Le temps, sa construction, sa domination sur nos vies

Le film Unrueh (Désordres) dont je parlais récemment sur ce blog introduit de manière magistrale la question du temps social. Pourquoi développer une industrie horlogère si ce n’est pour réguler le temps du point de vue de l’organisation de la société ? La question est fascinante : voilà au départ de nombreux paysans jurassiens ne trouvant rien de mieux à faire au fond de leur hiver, pendant que les bêtes sont à l’étable et que la nature est endormie sous la neige que d’installer près d’une fenêtre, pour y voir plus clair, quelques outils de précision afin de construire ces instruments hautement précieux : montres et horloges. Certes, ils ne créent déjà plus tout par eux-mêmes (et cela depuis longtemps, probablement) mais ils centralisent des pièces qui sont produites dans la région, voire même jusqu’en France. La production est alors quasi-artisanale. Elle s’écoule auprès d’acheteurs qui tiennent avant tout à mesurer le temps pour eux-mêmes, dans leur usage privé : peu importe qu’une montre retarde ou avance de plusieurs minutes dans la journée.

Saint-Imier, entre Bienne et La Chaux-de-Fonds

Mais vient le temps de l’industrie, celui des pointeuses pour chronométrer les ouvriers, celui des tâches à accomplir avec précision. Ce temps de l’industrie ne peut être produit qu’industriellement, c’est ainsi que pourra commencer la première homogénéisation du temps : le même pour tous, alors qu’il pouvait demeurer varié, fluctuant, dans la société paysanne. Les producteurs individuels sont conviés à se réunir dans de grands bâtiments, les fabriques, comme celle des Longines, bâtie au bas du village de Saint-Imier. La production horlogère devient industrielle, les producteurs isolés deviennent des prolétaires. En même temps subsiste en eux et en elles un air de liberté, au fond d’eux-mêmes ils n’acceptent pas ce régime, ce pointage, cette surveillance de chaque instant, alors naissent les idées anarchistes, ils/elles veulent bien s’unir mais de manière libre, ils/elles veulent bien une gestion de leurs activités, mais une auto-gestion. On sentira cela jusqu’aux grèves du début des années soixante-dix, chez Lip, à Besançon. En ce sens, ces ouvriers en lutte, avec leur coordinateur dont tout le monde se souvient, Charles Piaget, sont les continuateurs des ouvriers anarchistes si bien portraiturés par Cyril Schäublin. Ce temps construit industriellement et socialement est dès lors ce qui nous domine au sein de la société capitaliste.

Cela rejoint les thèses de Moishe Postone, dont j’ai déjà parlé sur ce blog, et au sujet de qui il me faut (re)dire quelques mots. Postone a intitulé son œuvre maîtresse (en fait sa thèse de doctorat) : Temps, Travail et Domination Sociale. Il sort de la conception traditionnelle du marxisme en ce que, pour lui, la domination principale ne s’exprime pas en tant que celle de la classe capitaliste sur le prolétariat, la lutte des classes n’est pas le « moteur de l’histoire », et la contradiction du capitalisme n’est pas celle qui existerait entre un mode de production propriété d’une minorité et des forces productives qui convoqueraient les grandes masses. Les classes sociales qui, bien sûr, s’affrontent au sein du capitalisme, sont-elles mêmes constituées dans celui-ci et lui sont spécifiques. C’est par abus de langage que l’on mettrait sur le même plan les « classes » de l’ancien régime et celles d’après la « révolution industrielle », on confèrerait en cela au concept de classe un statut trans-historique : il y aurait de tous temps et en tous lieux, des classes, sortes de masses de gens constituées de manière immémoriale et qui s’affronteraient, alors que l’affrontement des classes dans les années 1880 ne ressemble pas à celui des années 1780, ne tire pas son fondement du même sol. On vient de le voir : l’instauration d’un temps homogène, par exemple, est l’une des conditions nécessaires pour que se constituent ces classes en rivalité. Qui plus est, le capitalisme n’oppose pas deux catégories : le Capital et le Travail puisque le travail lui-même, sous le capitalisme, lui est spécifique, c’est même ce travail là qui « fait » le capitalisme (et pas le travail auquel se livraient les paysans des siècles précédents par exemple). Toute autre conception transformerait, là encore, une notion historique, propre à un système, en un concept trans-historique, une sorte de conception anthropologique du travail qui demeurerait la même sous les divers aspects concrets que lui donneraient les différentes phases de l’histoire. De cette conception « traditionnelle » du marxisme découle ce que l’on a longtemps cru ou en tout cas ce que nous ont fait croire certains textes marxistes (Le Manifeste, par exemple), à savoir que le but que l’on devait s’assigner, la sortie du capitalisme, consistait dans la libération du travail, résultant de la résolution de la contradiction « principale », entre le Capital qui appartient à un petit nombre et le Travail qui appartient au plus grand nombre. Cela a donné lieu aux espoirs mis dans un « socialisme » soi-disant incarné par des régimes (URSS etc.) qui ne faisaient que reproduire les fondements du capitalisme mais sous une certaine variété caractérisée par le rôle interventionniste de l’État. Ce n’était pas, à coup sûr, ce à quoi aspiraient nos sympathiques horlogers et horlogères de Saint-Imier !

