Après la poésie, la science. Pour parler du livre écrit par le biologiste Alain Prochiantz, « Qu’est-ce que le vivant ? », passionnant d’abord parce que très bien écrit : aucun rapport avec les ouvrages de « vulgarisation » qui foisonnent, tous aussi mal écrits les uns que les autres, autrement dit faits d’une prose, comme leur nom l’indique, vulgaire. Rien de tel ici. Le savant professeur au Collège de France nous interpelle autant comme êtres de raison que comme êtres sensible à la beauté (c’est-à-dire la vérité) du langage. Il veut s’adresser aux fameuses « deux cultures », la scientifique et la littéraire. Vieille scission française héritée d’une tradition de Grande Ecole qui ne mélange pas les poètes avec les savants. Tradition regrettable, mais enfin… qu’y faire, c’est la loi. Et encore l’écrivain n’explore pas les facettes de cette loi, sans quoi il lui viendrait à l’esprit que cette ségrégation en redouble une autre, entre les sexes. Aux femmes la littérature, aux hommes la science. Foutaises pourtant. Rien ne fonde une telle séparation, rien sauf la sociologie.
Le livre de Prochiantz tranche parce qu’il ne prend pas ses lecteurs pour des imbéciles, il ne va pas chercher des images oiseuses pour « nous faire comprendre », il ne renonce pas à l’emploi des termes techniques qui sont les seuls à avoir la précision requise, il parle d’embryogenèse, de fibroplastes, de cellules souches totipotentes et de morphogènes. Ouvrage de science, mais non scientiste, il ouvre sur une réflexion concernant la science justement, la biologie en particulier, renversant quelques dogmes populaires admis, comme celui d’un soi-disant déterminisme génétique, discutant de Darwin et de D’Arcy-Thompson, de Turing et de Bergson, proposant une conception du matérialisme qui ne se limite pas à un physicalisme réducteur. Livre courageux : il faut du courage pour se déclarer tranquillement « matérialiste athée » en un temps où les religions gagnent du terrain sous couvert de « spiritualité » et de retour aux sources identitaires. L’air de rien, le livre de Prochiantz aborde d’ailleurs ces questions puisqu’il parle de mémoire et d’individuation. Peut-on concevoir notre individuation, c’est-à-dire ce processus constant d’adaptation à notre milieu environnant qui tient compte de tout ce que nous avons vécu au cours de notre vie, sous la forme d’un retour aux sources identitaires ? Cela ne serait-il pas justement incompatible avec ce pourquoi un tel processus existe. Avec la pensée, notamment, si tant est que, comme Prochiantz l’a déjà exprimé dans le passé (dans Machine-Esprit) celle-ci peut se définir « comme le rapport adaptatif entre le vivant et son milieu » (ce qui suggère alors que « tous les organismes vivants pensent, qu’ils aient ou non un cerveau »).
Reste que cette adaptation peut connaître diverses formes, aux deux extrêmes : le clonage et l’individuation. La première de ces formes concerne des modes de vie très rudimentaires : des espèces sont telles que leurs membres peuvent se régénérer sans cesse, mais ils ne gardent alors aucune mémoire de ce qu’ils sont, d’autres au contraire font peser la charge de l’adaptation sur l’individu, on parle alors d’adaptation épigénétique. C’est le cas de sapiens bien entendu, mais pas seulement : « l’adaptation épigénétique ne concerne pas seulement les organismes à cerveau. L’exemple des plantes est particulièrement frappant. La même plante placée dans différentes conditions climatiques adopte des morphologies et physiologies adaptées, adaptation épigénétique, non cérébrale évidemment, impliquant des modifications de la structure de la chromatine, aussi à l’œuvre chez les animaux ». Bien sûr adaptation signifie variation : il faut que l’organisme soit sujet à une multitude de variations pour que certaines soient sélectionnées afin d’être mieux en phase avec l’environnement. Le vivant est en renouvellement permanent et c’est sûrement ce qui le caractérise. Claude Bernard, un maître pour Prochiantz, avait inventé la notion « d’embryogenèse silencieuse » « pour désigner ce travail invisible de reconstruction des individus tout au long de leur vie ». Nul doute que, chez sapiens, c’est le cerveau qui manifeste le mieux cette propriété ; comme si d’ailleurs, sa fonction essentielle n’était pas celle-là justement, la fonction de maximiser le pouvoir d’adaptation et d’individuation qui en résulte. Là où le livre de Prochiantz nous impressionne, c’est qu’il ne dit pas simplement que notre cerveau s’adapte au sens assez évident où « nos idées » s’adapteraient, mais à celui, moins évident, où il s’agit bien d’un processus biologique, et pas seulement « idéologique ». Des cellules neurales, cellules souches (donc à partir desquelles peuvent se construire de nouvelles cellules, différenciées ou non) se trouvent dans au moins deux parties du cerveau : le bulbe olfactif ( ?) et l’hippocampe, ce fameux hippocampe, ainsi appelé à cause de sa forme, qui joue un rôle fondamental dans la mémoire épisodique et l’apprentissage. C’est de là que viennent les nouveaux neurones qui, continuellement, d’avant la naissance jusqu’à notre mort sont créés puis mystérieusement envoyés à la place précise qu’ils doivent occuper au sein d’un réseau, et l’adaptation de notre cerveau vient de cette neurogenèse (laquelle ne s’éteint pas, contrairement à ce l’on a souvent cru lorsqu’on disait qu’à partir d’un certain âge c’était terminé – eh bien, non, ce n’est jamais terminé, c’est grâce à cela que demain, malgré mon grand âge ( !), je vais pouvoir continuer à découvrir de nouvelles mathématiques – nouvelles pour moi, bien entendu, parce que pour les autres…), laquelle en retour est évidemment modifiée par les contraintes environnementales parmi lesquelles figurent les productions culturelles (littérature, philosophie…). Ainsi, comme le dit Prochianz à un moment de son livre, il n’y a pas de dedans et de dehors : tout s’interpénètre, la mémoire artefactuelle liée à la culture rencontre la mémoire biologique, elle en devient un prolongement en permettant de continuer le processus adaptatif.
