Rencontres d’Arles – Jour 2

Retour à Arles. Des fois que nous n’ayons pas tout vu. Qu’il en reste. Et justement, il en restait beaucoup. Quand toute une ville se met à l’heure de la photographie, il y en a pour des jours et des jours. Nous nous contenterons de deux, voire deux et demi (puisqu’il faut bien aussi consacrer un temps à l’abbaye de Montmajour). D’abord au Palais de l’Archevêché, Un monde à guérir, 160 ans de photographie à travers les collections de la croix-rouge et du croissant-rouge. Exposition zappée la première fois. Mais il faut bien y venir… à ce bouleversant témoignage du fait que le monde ne change jamais, que toujours les guerres et les famines, la misère et la souffrance, comment l’humain martyrise l’humain sous toutes les formes possibles. C’est intemporel. On pourrait retirer les légendes des photos et les dates car c’est toujours la même chose, que ce soit en 1914, à la première guerre, ou que ce soit à la seconde, que ce soit au Yémen, que ce soient les réfugiés espagnols ou ceux de Lithuanie, que ce soit les ventres gros des jeunes affamés de Chine ou les cadavres sous les bombes américaines au Japon, on n’en finit jamais, on souffre toujours. Un jour récent où j’exposais quelques projets d’animation culturelle à un ami, il me répondait : « mais crois-tu que l’espèce humaine mérite autant ? ». Question qui se pose avec âpreté quand on constate par exemple que malgré l’ampleur du réchauffement climatique, la majorité des gens semblent ne rien avoir à en faire, continuant de vivre avec les mêmes habitudes consommatrices… (et jamais on n’acceptera de rouler à 110 km/h sur les autoroutes…). Voici donc quelques tirages :

visite aux prisonniers au Yémen en 1964 (Yves Debraine)

victimes de radiations atomiques, Nagasaki (Yosuke Yamahata)

réfugiés espagnols en 1939 (anonyme)

barque de migrants à Lampedusa

Blessés sur un brancard, Amiens, 1916 (Lieutenant Ernest Brooks)

Famine, URSS, 1922 (anonyme)

et à deux pas d’ici, la guerre en Ukraine devient une routine… chaque jour apporte son cortège de morts et de brutalités mais désormais nous en faisons fi, cela ne nous regarde pas. Sauf peut-être dans quelques décennies, un photographe de la croix-rouge qui exposera comme ici quelques cadavres ensanglantés et nous pourrons dire alors : nous y étions.

Non loin de là, dans la petite rue de la Calade, deux salles. La première, salle Henri Comte, héberge Bettina Grossman, photographe de l’expérimentation, des collages et des montages, purement abstraite, on y passe peu de temps, la seconde, la fondation Manuel Rivera-Ortiz, va nous retenir beaucoup plus : elle offre un bouquet fantastique de photographes modernes sous le nom générique de Dress Code, « une quarantaine d’artistes proposent autant de regards singuliers sur le vêtement et l’identité dans le monde » dit la prospectus, « des drag queens à New-York aux femmes zapotèques au Mexique ». En effet, c’est bouleversant, tant de lumière et tant d’explosions de vie, qui commence par l’isthme de Tehuantepec où vivent les femmes zapotèques, héritières d’une civilisation préhispanique matrilinéaire, « elles sont le gouvernement, le peuple, les gardiennes des hommes et des biens », photographiées ici par Delphine Blast, et enchaîne par le vaudou : une série de photos réalisées au Bénin où l’on voit les Egungun, une des sociétés secrètes du Bénin dont les membres masqués rendent la justice en étant censés incarner l’âme des ancêtres.

Under your skin explore l’immersion de la photographe Manon Boyer au sein de l’univers des drag queens de New-York. Nouveau regard sur les corps. Un regard contemporain qui, comme dans l’exposition évoquée il y a deux semaines (Une avant-garde féministe) mêle les genres, installe le malaise, et surtout met l’accent sur la transformation, le mouvement, la métamorphose, rares choses positives de notre époque. Voisine de cela est l’œuvre de la photographe Phumzile Khanyile, exposée sous le titre Plastic Crowns, où c’est elle, cette fois, qui est sujet des métamorphoses et qui évoque un passé douloureux de petite fille.

Toujours l’Afrique avec l’évocation de la gémellité en Afrique de l’Ouest (Nigéria).

Amin Al Dib est né au Caire mais vit à Berlin, il travaille sur la déconstruction des images, il les détruit avant de les reconstruire, les recoller, faire un de ces bouts de papier épars nous conduit à nous interroger sur la place de la fêlure et du rafistolage dans nos vies. Proche de lui se trouve Sara Imloul et ses photos en noir et blanc qui montrent des femmes enfermées.

