Morges again: Chili, Ukraine, apprendre à faire l’amour

Ces festivals littéraires comme il en existe tant, que ce soit à Saint-Malo, à L’Isle sur la Sorgue, à Morges ou à Nancy (Grenoble ou Carpentras… !) sont de grandes chances et de grands bonheurs pour tous ceux et toutes celles qui aiment lire, et surtout qui aiment la littérature (les deux, « aimer lire » et « aimer la littérature » ne coïncidant pas forcément). Ils leur procurent l’occasion de rencontrer « en vrai » les auteurs et autrices qu’ils ont lus, qu’ils ont admirés, mais aussi celle d’en découvrir de nouveaux, dont parfois ils ont vaguement entendu parler, mais qui tout à coup leur sautent à la figure, pour peu qu’on ait aménagé une scène afin qu’ils viennent offrir au public une lecture de leurs œuvres. Sous la grande tente du Festival « Le livre sur les quais », à Morges les 3 et 4 septembre, j’ai pu converser avec des écrivains que je venais de lire : Jean Rolin, Miguel Bonnefoy, Gaëlle Josse, mais aussi, comme je l’ai dit la semaine dernière, avec une jeune écrivaine suisse que je rencontrais pour la seconde fois, Odile Cornuz. Les conférences (dont certaines ont lieu pendant des mini-croisières sur le lac) m’ont ouvert des pistes pour aller poser des questions à des auteurs comme Alexandre Lacroix, philosophe auteur d’un intéressant livre sur l’amour, et m’ont fait m’intéresser à Iegor Gran, en tant que commentateur de l’actualité russo-ukrainienne. Mais surtout, une lecture sur scène m’a fait découvrir l’immense auteur et personnage qu’est Matthias Zschokke (accompagné de sa traductrice Isabelle Rüf).

Jean Rolin, Gaëlle Josse (photos A.L.) et Miguel Bonnefoy

Miguel Bonnefoy met ses espoirs dans le référendum qui aura lieu le lendemain, il ne sait pas encore que les Chiliens préféreront garder un lien avec le régime pinochetiste

Par quoi commencer ? J’ai déjà abondamment parlé d’Odile Cornuz. Miguel Bonnefoy m’a ému par sa fougue, son enthousiasme. Je ne venais pas lui parler de son dernier livre (qui a été très louangé déjà, où il se penche sur la vie de l’inventeur oublié de l’énergie solaire) mais de son précédent, Héritage. Occasion d’évoquer le Chili et sa famille : j’apprends que le jeune Ilario qui, à la fin, connaît l’enfer des prisons de Pinochet, n’est autre que son père. Que la Selva à qui il a dédié son livre, avec cette mention : toi qui es la seule à connaître la suite, est sa fille qui avait deux ans au moment de l’écriture du roman, et qui en effet, connaîtra la suite, quoiqu’il arrive, puisqu’elle pourra toujours raconter l’histoire de son père, même après la mort de celui-ci. Bien entendu, Miguel Bonnefoy met ses espoirs dans le référendum qui aura lieu le lendemain au Chili et qui est l’occasion unique de rompre définitivement avec le triste passé pinochetiste, il ne sait pas encore que ses espoirs s’avéreront vains et que plus de 60 % des chiliens marqueront encore le désir de demeurer liés à la dictature. Le Chili est une terre de lointains exilés (il ne faut jamais oublier la part prise par les immigrations allemande, française, croate et britannique au XIXème siècle dans l’édification de sa société, comme il ne faut jamais oublier non plus le sort qui fut celui des populations d’origine, selknams, yaghans, mapuches etc.), mais c’est aussi une terre d’explosions et de séismes, nous en parlons puisque j’ai eu la chance dans les années quatre-vingt dix d’accompagner C. en ces terres lointaines, lorsqu’elle participait à des campagnes de recueil de données sismiques et que nous allions ainsi du volcan Chilian à Cauquenes en passant par Constitucion et Copquecura (petit village au bord du Pacifique où l’on entend sans cesse les criailleries des éléphants de mer qui grognent sur leur rocher, au large). Il évoque dans sa dédicace « la faille tectonique d’un sublime pays ». Nous nous quittons sur une chaleureuse poignée de main.

