Vent d’Ouessant

L’île d’Ouessant est en tenue de soleil, pas comme lorsque nous y étions venus il y a déjà deux ans, que c’était jour de grande tempête, avec des creux de cinq mètres et la pluie qui nous fouettait le visage lorsque nous ahanions sur nos bécanes de location, dans la montée du Stiff vers Lampaul. En ce milieu d’avril 14, on dirait au contraire que les vastes prairies en bordure d’océan, les friches de bruyère, les amas d’herbe spongieux, sont là pour qu’on y reçoive la lumière, avec juste un bruit de ressac à nos pieds, et de loin en loin les coups de masse de vagues sonnant contre un fond rocheux. Moutons dans les champs, maisons blanches en troupeaux, phares aux quatre coins de l’île, le Stiff, le Créac’h, la Jument et le Nividic, qui, dans les années trente, fut le premier électrifié (il avait fallu alors planter sur deux rochers, le Conçu et le Ker Zu, de gros pylônes de ciment pour y faire passer la ligne d’approvisionnement, mais aujourd’hui, sans maintenance, la ligne a disparu et ne restent que des bras impuissants à maudire les vents et les marées).

Pointe du Pern, sur les amas de rocs et de cailloux, l’horreur d’un dauphin échoué englué de mazout.

Ecrivant l’autre jour sur Marguerite Duras, je ne peux pas laisser sans précision ce que je disais, qui, depuis que j’ai fini de lire « le Ravissement de Lol V. Stein » me paraît impropre. Ainsi, le narrateur n’était pas ce regard extérieur voyant se dérouler les scènes autour de lui comme si de rien n’était. L’un des coups de théâtre du roman durassien consiste en ce qu’au tiers du texte à peu près, le narrateur se dévoile : « Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi. ». C’est stupéfiant. Je me suis un temps demandé ce que signifiait ce « la distance est couverte », je crois qu’il veut dire que ça y est, maintenant, il peut le dire que c’est lui, il a enfin couvert la distance qui le séparait de cette révélation : encore fallait-il qu’il en vienne au moment de son entrée en scène. On aurait pu penser aussi que le roman tout à coup changeait de narrateur, mais non, c’est bien lui, qui tout à coup se trouve autorisé à dire « je », bien que souvent par la suite, il revienne à « il », voire à « Jacques Hold ». La seule qui ne peut dire « je » ni être le point de vue à partir duquel on se place, c’est Lol V. Stein, justement, puisqu’elle est totalement habitée par un manque, manque à être, ivresse de ne pas exister, hormis dans la pulsion du regard. On en a beaucoup dit sur ce roman, le plus représentatif sans doute de l’état d’esprit (ou d’écrire ?) de Duras, celui d’ailleurs dont elle devait dire elle-même que les suivants en découlaient. Jacques Lacan y avait mis du sien, et sûrement à très bon escient, puisque ce roman se rapporte à l’inconscient, au signifiant, et donc à la psychanalyse. Ce qui parcourt le récit c’est l’absence d’un mot, le mot qui pourrait nommer ce qui s’est passé au début, à savoir le « rapt » du fiancé par la belle Anne-Marie Stretter, lequel s’accomplit sans que Lol ressente de la douleur, comme ces séquences de film ou de musique trop saturé où tout à coup un blanc apparaît ou un tunnel de silence : les oreilles nous bourdonnent, nous ne ressentons plus rien. Oui, mais qu’est-ce qui peut nommer alors ce vide ? Rien. Tout simplement rien, et le roman de Lola Valérie se réduit à cet absence, qui contamine ensuite toute sa vie, puis tous les gens qui l’approchent, y compris Tatiana (Karl), qui est son amie qui, dix ans auparavant lui avait tenu la main lors de cet évènement inouï, et y compris Jacques Hold, l’amant de Tatiana, et que Lol veut posséder afin de « rejouer », sur le mode névrotique, la scène originelle de l’abandon. Roman de la folie, et qui, comme tel, secoue le lecteur.

Alors maintenant, soutiendrai-je encore qu’il y a comparaison possible avec Le Clezio, celui du dernier « Tempête » ? Ce sont deux mondes, deux projets d’écriture très différents en réalité. Le Clézio est du côté solaire de la vie : il rajoute au monde cette beauté d’exister, beauté pleine qui manque en apparence à beaucoup d’hommes et de femmes, qui n’ont même pas conscience qu’elle existe, qu’elle pourrait être là, à portée de leurs mains, alors que Duras n’en a cure, elle avance dans le noir, et dit elle-même d’ailleurs qu’elle ne comprend pas tout à fait ses personnages, ils lui viennent, non pas d’elle, mais de l’écriture, et ce faisant elle parcourt les lignes de force de l’inconscient. Elle est médium au travers de qui parlent le désir, le manque, l’amour.