Si toutes ces notions, travail, classes sociales, mode de production sont internes au capitalisme et n’en constituent donc pas la cause, en quoi ce dernier consiste-t-il ? Si le « travail » n’est pas la substance éternelle qui s’origine de la préhistoire pour revêtir une forme aliénée sous le capitalisme, qu’est-il ? La réponse postonienne a ces questions réside dans une analyse du capitalisme qui prend sa source chez le Marx des Grundrisse lorsque celui-ci commence à étudier à fond la genèse de la valeur. C’est une drôle de chose que la valeur, insaisissable et pourtant bien réelle, mesurable alors qu’elle est distincte de la richesse matérielle qui, elle, est bien concrète. On connaît la formule marxienne : la valeur d’échange d’une marchandise est la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire. Cette phrase suppose bien sûr que l’on ait défini la valeur d’échange ainsi que la notion de marchandise. Mais les deux vont de pair. On connaît l’analyse de Marx, je n’y reviens pas. En bref, la valeur se scinde en deux côtés, comme le pile et le face d’une pièce de monnaie, ou plutôt – je trouve cette comparaison plus inspirante – comme le signifiant et le signifié du signe. D’un côté la valeur d’usage : il faut bien que ça serve à quelque chose, n’est-ce pas ? (cela n’est pas sûr pourtant, si on applique « servir à » en un sens rigoureux… combien de « marchandises » ne servent à rien?) un peu comme le signifié d’un signe, de l’autre la valeur d’échange, qui sert… à l’échange comme son nom l’indique (dans le domaine du signe, ce sont les signifiants qui s’échangent), autrement dit, sous la valeur d’échange, la spécificité de l’objet disparaît, il n’apparaît plus que comme entité abstraite qui peut valoir pour tous les autres, se substituer à n’importe quel autre pourvu qu’il incarne une certaine quantité de travail plus ou moins identique. Ici, donc, le travail intervient, mais est-ce le travail concret, le soin mis par l’ouvrier qualifié à polir une surface, à combiner entre elles les pièces d’une montre ? Non, car lui aussi se scinde en deux parties, et c’est en cela qu’il est spécifique à ce mode de production là, ou à cette société là, l’autre partie est la partie abstraite, à son tour échangeable avec tout autre travail pourvu que… pourvu que quoi ? Et bien que ces deux travaux soient mesurés par la même quantité de temps. Et voici que notre temps homogène, abstrait lui aussi, et industriel apparaît. Il fallait que ce temps arrivât pour que le travail puisse être mesuré abstraitement et pour que donc, on puisse attribuer aux choses une valeur d’échange, et qu’ainsi les choses se transforment en marchandises etc. etc. Bien sûr, dit Marx, ce n’est pas le temps de travail dans l’absolu, mais le temps de travail socialement nécessaire, ce qui requiert le caractère social du temps, le caractère « moyen », accessible à tous et transparent, le temps des usines et des fabriques, le temps régulé par les ingénieurs et chronométreurs qu’on voit dans le film Unrueh. Ce temps, puisqu’il coïncide d’une certaine manière avec la valeur (celle-ci se mesurant grâce au temps), est le temps du Capital, il l’est au sens fort du terme puisque l’on peut maintenant définir le Capital justement au moyen de la notion de valeur. Le Capital est la valeur en tant qu’elle se valorise, dit Postone. Sous une autre forme, Alastair Hemmens, qui préface le Manifeste contre le travail, œuvre célèbre du groupe Krisis, qui comprend Robert Kurz, Ernst Lohoff, Norbert Trenkle, Roswitha Scholz et d’autres, dit la même chose : « le travail : l’aspect de la vie sociale qui sert la transformation de 100 euros en 110 ».

