Avignon in, Avignon off

Le théâtre ressuscite en nous l’amour du texte, c’est la principale fonction que je lui vois. L’amour du texte comme l’amour tout court. Il nous dévoile un accès à son corps. Avec lui, le texte en a fini de n’être qu’un mur fait avec des mots-briques. La paroi blanche d’une page se couche à l’horizontale et devient poreuse pour un voyage dans un temps imaginaire. Merci à Avignon, au « in » comme au « off », d’exister pour nous rappeler ça. J’aurais pu aisément l’oublier, d’ailleurs je l’avais oublié. Quarante ans – ou plus, je suis coquet, je ne dis pas mon âge… lequel est presque celui du sien – que je n’avais mis les pieds au Festival, ou peut-être une fois, vite oubliée, au début des années quatre-vingt. Un gros inconvénient d’Avignon : si vous n’êtes pas bien informé, si vous n’avez pas vos habitudes, au moment où vous voudrez réserver, il n’y aura plus de place, plus de place pour rien, et cette année encore, ce fut « moins une », rattrapés par le fil nous fûmes, et juste pour deux malheureuses places isolées dans les derniers rangs. Misère. Ça n’aide pas. Deux places de misère pour le festival « in », pour une « Mouette » controversée. Je ne dirai pas grand-chose, car je crois que je ne l’ai pas vue. Pas « vue » de « littéralement vue ». Le son partait dans le mistral, la vision était celle de corps-fourmis égarés dans un décor d’apocalypse – un avion sans doute avait dû s’écraser par là, on ne voyait plus la fumée, mais on voyait un énorme réacteur, enfoncé dans le sol, et qu’escaladaient par moments les corps-fourmis, en ahanant, poussant des cris stridents, dont les ombres chinoises heureusement se projetaient sur le mur du Palais. Une « Mouette » engluée, a dit « Télérama », une « Mouette »  en survol, a dit la critique du « Monde » – mais curieusement elle ne parle que de la première scène, que de l’entrée des comédiens à masque de mouettes, de la mort de Treplev et de la première phrase – « je suis une mouette, non, je suis une actrice » – et ne parler que de la première scène laisse un doute : a-t-elle bien tout « vu », elle aussi ? A-t-elle entendu ce fonds musical pénible, ce guitariste jouant des accords faux et chantant « lalalala » avec une voix qui déraille ? A-t-elle pu supporter quatre heures (oui, quatre heures, pour une pièce faite pour durer au maximum deux heures trente) cette diction exagérément lente et articulée, conçue sûrement pour vaincre la rumeur du vent, mais qui sied si mal à Tchekhov ? Je sais, nous étions loin, mais si on ne peut apprécier un spectacle à la distance où nous étions, pourquoi y vendre des places (au même tarif que les premiers rangs, bien entendu) ?  Au moins cela m’aura donné l’envie de retourner au texte et de corriger cette fâcheuse impression ressentie à entendre ces phrases pontifiées que dans Tchekhov  peut-être, il y a plus de platitudes qu’on ne le croit en général…

Mais heureusement, notre expérience du texte ne s’est pas arrêtée là. Elle n’avait d’ailleurs pas non plus commencé là. Il y a le « off » aussi, où il est beaucoup plus facile d’avoir des places (un petit coup de fil la veille et hop, c’est bon). Alors là, en deux jours, pensez, pour peu qu’on ne soit pas trop gêné aux entournures question finances (car là est un bât qui blesse et qui doit en décourager plus d’un, notamment chez les jeunes), comme on peut en profiter ! Onze cent soixante et un spectacles simultanément, de « Boucle d’or et les trois ours » à « Electre » ou à « Huis-Clos »… En ces deux jours : Sophocle, Feydeau, Duras, Zweig et Dubillard. C’est là que le texte nous a saisis, bien plus qu’à « la Mouette ». Prenez  « Electre » de Sophocle, par exemple, au Théâtre Notre-Dame, qui nous plonge dans la saga des Atrides – comment depuis Jonathan Littell ne pas penser aux « Bienveillantes » ? – Merveilleuse adaptation d’Antoine Vittez, qui rend limpide et clair un texte difficile, jouée par un sextuor exclusivement féminin, avec une Electre dont les cris de douleur vous tirent les larmes, une Clytemnestre puissante au corps de roc, un Egiste à la voix de renard, dans un décor blanc, où la fausse nouvelle de la mort d’Oreste est annoncée dans To Bima, seul clin d’œil à la situation de la Grèce d’aujourd’hui.  Ou bien ce délire de rire avec « Mais n’te promène donc pas toute nue » (Théâtre Buffon) dans une mise en scène tourbillonnante et avec des acteurs si drôles, et avec juste assez de décalé dans le jeu pour nous faire rire plus encore. Quel as, ce Feydeau ! Un argument si faible au départ et… à l’arrivée tellement de quiproquos calculés au plus près qu’on est prêts à rouler de rire sous les sièges…