Que le cerveau ait une part énorme chez nous autres humains, cela n’est pas étonnant. Dans un percutant chapitre (« cette étrange fureur d’être singe ») où Alain Prochiantz nous incite à nous départir de l’idée fort répandue ces temps-ci que, dans le fond, peu de choses nous distingue des animaux, et en particulier des singes et en particulier des chimpanzés (puisque paraît-il, nous aurions plus de 98% du patrimoine génétique en commun), le biologiste insiste sur cette observation que « il existe chez les primates une règle de proportionnalité entre le poids du corps et celui du cerveau, sapiens faisant ici exception puisque si on lui appliquait cette règle son cerveau devrait avoir un volume de 500 centimètres cubes ». Contre, dans la réalité un volume de 1400 à 1500 centimètres cubes, soit un excédent de 900 centimètres cubes ! En bref ce qui compte n’est évidemment pas la parenté des gènes mais les mutations qu’ils ont subies depuis la séparation des hominidés au sein du règne des primates, or, visiblement, ces mutations ont touché des séquences d’une grande importance qualitative, et « très probablement des domaines régulateurs de l’expression de gènes du développement ». La conclusion du biologiste sera donc que libre à nous de donner des droits aux animaux si nous le désirons, puisque c’est là justement un apanage de l’humain, de légiférer, mais cela n’a aucun rapport avec une quelconque proximité naturelle qui, en elle-même, « nous imposerait des lois ». « Pour tous les animaux, animaux humains compris, il n’y a pas de lois morales transcendantales, pas plus qu’il n’y a de normes morales déposées dans nos chromosomes ou nos circonvolutions cérébrales ».
Ce livre décidément passionnant pose bien entendu la question de la science, ce qu’elle est, et de la manière dont nous devons entendre le matérialisme scientifique. Qui n’est pas un familier de Bergson (c’est mon cas) et n’a de lui que l’image d’un philosophe spiritualiste, représentatif d’une certaine philosophie française de la première moitié du XXeme siècle, sera étonné de voir sa pensée convoquée à mainte reprise et mise à contribution pour une définition de la science du vivant. C’est qu’il n’est pas à confondre avec Teilhard de Chardin, il n’y a pas chez lui d’idée téléologique. Bergson était plus réceptif aux idées de Darwin que ne le furent maints positivistes, qui refusèrent d’ailleurs d’intégrer l’auteur de l’Origine des espèces au sein de l’Académie des Sciences, au prétexte que son travail n’était pas assez scientifique. Qu’est-ce donc qu’un travail « scientifique » ? Pour être scientifique, un travail doit-il correspondre étroitement à un schéma préétabli prévalant dans les sciences expérimentales ? Il est clair qu’en un sens restrictif, Darwin ne faisait pas « des expériences ». Ses observations, sa manière de les classifier, de les rapporter à des hypothèses étaient ses expériences, mais il n’est pas question de « rejouer » la sélection naturelle. Et à supposer qu’on puisse remonter le temps, il est fort probable que les trajets (les « chréodes ») au sein de l’univers des possibles ne seraient pas les mêmes, qui sait même si sapiens émergerait à nouveau ? On touche là la spécificité du vivant et donc des sciences qui s’en occupent. Dans un intéressant chapitre, Prochiantz se pose la question de la mathématisation en biologie pour conclure que les mathématiques qui donneraient à la biologie ce formidable pouvoir que possède la physique, qui est de permettre de découvrir des entités du monde physique longtemps avant qu’on ait pu les observer (songeons au boson de Higgs), n’existent pas, ou pas encore.
Ceci dit, « qu’avions-nous à faire de ces 900 centimètres cubes ? ». On peut en effet se le demander tant il nous apparaît qu’une bonne partie de nos problèmes, mais pas seulement nos « problèmes », le tragique de notre histoire aussi et même notre désespérance, souvent, ne semblent provenir que d’un gros malaise à les remplir… La conclusion de Prochiantz est belle, qui fait un clin d’œil à Heidegger :
Mais qu’allait-il donc faire dans cette clairière ce singe au trop gros cerveau ?
photos: Parc de la Tete d’Or – Lyon, 11 avril 2013, quelques spécimens vivants.
Tout est donc affaire d’hippocampe et de cylindrée (je n’ai jamais, en moto, dépassé la 750 cm3). Un livre qui pétarade, apparemment !
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il est sage en effet de rester en deça des 750 cm3!
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Peut-être faudrait-il que je stimule davantage ma neurogenèse … Rien que de lire ton billet m’y encourage fortement.
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