En même temps que nous voyons ceci, dans la réalité et dans le film, nous voyons aussi vers quoi se précipite ce processus. Puisqu’il s’agit uniquement de valoriser la valeur, et pas d’autre chose, il va falloir accomplir deux actes, immédiatement contradictoires : investir pour que la valeur s’étende (créer de la survaleur en maintenant réduit voire en réduisant ce que coûte l’emploi de la force de travail), augmenter la productivité, autrement dit moderniser, acheter de nouvelles machines, introduire des innovations techniques, toutes choses qui réduisent le temps de travail socialement nécessaire c’est-à-dire… la valeur ! Et donc, pour remédier à cela, étendre toujours davantage le marché, vendre plus et plus loin, ce qui expose aux crises, aux accidents de l’histoire et surtout aux affres de la concurrence (car les autres firmes voudront en faire autant). On voit cela bien sûr dans Unrueh : c’est l’angoisse permanente du patron, ici appelé monsieur Roulet (je crois qu’en fait l’usine Longines fut créée par un monsieur Francillon, Ernest de son prénom) qui cherche par tous les moyens à obtenir des informations pour mieux planifier sa croissance (et il ne néglige pas pour cela de lire… la presse anarchiste car, dit-il, elle le met tout de suite au courant des crises et conflits qui se produisent dans le monde!). Vendre des montres, toujours plus de montres, et pour cela faire appel à la publicité, plus tard au marketing. Nouvelles formes de travail devenues elles aussi « nécessaires », mais plus au sens où elles étaient nécessaires auparavant pour produire directement les marchandises, devenues seulement nécessaires pour remédier aux défauts intrinsèques du mode de production, autrement dit superflues. En fin de compte, c’est en cela que réside la contradiction du capitalisme : sans arrêt, la valeur est menacée d’être réduite alors même que le système ne se définit que comme accroissement de valeur. Le travail vu de cette manière n’est pas « antagoniste » au capital : il le constitue. Il n’a pas à être « libéré », il a à être… aboli ! (sous cette forme en tout cas, quitte à faire surgir une autre forme de travail).

Ces analyses et observations ne se trouvent pas seulement chez Postone, Kurz, Scholz et les autres. Je les avais trouvées déjà dans le passé, à vrai dire et puis… je les avais oubliées.

André Gorz

Je les avais trouvées exprimées déjà en grande partie chez André Gorz, le sociologue /philosophe français (un peu suisse aussi!) qui s’est donné la mort en 2007 aux côtés de sa chère Dorine, atteinte d’une maladie neurodégénérative (voir Lettre à D.) et qui, au cours de son existence, a écrit de nombreux ouvrages et articles (dans le Nouvel Obs sous le nom de Michel Bosquet) inspirés par l’existentialisme, le marxisme puis la pensée écologique. Je l’avais rencontré autour des années 68, alors que je fréquentais les cours d’instruction politique que l’on donnait pour les jeunes militants au sein du P.S.U. (Parti Socialiste Unifié). Je me souviens très bien qu’il m’avait appris une chose que je ne serais pas prêt d’oublier par la suite : l’obsolescence programmée dans la production des marchandises (qui est, bien sûr, une des façons par lesquelles le capitalisme espère réduire les effets de sa contradiction interne). André Gorz écrivait dans un article paru en 2005 (Richesse sans valeur, valeur sans richesse) repris dans Ecologica (ed. Galilée, 2008) : « l’aspect le plus important, du point de vue de la société, celui qui justifie que l’on parle de société capitaliste : le travail traité comme une marchandise, l’emploi, rend le travail structurellement homogène au capital […] C’est pourquoi le mouvement ouvrier et le syndicalisme ne sont anticapitalistes que pour autant qu’ils mettent en question non seulement le niveau des salaires et les conditions de travail, mais les finalités de la production, la forme marchandise du travail qui la réalise ». Gorz citait les auteurs auxquels je me réfère ici : Postone, Kurz en particulier. Il disait que l’œuvre maîtresse de Postone citée plus haut « avait joué un rôle important dans la critique du travail et de la valeur, et dans la distinction entre valeur et richesse », il qualifiait le second de « meilleur théoricien critique des transformations du capitalisme et de sa crise présente » (ma lecture avait été trop rapide, je n’avais pas cherché à connaître ces auteurs, il faut dire que j’étais en partie excusé par le fait qu’ils étaient bien peu traduits en français). Il reprenait l’idée de limites interne et externe du capitalisme : « le capitalisme se heurte à sa limite interne quand le nombre des actifs capital-productifs devient si faible que le capital n’est plus en mesure de se reproduire et que le profit s’effondre », et définissait la seconde comme «l’impossibilité de trouver des débouchés rentables pour un volume de marchandises qui devrait croître au moins aussi vite que la productivité ». On pourrait aussi ajouter que cette limite externe est celle de l’impossibilité à accroître la production au-delà d’une certaine limite dans un monde aux ressources nécessairement limitées. Mais Gorz était un optimiste, il voyait la limite interne plus proche qu’elle n’était, mettant ses espoirs dans ce qui pour lui représentait la victoire de la gratuité au travers des outils informatiques (outils open-source, Linux etc.) et des réseaux sociaux. C’était aller un peu vite en besogne, hélas, lorsqu’on voit aujourd’hui à quel point ces réseaux sont tombés sous l’emprise d’empires privés à la recherche du profit maximum… un peu comme si, dans cette autre époque évoquée au début, le temps avait été produit comme denrée gratuite, en dehors du capitalisme, les horloges ayant continué d’être produites par les paysans indépendants, pour un usage libre du temps…