Amour du texte encore et plus que tout, plus que jamais grâce à « la maladie de la mort » de Marguerite Duras, un texte qui pour moi dormait, littéralement : acheté, jamais lu, les pages n’étaient même pas coupées et métaphoriquement aussi, comme un rêve que l’on a fait et qu’on a laissé au sommeil du doute. Mis en scène, le rêve refait surface, il apparaît et on s’y noie presque. La réalisatrice l’a fait en suivant de près les indications de Duras. Elle disait : « La maladie de la mort pourrait être représentée au théâtre. La jeune femme des nuits payées devrait être couchée sur des draps blancs au milieu de la scène. Elle pourrait être nue ». Elle était nue. « Autour d’elle un homme marcherait en racontant l’histoire ». Un homme marchait en racontant l’histoire. « Seule la femme dirait son rôle de mémoire. L’homme jamais. L’homme lirait le texte, soit arrêté, soit en marchant autour de la jeune femme. ».  C’est ce qui se passait vraiment. Sauf que de temps en temps il entrait aussi dans une terreur folle. Elle dit aussi : « La jeune femme serait belle, personnelle ».  C’était  le cas, bien sûr. « Par une grande ouverture sombre arriverait le bruit de la mer ». Mais, disait-elle aussi : « Il n’y aurait pas de musique ». Là, (sacrifice aux temps ?), il y en avait…

Ce genre de texte-là, lu, incarné par la grâce du théâtre, nous rend heureux, infiniment heureux.

Qui est « in » ? Qui est « off » ? Qui est « out » ? On lit sur les murs des théâtres que de nombreuses jeunes compagnies s’insurgent. Contre les propriétaires de salles qui imposent leurs conditions et cherchent avant tout leur profit (quelle aubaine d’avoir eu une arrière-cours, un garage dans les années soixante-dix, une cave minable que l’on a vite aménagée), contre la morgue et le dédain des festivaliers « in » aussi… comme s’il n’y avait pas parfois plus de créativité dans ces petites compagnies que dans bien des troupes officielles et subventionnées… Deux jours cette année… une semaine au moins, l’an prochain !

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4 commentaires pour Avignon in, Avignon off

  1. JEA dit :

    « La Mouette » et Odile Quirot (N. O.) :
    – « Arthur Nauzyciel a voulu inventer une forme nouvelle à « la Mouette » d’Anton Tchekhov. Mais sa première invitation dans la Cour d’honneur lui a donné des ailes… trop longues pour voler, et surtout un brin prétentieuses… »

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    • alainlecomte dit :

      merci JEA pour votre commentaire. Oui. Hier soir « la Mouette » était retransmise à la télévision sur France 2: j’ai donc voulu voir ce que j’avais manqué. L’effort de Nauzyciel était certes louable. A la télé, au moins, on voit les comédiens en gros plan et on constate qu’ils font ce qu’ils peuvent. Dominique Reymond, entre autres, est excellente. Les autres sont moins bons, on voit trop qu’ils parlent fort et articulent avec application. Quant à la musique, la télévision jouit bien sûr d’une toute autre qualité de son que celle que nous avions eue du haut de nos gradins. Il n’en reste pas moins que cette « Mouette » est bien trop longue et que la chorégraphie s’épuise à nous montrer ce que nous avions déjà compris… Bref, même à la télé, je n’ai pas pu tenir jusqu’au bout!

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  2. Guy Chassigneux dit :

    Un petit air d’un évènement auquel je n’ai pu participer cette année. Le off qui donne cette impression particulière et enivrante que tout est théâtre dans la ville est mieux traité me semble-t-il qu’auparavant. Juillet est toujours beau dans les files d’attente d’Avignon.
    Bel août.

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  3. Je n’ai vu que deux spectacles cette année (j’aurais aimé suivre la mise en scène de Nauzyciel dont j’avais aimé celle de l’année dernière pour « Yann Karski ») : Régine Chopinot et John Berger, deux cloîtres, en fait, mais avec ouvertures…

    Le « off » est un peu fatigant à cause de la foule mais inventif : le « in » devient une institution où le gigantisme de la représentation (vidéos, sonos…) estompe la parole simple et juste (à la Jean Vilar).

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