Voilà que je cède à la tentation du souvenir.
10 mai 1968
Je me souviens ce jour-là de la grande manifestation qu’il y eut au quartier latin, je ne me rappelle plus l’heure ni si elle partait de Denfert-Rochereau, de l’Observatoire ou d’ailleurs mais elle arrivait à la Fontaine Saint-Michel, au bout d’un boulevard qui avait été rebaptisé Boulevard du Vietnam Héroïque, mes potes ne disaient plus le Boul’Mich’ mais, fièrement, le Viet’Héro’…. Impossible pour la manifestation de se dissoudre. Nous restions là, je me souviens avoir fait la chaîne dans le service d’ordre et qu’à hauteur du Musée de Cluny, des habitants nous apportaient des biscuits et du café. J’étais « politisé » comme on dit (membre des Etudiants Socialistes Unifiés, comme d’ailleurs l’était Jacques Sauvageot, président de l’UNEF, je me souviens avoir participé à des assemblées importantes du syndicat étudiant, où il fallait défendre la position définie par notre petite tendance – Jacques Sauvageot n’avait du son rôle de président qu’à une solution de compromis entre les tendances à l’époque dominantes comme l’Union des Etudiants Communistes, l’UJCML et les Trotskystes, les petits « PSU », eux, n’étant pas dangereux – j’avais courageusement essayé d’assumer mon rôle, je dis « courageusement » car j’étais vraiment très timide… je ne pouvais parler que si j’avais écrit mon discours avant, et ce dimanche là j’avais imperturbablement lu mon texte, je me souviens mon truc c’était la culture, je voulais que la classe ouvrière ait accès à la culture, et les mecs bien plus grands que moi et meilleurs parleurs m’avaient écouté, mon « chef » m’avait dit « bravo, t’es bon sur la culture »), nous étions donc au niveau du musée de Cluny. Vers 22h30, un cortège très structuré avec une première ligne casquée et armée de manches de pioche, drapeaux rouges au vent, était apparue, scandant « cinq cent mille travailleurs au Quartier Latin », c’était la FER (Fédération des Etudiants Révolutionnaires), autrement dit l’ancêtre de l’AJS, autrement dit l’ancêtre du MPPT, autrement dit les Lambertistes (peut-être Jospin y était ?)… de fait, trois jours après, il allait y avoir bien plus de 500 000 travailleurs au Quartier Latin… mais ce ne serait pas à la FER qu’on le devrait ! (ces gens ont toujours su être opportunistes !). J’avais retrouvé une camarade de cours – je faisais une maîtrise de mathématiques à l’époque, à Jussieu – elle s’appelait Liliane (non, ce n’était pas Liliane Marchais…), elle avait les cheveux courts, elle était blonde, elle était aussi chez les Socialistes Unifiés. Je me disais que peut-être je pourrais la draguer. Nous sommes restés ensemble toute la soirée et toute la nuit, mais dans d’autres contextes, cette phrase aurait une toute autre signification que celle qu’elle a en fait ! Nous restions sur place. Nous ne voulions plus partir, il y avait à la fois une simple curiosité (comment cela allait finir ?) et comme un sentiment trouble de vivre quelque chose d’historique. Devant les grilles du Luxembourg, les premiers pavés ont été descellés, nous nous y sommes rendus, avec ma copine, et nous avons rempli notre rôle de passeurs de pavés. Les barricades se montaient en un rien de temps. Nous n’osions pas y croire nous-mêmes. Les CRS, alignés le long des grilles, ne bougeaient pas. Ils ont fait probablement un mouvement à un moment donné (je ne me souviens plus très bien), qui a fait que nous nous sommes retrouvés rue Gay-Lussac. Nous étions cette fois derrière la plus grosse des barricades. Je serais bien allé en première ligne (il m’arrive d’être téméraire) mais je me sentais des responsabilités vis-à-vis de la petite Liliane, qui commençait à en mener pas large. L’heure avançait. La permission de minuit était dépassée depuis longtemps… vers deux heure trente, ça s’est mis à crier et vociférer… derrière nous ! nous étions pris à rebours et nous qui cherchions la dernière ligne, nous nous trouvions les plus proches du danger. Je me souviens alors avoir pris ma copine par la main pour l’entraîner. Nous avons couru, couru…. Les premiers CRS arrivaient à notre hauteur et les matraques faisaient des moulinets dans la nuit rougeoyante (des voitures flambaient, des grenades avaient atteint les balcons des premières maisons de la rue Gay-Lussac, un appartement avait été endommagé, vingt-cinq ans plus tard, je devais rencontrer P. B. qui avait suivi les évènements du haut de son balcon). Ce qu’on raconte souvent est vrai : dans la fuite éperdue, on perd souvent ses chaussures. Je courrais ainsi en tenant Liliane d’une main et une de mes deux chaussures de l’autre. La rue d’Ulm était à notre portée. Je ne sais pas comment nous avons pu faire : il y avait des grilles pour protéger l’Ecole Normale et pourtant, nous nous sommes retrouvés de l’autre côté. Oui, c’est ainsi que je suis entré à Normale Sup. On nous a fait monter dans les étages, là où les internes avaient leurs chambres. Ils nous ont accueillis et nous nous sommes assis en rond, en attendant que ça passe. Pendant ce temps, le directeur de l’ENS de l’époque, le professeur Facellière, un spécialiste de littérature grecque, parlementait avec un officier CRS pour le convaincre de ne pas poursuivre les étudiants dans son établissement et heureusement, il obtenait gain de cause. Nous restâmes jusqu’au petit matin, jusqu’à ce que les magasins ouvrant, nous puissions nous mêler discrètement aux passants sortant de chez eux pour aller acheter le pain et le lait. Mais la sortie avait quelque chose de surréaliste. Tant de verre brisé, tant de carrosseries calcinées… les gens venaient déjà des alentours en touristes pour constater l’étendue des dégâts. Le 11 mai, nous pensions qu’une nouvelle ère s’annonçait. C’était seulement une nouvelle journée. De retour à la Fac de Jussieu (qui était devenue mon lieu de vie), je retrouvai mes amis. Le soir, je rencontrai une amie de ma copine Liliane qui me salua avec respect en me disant à quel point cette dernière me devait une fière chandelle : j’en étais bien sûr très fier… pas si souvent qu’on peut jouer les héros aux yeux d’une fille. Mais je ne devais plus jamais la revoir… avait-elle été récupérée par papa et maman ? avait-elle eu peur ? Le mois se passa et se termina en juin comme on le sait. Les vacances arrivèrent, avec la déception, et la dépression.
C’est très émouvant et la fraîcheur du récit s’ancre bien dans la réalité de la jeunesse enfuie de l’auteur.
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Ce récit est très sympa, Alain. Je trouve qu’on y voit bien comment, dans des cas pareils, tout passe très vite, comment tout se déclenche d’un coup et comment nos réactions nous surprennent. Mai 68, 2008.
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Très drôle, ton récit… et très daté ! Il montre bien que mai 2008 NE SERA PAS mai 68 !
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Oui, souvenirs toujours présents et humour au rendez-vous (« c’est comme ça que je suis entré à Normale Sup »).
Peut-être Liliane tombera-t-elle sur cet article de ton blog, je l’espère pour toi !
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ca fait longtemps quand même… et peut-être la Liliane en question a-telle perdu beaucoup de ses attraits…..
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bonjour, j’aimerai savoir d’où vient la photographie, elle fait partie d’un livre de photographies de mai 68 ? merci de votre réponse!
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