Avoir un séminaire donne l’occasion de vivre des évènements étranges. J’étais plongé dans des explications qui pouvaient paraître hermétiques à tout autre que mes rares étudiants du lundi après-midi, peu nombreux mais très avertis de choses mathématiques, quand tout à coup, entra dans la salle un homme qui portait sur lui le fardeau des années passées et des longues distances qu’il avait du parcourir avant d’arriver jusque là. Il ressemblait à un trappeur des steppes asiatiques. Quand je me tournai vers lui pour lui demander s’il ne se trompait pas de lieu, il me répondit, avec un air taquin et sûr de lui que : non, il ne se trompait pas, « qu’il était venu ici en connaissance de cause ! ». Tôt perça en moi l’inquiétude d’être mis en présence de quelque génie curieux qui venait se rendre compte par lui-même des fondements de ce que je racontais. Qui venait m’inspecter en quelque sorte. Raison de plus de redoubler de circonspection quant à mes propres dires. Que surtout ne se glisse pas dans la conversation quelque abus de langage dont on me reprocherait ensuite l’usage sans rigueur. Quand on a été formé aux mathématiques, on s’attend à tout, y compris à des pièges de cet ordre. Il ne comprit pas, d’abord, les deux règles que j’avais affichées au tableau. Je les lui expliquai, me demandant où il allait intervenir pour me dire qu’il n’en voyait pas la justesse. Mais non, c’était plus simple: son incompréhension était sincère. Déjà mes étudiants habitués s’impatientaient. J’écrivais trop petit. Je lui dis de se rapprocher. Il avança un peu, tenant ses verres relevés sur le front, carnet à la main, où il inscrivait des notes fébriles. Je redonnai des explications que j’avais déjà données. Les étudiants lui demandèrent tout de go s’il avait quelque qualification en sciences du langage. Il leur répondit qu’il était grammairien. Il avait, jusqu’à la retraite, enseigné la grammaire française à l’université de Seoul. Oui, il était au courant de Montague, de la sémantique formelle. Mais là, dit-il tout à coup, c’était trop! Bien trop compliqué. Et il explosa. « Tout ceci, dit-il, n’est qu’un aggrégat d’illusions! ». Je le regardai estomaqué. « Oui, répéta-t-il, des illusions! ». Je ne comprenais pas très bien. Comment pouvait-il parler d’illusions alors que je ne faisais que donner des définitions et des théorèmes… et que s’il existe des objets hors illusion, ils sont bien là. Un théorème mathématique est vrai dès lors qu’il est prouvé et la preuve à elle seule dissipe toute illusion. Ce n’était qu’avant elle que l’illusion subsistait, lorsqu’on conjecturait, autrement dit lorsqu’on « croyait ». On a ainsi longtemps cru que tel problème devait être décidable, voire faisable avec une complexité raisonnable, avant d’avoir la preuve du contraire, et lorsque celle-ci fut connue, plus personne ne s’avisa de revenir « aux anciennes illusions ». C’est ainsi que marche la science… mais mon interlocuteur voulait quelque chose de plus, que visiblement, je n’étais pas capable de lui donner. Devant mon étonnement, il me demanda d’apporter quelque chose de concret à l’eau de mon moulin. Je lui débitai le premier exemple qui me vint à l’esprit. Le cas d’école fourni par les phrases dites « phrases de Geach » (du nom de celui qui les étudia le premier) ou encore « donkey sentences » (car, on ne sait pourquoi, il y est toujours question d’un âne!). Une de ces phrases est: « tout fermier qui possède un âne le bat ». Cette phrase (absurde, j’en conviens) a ceci de gênant, pour le dire vite, que son indéfini « un » ne se traduit pas du tout, comme un indéfini habituel, par un quantificateur existentiel, ce qui, en apparence, brise l’espoir de pouvoir analyser les phrases selon une démarche compositionnelle, c’est-à-dire en combinant les significations de chaque mot pris isolément les unes avec les autres. Cela amusa mon visiteur de l’après-midi. « C’est un tout petit problème, me dit-il, face à tous les immenses problèmes qui existent ». Oui, certes, il y a d’immenses problèmes de par le monde… l’évasion fiscale? Mais je ne suis pas « payé », lui dis-je, pour trouver des solutions au problème de l’évasion fiscale. Si j’en trouve une pour les « donkey sentences », c’est déjà beau, non? Mais la séance finissait. Mon visiteur coréen finit par me féliciter. Il me connaissait car il avait trouvé quelques-uns de mes écrits en consultant Internet. Il était à Paris pour un petit bout de temps et il s’enthousiasmait du nombre de séminaires, colloques, ateliers auxquels il pouvait participer. Et pour me prouver son estime… il m’invitait le lundi suivant, à manger au restaurant. Coréen, bien entendu!