Iegor Gran dit la zombification du peuple russe

Il n’est pas question que de littérature dans ces rencontres autour des livres, mais aussi parfois de politique (je sais que certains pensent que « tout est politique », d’ailleurs mon entretien avec Miguel Bonnefoy n’était-il pas en partie politique ? De même que celui que j’avais eu avec Odile Cornuz, dont le livre a à voir, à n’en pas douter, avec le libéralisme économique – le « régime des choses », c’est aussi celui, bien entendu, de la marchandise – mais il est des livres qui sont directement politiques, c’est-à-dire directement liés à une actualité politique par rapport à d’autres qui ne le sont qu’indirectement). Ainsi irons-nous écouter le « débat » entre Iegor Gran (le fils d’Andreï Siniavsky) et Anne Nivat, animé par un journaliste du média Heidi.News. Anne Nivat assez désagréable. N’a pas grand-chose à dire si ce n’est contrer son co-intervenant en prétendant que « lui non plus » n’est pas allé en Russie depuis longtemps et qu’il ne peut rien assurer sur le peuple russe. Or, il a au moins le mérite de suivre les media russes et il peut ainsi parler de cette propagande qui ruisselle sur les chaînes de télé, et des échanges sur les réseaux. Iegor Gran a inventé le concept de « zombification » du peuple russe, qui permet de désigner cette incroyable attitude de passivité et d’obéissance dont il fait preuve par les temps qui courent. Les parents ne croient pas leurs propres enfants vivant en Ukraine lorsque ceux-ci leur racontent qu’ils sont sous les bombes russes. A l’appel angoissé d’un fils qui crie que peut-être c’est là son dernier contact, un père réagit en raccrochant le téléphone : « je ne te crois pas », au point que le fils, rescapé, a fondé une association pour s’adresser aux Russes, qui porte le nom « Papa, crois-moi » ! Il est notable aussi que l’on n’assiste à aucun mouvement de mères comme dans le cas de l’Afghanistan ou de la Tchétchénie, lorsque celles-ci réagissaient à la réception de leur fils mort dans un cercueil de métal. Ce qu’a observé Iegor Gran est terrible, terrible de haine et de rage, lorsque tout un peuple s’engouffre dans une propagande qui lui fait croire que l’Ukraine n’existe pas, n’est qu’un accident de l’histoire, une erreur. Lorsque vous recherchez des informations sur ce pays il arrive, en Russie, que vous tombiez sur le message « pays 404 » tel l’erreur du même nom. Le peuple russe serait donc désormais un peuple de zombies (certes, ces informations datent maintenant un peu, les opinions changent très vite, en ce moment même, après la contre-offensive ukrainienne, on parle de certains sursauts, lesquels pourtant ne vont pas tous nécessairement dans le sens attendu d’une remise en cause de la guerre mais vont au contraire parfois dans celui d’un reproche fait à Poutine de sa soi-disant faiblesse!). Et dans l’auditoire, encore ces propos rances de vieux suisses aveuglés par l’anti-américanisme qui prévaut ici, trouvant sa source en partie dans les contraintes imposées par les Etats-Unis dans l’affaire des fonds juifs en déshérence, qui ont été ressenties comme des affronts – la Confédération ayant été obligée de rendre une partie des sommes confisquées par les banques suite aux dépôts faits par les nazis, après que la communauté juive américaine s’était fortement mobilisée pour obtenir réparation. Ces propos, bien sûr, consistent dans la mise en cause de la « responsabilité américaine », les USA étant supposés profiter de la crise pour mieux vendre leur gaz de schiste, propos que le meneur de jeu interrompt promptement en répondant « vous confondez les causes et les conséquences ». J’ai dit qu’ils étaient rances car on ne peut s’empêcher d’y voir comme de vieux relents d’anti-sémitisme. On me dira bien sûr, à juste titre, que semblables propos sont avancés en France, à la fois par des personnes similaires (bien liées à l’extrême-droite) mais aussi par d’autres, qui se disent de gauche, et l’on entendra ici l’auto-proclamé leader de la gauche (« insoumise ») dire il y a trois mois qu’il ne fallait pas fournir d’armes à l’Ukraine car la Russie étant assurée de gagner, qu’allait-il advenir de toutes ces armes ? (Eh bien, la réponse est simple : elles continueront à défendre l’indépendance de l’Ukraine).

Emma Becker (A.L.), Alexandre Lacroix et Brigitte Giraud (A.L.)

