. Mais ils qualifient Reverdy de « poète cubiste », cela me paraît absurde. ‘Cubiste » avait été donné par dérision à Picasso et Braque, parce que les critiques d’art de l’époque ne voyaient que des « petits cubes ». Il n’y a guère de raison d’en affubler un poète.
Petite faim. Panino au Caffé Greco, essai d’écrire sur mon portable. Puis poursuite de la balade par ce beau temps, mais froid, sec, je suis emmitouflé dans mon duffle-coat, l’écharpe rouge de chez Macy’s que C. m’a offerte. J’aime North Beach et ses belles maisons blanches qui s’agrippent aux pentes de Telegraph Hill. Coït Tower est en ce moment fermée pour travaux. Arrivée sur Fisherman’s Wharf, hélas trop touristique, commercialisé, parc-d’attractionnisé, artificiel, bref : mort. Vite en repartir, par le tram F. Retour à l’hôtel. Ecritures. Réservation au Grand Café (sur Geary, à deux pas de notre hôtel). Un décor Art Déco du tonnerre… Salle de restaurant grande comme une cathédrale. Bonne nourriture « à la française », soles, truites… Chardonnay… tout est bon.
Mon deuxième jour : partir, le portable sous le bras, de nouveau vers l’ancien quartier bohémien, près de City Lights, je sais que je trouverai là le seul endroit où je pourrai m’installer en toute quiétude pour plusieurs heures afin de travailler. Il y aura même une prise de courant. Je serai au premier étage du fameux « Vésuvio », qui borde la petite allée dévouée à Kerouac, juste à côté de la librairie. La serveuse a du m’oublier depuis l’an dernier… Je la retrouve, je crois bien que c’est la même. Un peu plantureuse, belle américaine de la quarantaine. Je n’ai qu’un billet de 100 pour payer mon thé, elle le regarde à la loupe… « Hope it’s good ! » « Me too ! » elle me répond en ricanant. Je lui demande si je peux monter à l’étage. « Be good » me dit-elle avec un clin d’œil… laissant entendre que parfois se passent là-haut des choses inavouables. Comme je le prévoyais, j’ai ma tranquillité, et je peux faire mes petites affaires… (de très sages affaires, j’insiste). Vers l’heure du lunch, je lève le camp, je lance « Good Bye » à la cantonnade, mais personne ne me répond. Il y a juste trois vieux messieurs dans le bistrot, un seul me regarde en souriant. De l’autre côté de la rue, je trouve mon bonheur : un panino caprese, que je mange attablé face à la vitrine pour mieux voir l’activité de la rue, le bus qui s’arrête juste sous mes yeux, la femme asiatique et son bébé hilare qui en descendent. Après le panino, j’ai faim d’un yoghourt. Puis je descends la rue jusqu’au pied du gratte-ciel en forme de pyramide. J’ai décidé pour l’après-midi de me rendre au Golden Gate Park, il y a là, à la Fondation de Young, une grande exposition de David Hockney. Je prends plusieurs bus avant d’arriver à l’entrée du parc, près du petit pavillon McLaren. Ensuite je suis à pieds le boulevard qui mène au Conservatoire des fleurs puis au Musée. C’est une longue marche peu intéressante, ce genre de parc étant fait davantage pour les autos que pour les promeneurs… Enfin le De Young. Architecture moderne, mais décevante, une sorte d’aéroport avec une grosse tour de contrôle. Dedans, c’est immense, naturellement. On s’y paume. Toutes les pancartes appellent au « de Young store » et au café… Grand magasin ou lieu d’art moderne ? L’expo Hockney commence enfin, après moult barrages de sécurité. Je connais peu l’œuvre antérieure de ce peintre qui, me semble-t-il, a fait des choses intéressantes dans sa jeunesse, où il côtoyait aussi les poètes de la Beat Generation.
Là sont exposées ses dernières œuvres, qui datent de 2012 et de janvier 2013. Une grande salle de portraits : des proches à lui tous assis sur des chaises dans des poses ordinaires, couleurs très vives, visages peu expressifs. L’autre salle est consacrée aux vues depuis sa fenêtre faites en Angleterre très récemment, de sous-bois, de forêts et d’étangs hivernaux, beaux dessins à la mine de plomb, qu’il s’amuse ensuite à photographier et à reproduire en quatre fois leur taille. Salle un peu triste où domine le noir et blanc. Puis vient une multi-video, réalisée avec dix-huit caméras, montrant des gens qui jonglent et se lancent des balles, couleurs vives, musique : cela fait l’attraction de l’expo. Dernière salle : « The Great Wall ». Hockney a voulu montrer que, selon lui, tous les grands peintres à partir d’une certaine époque ont utilisé des appareils d’optique afin d’obtenir un réalisme toujours plus photographique. Il pense avoir fait là une découverte capitale… Il situe en 1420 ce moment charnière. Je quitte cette exposition avec un sentiment de perplexité. A la sortie, comme je demande à une dame de la sécurité la manière de trouver un bus le plus près possible pour rentrer, elle me fait une longue et magnifique démonstration de comment atteindre la station la plus proche (sur Fulton street), articulant bien les mots et les mimant gestes à l’appui. Le « Five » arrive et longe tout Fulton et McAllister. Je descends au coin de Jones et de Market, voulant rejoindre l’hôtel par Jones. Je me retrouve dans un de ces quartiers pauvres, dont les villes américaines ont le secret et qu’elles cachent souvent sous les ors rutilants des grandes rues commerçantes, mais il suffit de faire un pas de côté pour atteindre ces zones d’errance et de désespoir, là où des Afro-américains et des hispanophones en exil cherchent de quoi s’alimenter au fond des poubelles et trainent de crasseux caddies plein à ras bord de déchets et de sacs en plastique.
Le soir, après avoir retrouvé C. à la sortie Sud du Moscone Center, nous reprenons le 30, pour retourner vers North Beach. La nuit tombée, les façades des bistrots se sont illuminées, le Tosca a ouvert, ainsi que l’Adler ‘s museum, en réalité un bouge antédiluvien qui contient lui aussi des souvenirs de la grande époque. Au Vésuvio (la serveuse a changé entre temps) nous prenons un verre de blanc. A la table d’à côté un incroyable personnage, en redingote et chapeau haut-de-forme, petites lunettes noires et rondes, gants noirs couvrant des mains effilées, buvant bière sur bière et commandant à la patronne d’une voix d’outre-tombe… Nous mangeons chez Franchino des linguines et pennes parfaites. La petite famille n’arrête pas de discuter dans la langue de leur pays, la serveuse s’appelle Franca, le patron porte une casquette et salue ses clients avec une belle humeur. Le 30 sert encore de bus de retour.
Merci pour la balade !
Il aurait été amusant d’engager la conversation avec l’homme au chapeau haut-de-forme et petites lunettes noires : c’était peut-être, qui sait, la réincarnation d’un de ces nombreux poètes méconnus de la Beat Generation…
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le type était impressionnant… mais pas très engageant.
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Et bien me voici avec l’envie d’aller dans les cafés californiens me poser pour écrire…
Merci de ce dépaysement.
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Bon voyage! allez-y!
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