Le lundi suivant arriva et il brilla par son absence.
Je l’avais donc oublié quand il resurgit tout à coup quinze jours plus tard, toujours en plein milieu de la séance, un peu avant la courte pause que je nous ménage, les étudiants et moi, et qui nous permet de discuter un peu, tout en prenant un café ou un thé au citron distribués à la machine qui est à l’entrée du bâtiment (le 29 de la rue d’Ulm). Il n’avait pas changé ses habitudes, et se mit à faire son courrier pendant que je répondais à quelques questions. A la pause, il m’accapara pour s’excuser de son absence précédente et me proposer son restaurant pour le soir même, après quoi, il disparut, puisque, de toutes façons, il ne comprenait rien à ce que je racontais…. Rendez-vous avait été pris à 19h, devant la grille du 45. Là où je le retrouvais en effet, à l’heure dite. Il arpentait le trottoir, la casquette calée sur les oreilles, la barbiche blanche en émoi. Las, c’était jour de fermeture pour le restaurant coréen, nous nous rabattîmes sur le premier bistrot venu de la rue Gay-Lussac. Là commença le plus beau dialogue de sourds auquel j’ai jamais participé. Il aimait la France, disait-il, mais ne comprenait pas ce qui se passait en ce moment… Je lui dis que moi non plus, je ne comprenais pas les manifestations contre le mariage gay, je ne m’attendais pas à ce qu’une proposition de loi aussi naturelle compte tenu de l’évolution des mœurs et de la société rencontre une telle opposition. Mais me dit-il, ce n’est pas du tout ça que je veux dire ! Lui, c’était la proposition de loi en elle-même qui le scandalisait. Il ne tolérait pas l’idée même de l’homosexualité. « C’est contre nature !!! » beuglait-il à l’adresse des autres convives. Comme je n’avais rien à perdre et que je me fichais pas mal que notre duo devienne le centre d’attraction du lieu, je lui répondis avec la même véhémence qu’il n’y avait guère en ce domaine de « loi » à proprement parler. « Comment ? Vous, un scientifique, vous ne faites pas confiance au concept de loi ? ». Il m’était difficile, entre deux bouchées de tartare de bœuf, de lui expliquer ma conception des lois « de la nature » (on peut trouver une intéressante discussion à ce sujet dans le livre de Prochiantz dont j’ai parlé il y a quelques temps sur ce blog), mais comme il me faisait part de son intention de quitter la France en raison des mœurs dissolues qui y règnent, je lui dis en riant : « vous n’allez quand même pas me dire qu’il n’y a pas d’homosexuels en Corée !!! », alors là, droit dans ses bottes : « Non ! En tout cas, je n’en ai jamais vu ! ».
Nous nous séparâmes sur le seuil du restaurant : il avait son bus à prendre pour rentrer chez lui ; et je continuai la rue Gay-Lussac en direction de mon hôtel, songeant aux abîmes qui séparent les croyances et la réalité et aux implications pratiques d’un certain « réalisme » philosophique…
Rencontre bizarroïde comme un astéroïde… Heureusement, la rue Gay-Lussac a dû te rappeler d’autres souvenirs – une époque où la liberté battait le pavé !
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