Benoît Féron, lui, a une démarche voisine de celle de Hans Sylvester, dont javais parlé il y a plusieurs semaines (rencontré à Lire sur la Sorgue, le festival littéraire de l’Isle sur la Sorgue) et explore lui aussi les contrées de l’Afrique de l’Est pour y rencontrer des peuples qui soignent leurs apparences : bijoux, parures, peintures corporelles, nous retrouvons ici les Sumos de l’Ethiopie.

Wajdi Mouawad préface l’exposition Fragiles, présentée par le collectif Tendance floue, sous le titre « La fragilité de nos balbutiements ». Merveilleux texte « humaniste », il en faut bien encore un peu… surtout quand il s’agit de parler des migrants qui tissent leur toile au hasard, comme des araignées dont la vie ne tient jamais qu’à un fil. Précarité des fils qui nous lient. S’ils viennent à se rompre, c’est foutu. « Fil souvent brisé, renoué, brisé à nouveau, usé, nerf de bœuf étiré par le sang de l’Histoire qui pèse sur lui sans parvenir à mettre un terme au courant de vie qui le traverse ».

Au Monoprix, dans un ancien parking couvert désaffecté, le photographe suisse Lukas Hoffmann (Evergreen) capte dans sa chambre noire des détails infimes, comme ceux du grain de la peau, de la texture des vêtements, de la volatilité d’une chevelure, puis il enchaîne sur une autre série, cette fois faite uniquement de détails de murs lépreux agrandis, ou bien des herbes de terrain vague. Il s’agit là de faire parler le réel au plus près de l’objectif. Peut-être en agrandissant les détails finirons-nous par découvrir le monde dans lequel nous vivons…

A côté, un aspect justement du monde dans lequel nous vivons : les nuages dans tous les sens, à celui météorologique s’ajoute désormais celui numérique, ce fameux Cloud mystérieux que tout un chacun croit pouvoir emplir sans risques et sans limites. Et partent vers ce Cloud, les photos de grand-mère et les états d’âme du grand fils… sans voir en général que ce stockage génère des milliards de kilowatt/heure dépensés inutilement. Image « poétique » que ce nuage où sont censés être nos rêves et nos images mais qui, en réalité, consiste en d’immondes paquets de câbles, de fibres et de machines gérés par les entreprises capitalistes les plus énormes, nos fameux GAFAM.

On voit aussi les premières photographies de nuages par cyanotype (Wikipedia : La cyanotypie ou cyanographie est une technique photographique totalement manuelle activée par la lumière du soleil et révélée par l’eau. Inventée il y a 180 ans, on peut décrire la cyanotypie comme une peinture solaire produisant une empreinte bleue après rinçage) et l’usage qui a toujours été fait des nuages sur les cartes postales, autrement dit les embellir, y ajouter soi-disant « de la poésie » sous la forme un peu mièvre de cigares allongés au-dessus des champs et des villes. Usage du cyanotype encore : Marie Clerel fait des photos sans objectif et sans viseur, elle se contente d’exposer aux rayons du soleil une feuille enduite de cyanotype et cela donne en fonction de la météo du jour des rectangles d’un bleu plus ou moins intense.

A l’Ecole Nationale Supérieure de Photographie, une photographe équatorienne, Estefania Penafiel Loaiza, réalise une étonnante collection de photos (Carmen – répétitions), de documents et de vidéo basée sur la personnalité de sa tante, une femme qui disparut un beau jour, disant qu’elle partait en Italie mais qui, en réalité, avait rejoint la guérilla et fut exécutée avec son compagnon. La photographe mêle les témoignages de l’histoire réelle avec cette histoire imaginaire qu’elle aurait aimé être la vraie puisqu’elle lui aurait conservé sa tante, histoire d’une femme en Italie dans les années soixante-dix, y trouvant les manifestations des groupes révolutionnaires. Immersion dans un temps où la jeunesse luttait sans compter et se mobilisait en un ultime sursaut de désespoir.

La photographie, le film, la vidéo sont ainsi devenus notre mémoire, en même temps que la construction d’un monde en marge du monde réel, sur lequel nous pouvons agir et déverser nos larmes, sans jamais être sûr que cela agira sur le monde réel, et même… en étant quasiment sûr, hélas, que cela ne le fera jamais. Notre regard individuel, seul, sera modifié, enrichi, et nous permettra de voir sous le visible brut, un invisible qui se soustrait.

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