Les violons du diable

Un festival chasse l’autre. Après Avignon, nous passons par Verbier, qui n’est pas loin de cette vallée où nous allons souvent mettre nos petits enfants à l’abri des montagnes… De loin, Verbier n’est pas joli, on y entretient une forêt de grues : chalets de richissimes en construction, fondations de béton pour des façades de bois garnies de géraniums… ô combien monotones. De près, ce n’est guère mieux : hôtels, cybercafés, magasins de luxe… toujours en béton. Le festival s’étale en plusieurs lieux : salle dite « des Combins » (une vaste structure temporaire recouverte de toile), chalet Orny, église (de style « moderne »)… C’est dans cette dernière qu’ont lieu les concerts en petite formation, ceux de 11 heures et ceux de 20 heures. Les premiers en général moins chers que les seconds, moitié moins même. Je ne sais pas pourquoi. Probablement parce qu’il y figure des artistes « moins connus »…

Mais Verbier offre des occasions uniques de rencontrer des génies musicaux. Je me souviens d’Evguéni Kissin découvert ici dans les années quatre-vingt, encore gamin, avec ses cheveux frisés et escorté par sa maman – l’URSS existait encore, je crois bien. Son jeu éclatait sous la tente de plastique et même s’il y avait eu des gouttes d’orage, mitraillant la bâche (comme c’est arrivé il y a deux ans pour un concert avec Charles Dutoit et Yuja Wang), on ne les aurait pas entendues. Cette année, c’est sans conteste Nemanja Radulovic, la découverte. Imaginez un diable sortant de sa boite, géant, costaud, chevelure de jais couvrant les épaules, en pantalons de cuir et habit de marquis. Sade ou Méphisto ? Disons plutôt : Paganini. Tout en pliant son violon à ses quatre volontés, il virevolte, fait face au public, puis lui tourne le dos afin de diriger les quatre jeunes de la Verbier Académie qui l’accompagnent dans cette première œuvre, un prélude de Fritz Kreisler, souriant aux deux violons, s’adressant aux deux violoncelles, échangeant des regards avec son excellent complice, le pianiste Julien Quentin. Il y a des moments de joie intense grâce à la musique – banal ! – mais ces moments sont encore plus forts quand on a le sentiment que les barrières sautent : la musique classique rejoint le rock. Mozart ne ressemble plus tout à fait à Mozart et Bach plus tout à fait à Bach, les sacro-saintes « cadences » sont oubliées, les rythmes varient. En deuxième partie, il nous gratifie des grandes œuvres pour violon du XXème siècle : Enesco bien sûr, et « Tzigane » de Ravel.

A l’entretien radiodiffusé qui suivra, avec un journaliste de la RTS, Nemanja Radulovic, qui apparaîtra doux comme un agneau, fera sentir à quel point ces œuvres sont difficiles et propices à tous les dangers. Il répondra à son interlocuteur qu’il réalise à quel point il met en danger son accompagnateur et… lui-même. Entretien captivant, qui révèle un musicien de vingt-six ans qui a déjà beaucoup vécu. Ce goût du danger, c’est le sentiment que nous risquons à chaque instant de perdre notre vie. Comme son nom l’indique, Nemanja Radulovic est d’origine serbe, il a souffert de la guerre, ça se voit. Il est venu à Paris en 2000, il avait quatorze ans. Neuf de ses proches ont disparu en l’espace d’une année et demie. Déjà solide violoniste à son arrivée (il avait donné à Belgrade, son premier concert à sept ans), il fut pris en charge par Patrice Fontanarosa auprès de qui il a développé cette technique magistrale. Un de ses objectifs est évidemment d’amener le maximum de gens – et de jeunes en particulier – à la musique classique. On pense en l’écoutant à d’autres violonistes qui ont une démarche similaire, comme David Garrett (ce violoniste qui a fait cette triste expérience dans le métro de Chicago de jouer sur le quai, déguisé en clochard, afin de voir les réactions des voyageurs, lesquels, comme le montrait une video qui a beaucoup circulé sur Internet, demeuraient hélas indifférents…). Des musiciens pour qui jouer est un immense plaisir, mieux : représente la vie même, à son paroxysme d’intensité. En écoutant le concert, dans mon esprit, à un moment, a jailli l’expression « passer le temps »: la musique fait passer le temps. Cette expression était autrefois utilisée de façon péjorative (« une réussite… ça passe le temps ») et à cause de cela, je riais intérieurement. Or, c’est pourtant vrai que, littéralement, la musique fait passer le temps d’une autre manière. Pendant le concert, on avait l’impression d’un bloc de temps clairement détachable, dont on savait, hélas, qu’il allait s’interrompre (même s’il se prolongeait un peu avec quelques rappels), c’était un présent dilaté mais fini. Après le concert, il en vient toujours des ondes retardataires, mais qui bien sûr s’estompent. Et vous me direz : c’est comme tous les moments forts de la vie ! Et vous aurez raison. On comprend mieux ainsi la passion du musicien…
qui pourtant s’inscrit dans le quotidien puisque…

rejetant sa vaste chevelure en arrière, Nemanja quitta ses auditeurs d’un pas tranquille, tenant sa copine par la main…

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3 commentaires pour Les violons du diable

  1. SALCEDO dit :

    Si mes souvenirs sont bons, c’est Joshua Bell qui a joué dans le métro de Chicago (et Renaud Capuçon dans le métro parisien) et non David Garrett !

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  2. alainlecomte dit :

    aïe, je crois bien que vous avez raison… mille pardons!

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  3. SALCEDO dit :

    Vous êtes tout excusé, l’expérience était en tout cas passionnante, et montre bien comment l’apparence prend souvent le pas sur la réalité ! Dans le film 7:57 tourné par Lelouch (visible sur Vimeo) les passants sont indifférents (les mêmes remplissent Pleyel) seule une aveugle, qui voit avec les yeux du coeur, s’arrête et écoute Renaud, rayonnante de joie.

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