Apprendre à faire l’amour

Puis, plus tard, le « débat » entre Alexandre Lacroix et Emma Becker sur le thème : « l’amour, il ne suffit pas de le dire, il faut aussi le faire » dont on attend beaucoup mais qui ne tiendra pas toutes ses promesses. Alexandre Lacroix présentait son livre « Apprendre à faire l’amour » dont j’avais lu quelques bonnes feuilles. Quoi de plus intéressant que se pencher sur nos us et pratiques en matière d’amour puisque, aussi âgés que nous soyons, aussi soi-disant « expérimentés », nous tombons toujours sur des écueils, des difficultés d’être, des empêchements à faire l’amour autant qu’on le souhaiterait et de la meilleure façon qui puisse se faire ? Lacroix remet en cause les schémas usuels, ceux qui nous assomment et ne font pas forcément le bonheur des couples, comme l’idée de la pénétration en tant que sommet de la sexualité hétérosexuelle, et c’est bien qu’il le fasse. Il a su mettre en exergue son concept de script « freudporn » qui repose à la fois sur le dogme posé par Freud concernant l’acte sexuel dans son déroulement quasiment obligatoire, et sur la vulgate pornographique qui découpe chaque video en séquences régulièrement enchaînées les unes aux autres. Emma Becker, quant à elle, s’est fait connaître par le récit qu’elle a tiré de son immersion dans une maison close de Berlin pendant deux ans et demi, aujourd’hui elle présente son nouveau livre, « L’inconduite » dans lequel elle nous fait le récit de ses rencontres désirées et accomplies, au moyen d’abord d’Internet, puis en se rendant sur place, dans les lieux les plus surprenants, si possible à l’air libre, dans la nature, pour que s’accomplissent ses fantasmes de prise d’assaut par des mâles virils qui la prendraient de toutes les manières possibles. Il s’agirait, dit-elle, d’aller jusqu’au bout d’elle-même dans l’effectuation de ses fantasmes. Mais tout cela n’est que discours. Les mâles libérés sont rarement au rendez-vous, ils ne s’amarrent pas avec suffisamment de force et d’exactitude à ses fantasmes, bref, elle ne jouit pas autant qu’elle ne l’espérait, et se rend compte – mais un peu tard – que ce n’est que son amant régulier, autrement dit son mari (terme si incongru dans ce contexte) qui, grâce à la connaissance qu’ils ont l’un de l’autre, lui donne le plaisir attendu. Alors, tout ça pour ça ? L’amour, on le sait, n’est pas « enfant de Bohème » comme le veut la chanson de Carmen, il ne trouve pas sa formule non plus dans quelque aphorisme lénifiant à la Christian Bobin (oui, je sais, je suis dur avec ce monsieur dont la réputation souvent ne me semble égalée qu’à la mièvrerie des propos), il est affaire de corps plus que « de coeur » et ce que nous attendons dans ces discussions c’est enfin la mise en mots non mièvres de la manière de nous aimer avec passion et… plaisir. Mais Alexandre Lacroix, tout comme sa partenaire Emma Becker semblent avoir reçu consigne de ne point trop en faire face à un public certes attentif mais qui pourrait être choqué, n’oublions pas que nous sommes en Suisse et à deux pas d’une région fortement marquée par le calvinisme ! Enfin une question vient sur la manière de dire la sexualité masculine, mais là encore Alexandre Lacroix la contournera, prétendant qu’il est difficile d’en parler parce que tout ce qu’on pourrait dire risquerait de passer pour des vantardises d’hommes avides de conter leurs prouesses sexuelles, à peine suggère-t-il que ce serait intéressant si les hommes évoquaient leurs échecs. Mais… bien entendu ! a-t-on envie de lui dire ! C’est le lendemain que je pourrai avoir une courte conversation avec lui, sous la tente, lui exprimant ma frustration face à une réponse si courte. Il ne fait que confirmer ce que je craignais : la difficulté de s’exprimer face à un public « de bon ton », et se lance dans quelques commentaires sur certains passages de son livre où il évoque la sexualité masculine. Certes, bander n’est pas un acte direct comme lever l’avant-bras… et je lui reconnais le mérite d’avoir mis cette affaire sous le règne du symbolique : nous sommes des êtres de langage, et les mots comptent presque autant que les gestes dans l’acte d’amour. Tous les hommes ne sont pas des vantards ivres de conter leurs soi-disant « conquêtes ». C’est Stendhal, il y a bien longtemps, qui, le premier peut-être, avait déjà introduit la notion de « fiasco » en matière sexuelle dans la littérature… Il faut peut-être retourner vers lui.

