1968-1

photo-marcuse.1209892599.jpg1968… j’avais vingt ans, je découvrais… Herbert Marcuse.
(photo I. Ohlbaum)

Cela fait curieux de retrouver à quarante ans d’intervalles, dans une librairie du centre ville, la couverture de « L’homme unidimensionnel », réédité. Puis de le retrouver dans sa propre bibliothèque, inchangé, avec sa même odeur et, surprise, entre les pages, un article jauni découpé dans « le Monde » du 16-17 juin 1968, et signé par Henri Lefebvre.

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Ces noms sont un peu oubliés aujourd’hui, jaunis comme le papier soigneusement archivé. Qui dit que dans les cortèges, nous scandions aussi « Marx ! Mao ! Marcuse ! » ? Marx, Mao, passe encore : tout le monde, y compris les jeunes générations, connaît (du moins j’espère…), mais Marcuse ? Qu’avait à faire en compagnie de ces leaders, un modeste philosophe naturalisé américain qui prolongeait la pensée de l’Ecole de Francfort ? Il faut croire que, tout comme moi, bon nombre d’étudiants de mai 68 avaient eu une révélation en lisant Marcuse (tout comme d’autres auteurs à cette époque qui nous firent découvrir l’enjeu écologique, tel que André Gorz, alias Michel Bosquet, dont j’ai déjà parlé dans ce blog ). Marcuse nous initiait à la pensée critique : une pensée de l’histoire, non pas en ce qu’elle aurait un terme, mais en tant, au contraire, que son essence devrait être de toujours se continuer. « A travers son propre développement, disait Marcuse, la pensée dialectique en vint à appréhender le caractère historique des contradictions et le processus de leur médiation en tant que processus historique […] Si dans l’univers social de la rationalité opérationnelle cette dimension est supprimée, c’est l’histoire qui du même coup se trouve supprimée et il ne s’agit pas d’un évènement qui relève de l’université, il s’agit d’un évènement politique. C’est le passé même de la société qui se trouve supprimé – et son futur dans la mesure où à travers lui sont évoqués le changement qualitatif, la récusation du présent ». Il insistait sur l’annihilation des oppositions telle qu’opérée dans le langage lui-même, d’ailleurs le chapitre sur le langage (« l’univers du discours clos ») serait à relire aujourd’hui dans sa totalité, tant les « trucs » forçant à reconnaître de soi-disant évidences sont les mêmes, trucs syntaxiques consistant à bloquer des expressions (« libre entreprise », « élections libres »…) ou à coordonner des contraires, trucs de « récit » (le « story telling » est à la mode…) mêlant la sphère du privé et celle du public.

Le langage de Marcuse a certes vieilli. Le concept de « société industrielle avancée » n’est plus de mise : il y a belle lurette que nous n’en sommes plus là, baignant dans les pseudo-concepts informationnels chargés de décrire une société dite plutôt « post-industrielle », et cela semble curieux aujourd’hui de trouver en position d’agent une « société industrielle » abstraite, voire une Machine dévorante, comme aux bons vieux temps d’un marxisme du dix-neuvième. Lire, sous la plume d’Henri Lefebvre, que « le monde objet, celui des autos et des autoroutes, des équipements et des aménagements, envahit le corps et la pensée, de sorte que son existence aliénée absorbe le « sujet » aliéné » nous paraît bien désuet et dépassé quand les moyens de contrôle sur nos pensées, nos comportements, sont devenus autrement puissants. Le contrôle, à l’époque de Marcuse, était encore une métaphore, il fallait passer par une analyse globale de la société pour comprendre comment un tel contrôle pouvait s’exercer. Aujourd’hui, il suffit de regarder comment nos mouvements, tant dans l’espace physique que dans le « cyber-espace » sont épiés et manipulés pour nous en convaincre, et (le pire !) semble-t-il sans que cela nous offusque beaucoup…. Comme si nous n’avions qu’une envie : aller au devant des désirs de contrôle pour en tirer je ne sais quelle jouissance… (là aussi, Marcuse s’était trompé, lui qui, dans Eros et Civilisation, pensait que « le souci de productivité tend à s’identifier avec le principe freudien de réalité en s’opposant au principe de plaisir »… il ne pouvait pas savoir que la ruse suprême serait, au contraire, de mobiliser le principe de plaisir).

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3 commentaires pour 1968-1

  1. Nous sommes un certain nombre, je pense à posséder le même article et le même ouvrage. Ce qui m’impressionne, c’est le fait ici de les avoir retrouvés. Surtout l’article! C’est tout de même bien de savoir archiver!
    Ce qu’il faut souligner aussi, c’est que nous avons lu Marcuse après et non avant car on l’a souvent présenté comme le théoricien de la réfutation de la société de consommation. Or avant mai 68, qui l’avait lu en France?
    J’aime beaucoup le passage sur la timidité du jeune « politisé » devant prendre la parole!
    Très savoureux.

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  2. jmph dit :

    Si, il y a eu des gens qui avaient lu Marcuse avant mai 68 : « Eros et civilisation », qu’il avait écrit dans années 50 , était au programme en 1966 des classes préparatoires aux.. écoles de commerce (HEC et autres ESSEC) qui étaient pourtant censés former ce que l’on a appelé en mai 68, les « chiens de garde du capitalisme » !!!
    Curieux détournement de la pensée …

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  3. J’ai toujours le même exemplaire de ce Marcuse-là sur une étagère, pas l’article d’Henri Lefebvre, mais quelques-uns de ses livres…

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