Ouessant, aujourd’hui le plaisir de ne rien faire qui ne soit ce que l’instant nous suggère. Une promenade en vélo au bord des gouffres de vagues, une contemplation de la mer, sans frein et sans hâte. Cet après-midi, j’ai fait deux aquarelles, l’une en regardant le phare de Creac’h et l’intérieur des terres, cabanes sur la crête des collines, bras levés des petits moulins, ces enfant immobilisés depuis longtemps au bord de la route, et l’autre en regardant la mer, entre deux rochers géants s’élevant vers le ciel, bleue presque verte, alternativement couvrant et découvrant de petits ilots. Le phare de Créac’h abrite le musée des phares et balises, nous y étions déjà venus, mais on ne se lasse pas de se faire conter ces histoires de naufragés, et de périlleux sauvetages. A l’entrée du musée il y a toujours la salle de cinéma qui porte le nom de Jean Epstein, on y voit toujours des vieux films des années trente, de lorsque les phares étaient des prouesses techniques et leurs gardiens des héros sur qui la France entière s’interrogeait. J’ai longuement réfléchi à ce que serait ma vie d’après, d’après ce que tout le monde appelle « la retraite », soit en la redoutant soit en y rêvant comme à un paradis de liberté. Je suis impatient de connaître cette impression, que je ne ressens toujours pas, bien qu’ayant presque fini ma tâche… ce fut une tâche somme toute assez pénible. Le métier de chercheur a toujours exigé qu’on se plie aux rites de l’évaluation par d’autres. Concours à passer, communications à faire accepter… à tout cela s’est ajouté ces dernières années, la nécessité de répondre à toujours plus d’appels d’offres afin de glaner les subventions qui tout simplement nous permettront de travailler, d’aller à ces foutus colloques, de rencontrer les collègues d’autres nationalités, etc. Enfin en terminer avec cela. Moi qui, quand j’étais très jeune, refusais de devoir passer des concours, j’aurai été servi, au cours de près de quarante-cinq ans de cette vie-là. A faire ce qui finalement nous pèse. Avec la consolation des voyages, certes. Japon, Brésil, Russie… ou lieux plus hypothétiques, tels que la Géorgie des années quatre-ving-dix… mais ces voyages sont toujours enfermés dans un carcan d’obligations, d’échanges contraints. Bientôt, j’en aurai fini de cela. Je pourrai lire, écrire et faire de l’aquarelle tout mon saoul, me mêler au monde sans arrière-pensée d’être jugé conforme à ce qu’il faut être.

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7 commentaires pour Vent d’Ouessant

  1. Guy Chassigneux dit :

    Evaluation : le parallèle Le Clézio/ Duras limpide, les aquarelles lumineuses. Tiens dans le secondaire: Michèle vient de réclamer son rapport d’inspection, il lui est délivré deux ans après la visite. A la retraite tu vas multiplier les séjours comme celui là et en novembre tu n’auras pas besoin d’amener une réserve d’eau pour nuancer tes lavis de gris.

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  2. Lavis est aussi dans l’aquarelle…

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  3. louise blau dit :

    un carnet, quelques notes peintes ou écrites, un va-et-vient entre le lieu (le plaisir du retour), la vie, les lectures, les pensées qui vous habitent et le temps enfin de se retrouver soi-même. Il y a mille façons de le faire, avec tout le temps gagné sur les choses inutiles (la vie professionnelle, c’est malheureusement aussi cela, ah ces milliers d’heures de « réunion », sans compter ce que vous décrivez). Bonne route, et continuez à nous faire partager votre carnet.

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    • alainlecomte dit :

      merci de ce commentaire qui me touche. Oui, le but est de continuer sur ce chemin. Me voilà arrivé à Saint-Petersburg… (toujours à cause de ces fichus colloques…) de quoi donner matière à un très prochain billet…

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  4. Michèle B. dit :

     » Je pourrai […] faire de l’aquarelle tout mon saoul  »
    de l’aquarelle belle comme celles d’Ouessant, oui, merci !

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