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Un commentaire pour Le temps, sa construction, sa domination sur nos vies

  1. Michel Asti dit :

    J’avais l’impression depuis plusieurs années que la société française avait pris – comme autres entreprises « humaines » – une direction individualiste de moins en moins propice au maintien des droits de l’homme, de la femme et de l’enfance qui n’ayant plus assignation aux chapitres de l’histoire citoyenne française tournait vers une vile parodie de justice-sociale, tant pour la génération des entrants dans la vie active que pour une part grandissante de celles et ceux ayant dépassé la cinquantaine.

    Les premiers par une sélection en manque d’expérience et/ou insuffisance de diplômes supérieurs et pour les seconds une éviction du monde du travail avant l’heure des revenus en probité d’une retraite honorable, pour le reste de leur existence citadine, banlieusarde ou rurale. La seule référence était devenue celle des grandes métropoles en manne de richesses au détriment d’autres territoires en désuétude d’emplois et donc insolvable avec les équilibres budgétaires affectés aux dimensions sociologiques, technologiques et économiques des sociétés modernes en constante métamorphose. Les dispositions législatives du gouvernement, en place, comme certainement en d’autres temps, ainsi que les générations happées par les nouvelles technologies dont les bases scientifiques se détournaient invariablement de leurs utilités au service d’une sociologie plus apte au discernement, me semblaient dénuées d’une quelconque propension analytique du travail manuel des actifs s’étant cassés les « reins », tout au long de leurs activités et emplois, qui arrivés à l’aube de leur mise en retraite avaient quelques craintes à devoir, encore, subir, sans réelle concertation, les affres conformistes d’une thésaurisation financière quant à leurs futurs revenus en suite de leur carrière professionnelle.

    Tout cela dans un système propice à la soustraction de leur expérience, savoir-faire et savoir-être instruits par des technocrates procédant sans relâche, depuis plus de quarante ans, à l’exclusion des franges de la population considérées, par ces experts en toutes matières et génies en gestion sociale économique, comme inutiles et donc, pour les classes laborieuses, à être, dès leur prime âge, apparié aux facultés d’assimilation, telle une logoatomisation intellectuelle digne des plus empiriques pouvoirs ethnopolitiques et philosophiques en pratiques d’un antihumanisme de bas contes et vils comptes… Et tout cela dans une indifférence siliconée aux technologies de l’information avec piètre synthèse en logique épistémologique et affichages syllogistiques… solidaires. Pourtant, s’intéresser au monde dans lequel nous vivons n’est-il pas un prérequis pour que nous puissions y trouver la société idéale dans laquelle nous souhaiterions vivre ?

    Participer à sa mise en place n’est-il pas le meilleur moyen d’y parvenir ? Si la passivité des citoyens est compréhensible dans des dictatures, où toute forme d’expression contradictoire au pouvoir peut entraîner une condamnation à mort, qu’en penser dans les pays démocratiques ? L’expression libre et la même importance que revêt chaque citoyen de par son droit de vote, ne constituent-elles pas des opportunités pour construire une société dans laquelle il fait bon vivre ?

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