Sur les pas du Caravage – I

Rome du 13 au 20 mars. Trop à dire ? Ou trop peu, par rapport à cette richesse inouïe d’un univers qui nous balade des Etrusques à l’art contemporain, au travers des siècles de la Renaissance, des faramineuses constructions des Papes, des tracés d’avenues récentes au travers des quartiers du Moyen-Âge, où Giordano Bruno voisine avec le cinéma Farnese, en face du palais de la chancellerie du Vatican, lui l’hérétique, le découvreur des univers infinis (« Sur la base des travaux de Nicolas de Cues puis de Copernic, il développe la théorie de l’héliocentrisme et montre, de manière philosophique, la pertinence d’un univers infini, qui n’a ni centre ni circonférence, peuplé d’une « quantité innombrable d’astres et de mondes identiques au nôtre » » wikipedia). Giordano Bruno face aussi à la librairie Fahrenheit 451, il faut du génie pour l’inventer, lui qui fut brûlé vif pour des livres (cette librairie expose dans une petite vitrine un exemplaire original de l’œuvre de Bradbury, dédicacé par l’auteur).
On voit cela au Campo dei Fiori, autrefois marché aux fleurs comme son nom l’indique, et que nous connûmes, il y a plusieurs décennies, bordé d’ateliers divers, rétameurs, menuisiers, fabricants de cadres et aussi luthiers – comme notre ami Claude Lebet qui y avait son magasin où affluaient toute la fine fleur des violonistes et violoncellistes, les Tortelier, les Szerynk, les I musici. Musiciens comme les anges qu’on voit à la Pinacothèque Vaticane, signés Melozzo da Forli, sur des fragments de fresques arrachés à la basilique des Saints-Apôtres, aux yeux tendres et reflets blonds dans les chevelures bouclées.

Mellozzo da Forli


Sur cette place encore, j’ai le souvenir d’avoir bu, au soleil de mai, des Frascati, c’était bien avant la mode des Spritz, qui emplissent tous les verres des touristes sans doute séduits par cette couleur orangée, cette substance pétillante qui évoque la légèreté du gaz, auréolée d’un zeste, mais qui, quand même, sont nettement moins bons.
Tout près, pour manger le soir, je conseille le restaurant I Ditirambo, le poulpe y est rôti juste ce qu’il faut pour que la surface de la chair soit croustillante, couchée sur un lit de purée de céleri avec des soupçons de truffe. Et les desserts… Les mille-feuilles là-bas sont faits de très légères tuiles plantées verticalement dans la crème, dont la saveur s’éparpille au fonds de nos palais sans qu’on n’y perçoive rien qui colle ou qui pèse.
Rome, la grâce bien sûr, et quand on y pense c’est en premier le Caravage qui vient à l’esprit. N’étions-nous justement pas là en grande partie pour lui ? Pour le suivre à la trace, des fonds de chapelle d’églises (Saint-Louis des Français, Santa Maria del Poppolo, Sant’Agostino) aux voluptueux palais transformés en musée comme à Doria Pamphilj ou à Barberini ? Et nous l’avons suivi, et nous avons retrouvé la grâce de l’ange dans le petit Jean-Baptiste du premier palais cité, nu sur sa couche blanche et rouge, enserrant de son bras droit la tête innocente de son mouton préféré, et plus encore peut-être dans l’ange – justement – qui nous présente son dos vaguement vêtu d’un voile blanc au premier plan d’un Repos pendant la Fuite en Egypte où il sépare, verticalement, deux univers, celui, terrestre habité par Joseph qui lui tient la partition qu’il exécute au violon, et celui, céleste et inondé de clarté d’une Marie chérissant tendrement un Jésus qui, enfin dans l’histoire de l’art, nous apparaît comme un vrai bébé, dormant en toute sérénité dans les bras de sa mère. Les spécialistes ont identifié la partition, on dit même que des musiciens l’ont interprétée : Quam pulchram es, composé par Noël Bauldewijn sur des vers du Cantique des cantiques : « que tu es belle et que tu es gracieuse, amour, dans tes délices ! Voici que ta taille est semblable à un palmier et tes seins à des grappes ! ». Dans une pose similaire à celle de Marie, mais sans le bébé, on trouvera à côté une Madeleine pénitente presque aussi émouvante. Il est bouleversant de penser que tant de religion et de foi, en un temps où il était impossible de se dire autre que croyant, ont pu, malgré la rigueur des dogmes, donné tant de beauté sensuelle, tant d’allusion à un amour qui ne serait en rien limité à Dieu, mais s’incarnerait dans les formes les plus harmonieuses, des poses parfois lascives et des nudités que peut-être aujourd’hui on n’oserait plus exposer par peur d’une réprobation face à ce qui pourrait sembler recherche d’image coupable. Des prélats de l’époque, plus tolérants que certains d’aujourd’hui, comme l’archevêque de Milan Federico Borromeo, ne trouvaient rien à redire : pour eux, nous dit le catalogue, « la nudité des anges est le signe qu’ils ne peuvent être contaminés par les misères humaines, alors que les pieds nus se rapportent à la liberté et à la pureté des choses terrestres ». Allez donc dire cela aujourd’hui…


