La Douleur, Dominique Blanc et Patrice Chéreau

douleur_affiche20090827173327.1255550968.jpg« La douleur », de Marguerite Duras, est un  de ces livres qui vous font monter les larmes aux yeux alors que vous êtes assis dans un fauteuil de seconde, d’avion ou de TGV. On sait sans doute de quoi il s’agit : de l’attente désespérée, à la fin de la guerre, du retour des prisonniers et déportés, et du retour, finalement, de Robert Antelme. Marguerite allait alors chaque jour à l’Hotel Lutetia, prenant prétexte de son rôle de journaliste éditant une petite feuille dédiée aux prisonniers et déportés, qui s’appelait « Libres ». Elle se décrit là ou à la gare d’Orsay, en butte aux tracasseries des officiels et des dames patentées de la bourgeoisie gaulliste dont elle dit « qu’elles ont le sourire spécifique des femmes qui veulent que l’on perçoive leur grande fatigue, mais aussi leur effort pour la cacher ». Angoisse de chaque jour, jusqu’à ce qu’enfin François Morland, c’est-à-dire François Mitterrand, l’appelle et lui dise que son compagnon d’alors, D. ainsi qu’un autre de leurs amis, doivent de toute urgence partir pour Dachau afin d’y récupérer Robert L., déjà condamné puisque mis du côté des morts et des intransportables, mais encore vivant. Les deux hommes, déguisés en militaires français, ramènent le déporté mourant. « Vous ne le reconnaîtrez pas, c’est pire encore que ce que vous pouvez imaginer ». Ensuite, le récit de la lente remontée vers la vie du rescapé, lui qui, pendant de nombreux jours, lutte contre la mort et que l’on nourrit de bouillie jaune afin que son estomac devenu trop fin n’éclate pas, et qui ressort cette bouillie sous la forme d’une merde verdâtre qui n’a même pas, dit M.D., l’odeur de pourriture, mais celle de l’humus, celle d’un sous-bois humide.

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Ce texte intense était porté ce dimanche (et d’autres jours aussi) au Théâtre de l’Atelier par Dominique Blanc, dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Extraordinaire Dominique Blanc, même s’il est vrai qu’au début, son ton surprend ceux qui ont entendu la voix de Marguerite Duras et s’attendent plus ou moins à la réentendre en cette occasion : ne nous y trompons pas, c’est une autre voix qui parle. Dire que c’est celle de Dominique Blanc ne suffit pas, c’est aussi sûrement celle de Patrice Chéreau ou d’autres que l’on ignore. Donc, pas seulement l’évocation de cette presque indicible souffrance de la guerre et des camps, mais peut-être aussi sans doute celle d’autres souffrances, d’autres corps appauvris et torturés (la maladie ?). Curieusement, la pièce s’échappe une seule fois du texte : D. Blanc vient sur le devant de la scène, après la description particulièrement atroce de la douleur physique de l’autre (des détails sur sa merde entre autres) et lance au public (de mémoire) que s’il en est qui ont un haut le cœur à entendre cela, elle les conchie. Elle leur souhaite que les êtres qu’ils aiment le plus aient cette souffrance.

L’autre aspect mis en valeur est l’aspect politique. « Politique » ici touche aux lignes de fracture fondamentales. Il ne s’agit pas des vains affrontements à fleuret moucheté entre une gauche pâle et une droite plus très sûre de ses propres valeurs autour d’un ministre confronté à de tristes égarements (et qui, ironie de l’histoire, répond au même patronyme que celui qui s’engage dans le livre de M.D. et à qui elle doit le retour de Robert). « Politique » en ce sens fort est par exemple la position prise par rapport à un De Gaulle qui se fiche bien pas mal de la souffrance du peuple (« De Gaulle ne parle pas des camps de concentration, c’est éclatant à quel point il n’en parle pas, à quel point il répugne manifestement à intégrer la douleur du peuple dans la victoire, cela de peur d’affaiblir son rôle à lui, De Gaulle, d’en diminuer la portée ».)

