Retour à Ouessant

De nouveau Ouessant
après 2012, après 2014
puis 2017,
et 2019
et 2022

il pleut sur Ouessant
comme il pleut sur Brest
et comme sur la Bretagne en entier
au-dessus des pointes granitiques
il se met des masses de gris
comme la poussière d’un crayon graphite
au-dessus de Pern
à l’embarcadère de l’îlot Keller
et sur Créac’h
le phare en rayures blanches et noires
balayant la lande
de ses rayons bas qui ratissent la nuit.
La terre d’Ouessant demeure amère
le blé dur y est voisin de la bruyère.
Île parcourue
en large en long et en travers
pour sentir à nos pieds
l’humidité des sentiers
et la tendresse des mousses.


Depuis que je suis venu ici pour la dernière fois
pas grand-chose n’a changé
rien de nouveau ne pousse
un homme d’affaires brestois achète les hôtels et les auberges
pour les laisser fermées la majeure partie du temps
et des autos pot-de-yaourt électriques vont jusqu’aux limites
des prairies et des landes
mais le capitalisme ouessantin s’arrête à peu près à ça :
gagner un peu de sous, profitant du tourisme
comme dit notre logeuse, femme sympathique
qui fustige ces âpres au gain voulant de son île
faire un terrain de jeu doublé d’une autoroute.


Notre logeuse est une femme énergique,
on devine qu’elle vit seule
mais qu’elle est pourtant riche de ses relations
avec tous les îliens de la Terre
Elle s’occupe de sa mère,
elle garde en réserve de beaux livres sur son île
qu’elle craint que des voyageurs jaloux ne lui dérobent
comme ils l’ont déjà fait et elle s’en plaint.
Ouessant est l’île des livres,
c’est fou ce qu’il en paraît chaque année.
On les voit à la librairie de Lampaul,
les recueils de poèmes par des hôtes en résidence
les romans qui croisent des destins de gens de Bretagne et d’Irlande
des livres de photos des phares et des écueils
des ouvrages d’histoire qui content comment la politique
sous le Second Empire s’est immiscée dans l’île
y amenant des bienfaits comme le Créac’h, des écoles
et des forts protecteurs
en échange de fidélité, d’attachement à l’État,
d’attention mise à ce que l’on parle le français
et non la langue bretonne
mais la langue bretonne s’est accrochée au site
comme les berniques aux rochers de port Arlan.
Les livres d’histoire content aussi tous les naufrages
avant la construction des phares
et même après
puisque le dernier notable eut lieu dans les années septante
quand le pétrolier Olympic Bravery
échoua sa cargaison noire et gluante
du côté de Yusin.


Madame M. habite au-dessus de la vieille pharmacie,
certes elle est bavarde mais ses mots sont sertis de sagesse
elle a pensé et réfléchi et fait une question personnelle
des recommandations pour le tri des déchets
et l’économie de l’eau
pas de gâchis chez elle
le moindre bout de beurre qui reste ira compléter sa cuisine
les confitures seront goûtées jusqu’à ce que les parois des pots
soient lisses et transparentes
le pain sera là dès sept heures, avec un croissant s’il vous plaît
et n’attendez pas qu’elle sollicite un compliment :
elle serait gênée,
détournant le regard vers le vaste Océan.
L’île d’Ouessant ainsi continue à vivre
avec ses anciens marins, ses quelques cultivateurs
et surtout toutes ces femmes qui ont fait vivre l’île
pendant que les hommes étaient absents,
et puis un avion qui atterrit sur le coup de cinq heures
un dauphin paraît-il qui loge dans le port
des phoques au large lissant leurs moustaches ténues
des lapins de garenne fuyant vers leurs terriers
le miel des abeilles noires à l’abri des ronces
le sémaphore austère rappel de l’État
qui surveille par tout temps l’entrée des convois
la hutte bleue de Kadoran
lorgnant vers le large en quête d’Amérique
les moutons laineux qui se protègent du vent
quatre ou cinq vaches importées du continent
des chèvres innocentes qui ne savent que répondre
à vos doux compliments
et la vague, la vague toujours relancée
la vague à l’assaut des installations tremblantes
plan incliné vers la barque fragile
ruines englouties des cornes de brume
de la trompette qui était mue par de pauvres chevaux
qu’on courait ramasser dans la lande
sitôt que le brouillard s’annonçait
la vague qui percute
le socle de Nividic
qui jaillit plus haut que la Jument
qui donne de sonores coups de butoir
quand elle s’invite au fond des grottes
la vague, la vague
toujours relancée
qui arrive en douce comme une bête ondoyante
au long du courant
rusée comme Fromruz
grondante comme Fromveur
la vague qui laisse peu de chance
au pêcheur égaré
empêtré dans ses filets
amoureux des ondines
ou ramasseur d’ormeaux
la vague parlant seulement
aux oreilles de la lande muette.

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2 Responses to Retour à Ouessant

  1. Avatar de bpmakemo bpmakemo dit :

    Nous partageons la même ile. Nous sommes nombreux et rares. C’est tout le paradoxe de ces granits d’avant la mer. Le début ou la fin des mondes…

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