En pensant à ces pieds, justement, que je m’étais plu, il y a peu, à comparer à ceux dessinés par une grande artiste moderne (Lucie Geffré), nous vient à l’esprit le couple de paysans pauvres se prosternant devant Marie (la Madone et les pélerins) que nous avons vu à l’église Sant’Agostino, dont l’homme laisse paraître la plante de ses pieds. Une vieille dame admiratrice ne put s’empêcher de me dire que le tableau avait été d’abord refusé parce que l’on avait trouvé « les pieds trop sales » et cela la faisait bien rire.
Ces tableaux ne sont pas seulement des images pour exciter nos sens, ils sont aussi des interprétations, des récits bibliques, voire même des conceptions philosophiques ou des prises de partie dans des débats. Le merveilleux tableau au centre de la chapelle Contarelli montre Saint Matthieu conduit par un ange pour écrire son Evangile. Le commentaire nous dit que, primitivement, la main de l’ange touchait le saint, mais que suite à des débats théologiques, on convint, et Merisi (le vrai nom du Caravage) convint aussi, qu’il ne fallait pas montrer un tel contact qui aurait pu faire penser que l’ange avait dicté le texte à Matthieu, alors qu’en réalité il n’avait fait que le lui inspirer. Ainsi, la figure de l’ange se replie-t-elle en un monde autonome, on serait tenté de dire une monade, disjointe de celle de l’écrivant, deux mondes parallèles qui n’échangent entre eux que par l’écriture, n’est-ce pas déjà percer le mystère de la littérature ?
Toujours dans cette chapelle, l’un des tableaux les plus célèbres du Caravage représente la vocation de Matthieu, l’un des plus émouvants, des plus forts intellectuellement parlant, où le Christ, guidé par Saint-Pierre (en fait, le Christ est un peu masqué par le dos de Saint-Pierre, leurs mains désignatrices sont parallèles, l’une, celle du Saint, étant évidemment plus caleuse, plus terrienne que celle de Jésus qui, elle, est aérienne, sûre d’elle et informée) s’adresse en un éclair à ce jeune homme bouleversé qu’est Matthieu. Cela se passe paraît-il à un bureau de douane et les comparses du jeune homme comptent leurs sous, indifférents à ce qui se passe autour d’eux, aucun d’eux ne songe qu’il vit un moment important. Ils sont sous une fenêtre mais aucune lumière n’en sort car la lumière du tableau vient d’ailleurs, et cela non plus, les compteurs de sous ne le remarquent pas. Il y aurait ainsi une autre lumière que matérielle ? Une autre substance que celle de l’argent ? Il y aurait ainsi un moyen d’échapper à l’ère de la marchandise ? C’est tout ce que raconte ce tableau et ce sont les questions qu’il pose, encore présentes, encore actuelles et même plus que jamais actuelles. Peint aujourd’hui, ce tableau s’intitulerait peut-être : « est-il une voie hors du Capital ».


Bouleversement encore au palazzo Barberini (aujourd’hui transformé en musée national) à l’occasion d’une exposition consacrée à l’image de Saint François d’Assise, où l’on voit surtout l’un des plus proches amis du Caravage, Orazio Gentileschi (le père d’Artemisa), en butte au procès intenté par Giovanni Baglione, qui évoque la figure du saint homme dans les bras d’un ange, semblant jouir de l’extase la plus parfaite, moment de grâce où, là encore, l’amour divin se révèle n’être qu’une autre face de l’amour terrestre.
Même musée, salle juste à côté, un portrait troublant qu’on ne sait trop attribuer (est-ce à Guido Reni ? Ou à un certain Cantofoli?) dont on présume qu’il représente une certaine Beatrice Cenci. Rencontre, coïncidence : deux jours avant, nous avions rendez-vous avec un vieil ami – professeur de logique à la Sapienza, aujourd’hui à la retraite – sur la place qui porte ce nom (située dans le quartier du Ghetto – nous allions ensemble dans un restaurant, sorte de cantine juive, nommée Yotvata) et il nous avait raconté l’histoire de cette héroïne romaine qui avait tué son père dont elle refusait les avances et qui, pour cela, fut jugée puis exécutée en 1599. Goethe disait de ce portrait qu’il y avait dans le visage plus que ce qu’il n’avait jamais vu dans aucun visage humain. Comment ne pas faire le lien aujourd’hui avec les héroïnes iraniennes qui affrontent l’atroce répression d’un régime honni. Beatrice Cenci comme figure de la résistance féministe analogue à la courageuse Reyhaneh Jabbari, 19 ans, ayant poignardé l’homme sur le point de la violer, accusée de meurtre et condamnée à mort, qu’on voit dans le film « Sept hivers à Téhéran » ?

Mais j’en dirais et j’en dirais… tant il y a de choses à dire sur Rome et sur Caravage.

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