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On a sans doute parlé dans la presse de cette mise en scène mais il ne me semble pas qu’on ait parlé de cet impact sur nos temps actuels, en les confrontant si fortement à un autre temps, où « politique » ne voulait rien dire d’autre que « lutte pour la vie ».
Dans une interview, Patrice Chéreau dit qu’il a surtout voulu faire en sorte que l’on se re-souvienne de cette époque, qu’il est effaré de voir comme cela a été oublié, qu’il a participé à des réunions sur « l’Europe » et qu’il a été frappé de voir que beaucoup de gens ne savaient plus pourquoi on avait fait l’Europe, ne faisaient plus le lien avec la guerre. Marguerite Duras a un passage très fort à ce sujet, bien mis en valeur par Dominique Blanc, où elle dit que tout ça s’est passé en Europe, pas dans une île de la Sonde, ni dans une contrée du Pacifique. Mais en Europe (et que nous ne sommes pas d’une ethnie fondamentalement différente de celle des Allemands).

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5 commentaires pour La Douleur, Dominique Blanc et Patrice Chéreau

  1. michèle dit :

    Le texte est difficile. Les conditions de l’écriture aussi. Robert Antelme était contre la divulgation écrite de cette douleur là. C’était indécent.
    Je ne comprends pas bien dans votre billet le sens des mots de Dominique Blanc :
    D. Blanc vient sur le devant de la scène, après la description particulièrement atroce de la douleur physique de l’autre (des détails sur sa merde entre autres) et lance au public (de mémoire) que s’il en est qui ont un haut le cœur à entendre cela, elle les conchie. Elle leur souhaite que les êtres qu’ils aiment le plus aient cette souffrance.
    Qu’est ce que cela signifie ? En filigrane, que souhaite-t-elle ?
    Peut-on souhaiter à quiconque de connaître cette souffrance là ?
    De plus, le terme conchier est particulièrement brutal ; lorsque je l’emploie c’est que des bornes ont vraiment été dépassées.
    L’espèce humaine de R. Antelme, livre découvert il y a peu, est d’une puissance impressionnante. D’accord pour le devoir de mémoire, mais pas d’accord pour en passer par la souffrance pour comprendre. Pas de bis répétitat.
    A contrario, désirer protéger l’autre, désirer que nos enfants fassent mieux que nous, désirer la civilisation en lieu et place de la barbarie. Stopper ce qui semble être une échéance inéluctable, un fatum.
    Si vous pouviez éclaircir cet aparté, je vous en remercie par avance.

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  2. Alain L. dit :

    Bonsoir Michele. Oui, en effet cela demande explication. C. et moi, nous avons été surpris et même un peu choqués, car nous avions le texte bien en mémoire et nous savions que ce passage là a été rajouté. Pourquoi? L’explication de C. est que cela aurait à voir avec d’autres souffrances éprouvées, notamment par P. Chéreau, en particulier au sujet du Sida. A cette souffrance (de voir ceux qu’on aime souffrir et parfois mourir) s’ajoute la souffrance de ne pas être compris, la souffrance de voir les autres se détourner. De fait aussi c’est ce qui s’est passé avec les déportés de retour des camps: c’est vrai que les gens se sont détournés d’eux, et que cela a rajouté de la douleur à ceux qui déjà avaient de la douleur. Peut-être Chéreau a-t-il voulu lancé sa colère à ce propos à la face de tous les « nantis » et « en bonne santé », en disant cela: et si ce mal était celui de l’un de vos proches? d’une personne que vous aimez particulièrement?

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  3. michèle dit :

    Merci ; il s’agit donc d’une adresse au public, pour gueuler sa (leur) détresse.
    Bof, suis toujours pas convaincue ; à mon avis (humble), l’on n’apprend que ce qu’on est capable d’apprendre au moment où l’on peut le faire. Mais bon, si eux deux ça leur a fait du bien, c’est toujours ça de pris.

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  4. catherine dit :

    eh bien …. le texte n’est ni de D. Blanc ni de P. Chéreau, mais bien de M. Duras.
    Il fait intégralement partie du « Cahier beige » des « Cahiers de guerre » et constitue
    la conclusion du récit original, fragmenté tout au long des « Cahiers », de l’attente et du retour de R. Antelme.
    Ces mots sont donc bien au plus près de la douleur de M.D.
    Dans les mêmes cahiers, un peu plus loin, on trouve le récit « au plus près de la joie » du jour – postérieur de quelque mois au jour de la douleur – où elle sent pour la première fois son enfant bouger dans son ventre : « Je voudrais rendre la joie de cette heure. Ce n’est pas une exhaltation, une excitation de l’esprit.
    La joie ne venait pas du jour qui se levait sur ces choses, mais plutôt de ces choses qui se levaient dans le petit jour – tout comme si il existait un matin apparent des choses… c’etait une heure qui s’ouvrait sur l’avenir, de toutes les façons. »
    C.

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  5. Alain L dit :

    ah! voilà la solution. merci C.!

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