Je m’aperçois que j’ai beaucoup quitté la littérature dans ce billet, me laissant aller à parler plus des idées que des textes : politique, sexualité. Je reviendrai la semaine prochaine à la littérature. La vraie.

Nuit des pères ou nuit des guerres?

Avant de finir, toutefois, je pourrais parler de la croisière avec Gaëlle Josse et Brigitte Giraud, intitulée « le creux de l’absence » et qui donc, dès le départ, mettait l’accent sur le deuil, la perte d’un père (dans le cas de Gaëlle) et celle d’un conjoint (dans la cas de Brigitte, qui témoigne de sa douleur et de ses interrogations après que son mari s’est tué, il y a vingt cinq ans, dans un accident de moto, et en fait un roman : « Vivre vite »), mais ce serait surtout pour dire, en tout cas en ce qui concerne Gaëlle Josse, que la thématique avancée a, selon moi, quelque chose qui occulte le vrai sujet du livre. Brigitte Giraud cherche des explications à l’accident de moto dans des causes sociales, certes, et l’on pourrait dire qu’en cela elle se rapproche de Gaëlle Josse, dont la perte depuis déjà son plus jeune âge du père (au sens où elle l’a perdu dans son enfance non pas parce qu’il aurait été physiquement mort, mais parce qu’il aurait été mort à l’intérieur de lui-même, une épine plantée dans le cœur comme le dit le frère de la narratrice), a bien sûr une cause sociale et même plus, une cause politique, et même étatique (la guerre). Mais il y a une distance si grande entre l’accident (en grande partie entraîné par les choix faits par la victime : moto surpuissante, route humide, peut-être un mauvais pilotage) et le crime de guerre dont le père est l’impuissant témoin ! Dans cette ambiance feutrée d’un salon de bateau de croisière, une animatrice peut-elle faire autrement que ramener les circonstances des livres à des catégories maîtrisées par le public : un père violent, un père qui n’aurait pas « su » s’intégrer à la société à son retour d’Algérie, un père toxique face à des enfants qui n’en pouvaient rien et qui souffraient en silence? Mais je ne peux m’empêcher de poser la question de la possibilité même qu’un homme ait pu « revivre » et effacer ses souvenirs dans de telles conditions. Qu’est-ce que cela aurait été, un homme ayant « su se réintégrer dans la société » après ce qu’il avait vu (que je résume par viol et immolation par le feu) ? Un tel homme ne serait-il pas encore plus monstrueux que celui « qui n’a pas su » et qui toute sa vie à fait souffrir ses proches de sa propre souffrance ? La question que pose Gaëlle Josse n’est pas soluble dans la psychologie familiale puisqu’elle est le lot des guerres et des barbaries imposées aux humains, souvent aux hommes puisque c’est eux qui, la plupart du temps, sont envoyés sur des fronts guerriers. La nuit des pères, dis-je à Gaëlle, c’est la nuit des guerres. L’écrivaine a l’air d’aimer mon intervention, elle me remercie. Elle ne dit rien pourtant. Comme si elle suivait une consigne de ne pas trop s’aventurer sur ce terrain. Mais je suis sûr qu’elle n’en pense pas moins. Et moi aussi, je la remercie.

***

Dehors, sur la scène, Ava Adur Olafsdottir, écrivaine islandaise répond au questionnaire de Proust. Réponses pas très originales, mais quand une dame lui demande comment il se fait qu’il y ait tant d’écrivains dans un pays qui ne compte que 350 000 habitants, la réponse fuse : en Islande, les éditeurs acceptent un texte envoyé sur deux ! Alors qu’en France une éditrice moyenne dit que sur les 3000 nouveaux manuscrits qui lui sont envoyés chaque année… elle n’en publiera que 3 ! Triste situation pour les candidats à la publication, mais… que ferait-on de ces milliers de livres en plus à chaque rentrée, où les mettrait-on dans les librairies ? Qui les lirait ?

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Un commentaire pour Morges again: Chili, Ukraine, apprendre à faire l’amour

  1. merci pour ces échanges et ces réflexions.

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