Nouveau sommet de l’art théâtral en cette fin de Festival d’Avignon avec la magnifique mise en scène de Richard II, due à Christophe Rauck, avec en rôle titre le justement célébré Micha Lescot. Quelle chance nous avons de pouvoir assister à pareils spectacles (celui-ci faisant suite à l’inoubliable Moine Noir mis en scène par Serebrennikov) ! Bien sûr tout cela fait partie du Festival que l’on dit « In » mais qui est à mes yeux le seul Festival (le off, mis à part quelques lieux respectables qui invitent des compagnies non moins respectables – Chêne Noir, Petit Louvre, Théâtre des Halles, Corps-Saints – étant de plus en plus une foire où des propriétaires de scènes indélicats exploitent éhontément de malheureux artistes qui essaient d’exister) Richard II est une référence en ce festival depuis qu’il fut joué pour la première fois en 1953 avec Jean Vilar puis Gérard Philippe. Il fut rejoué ensuite dans une mise en scène d’Ariane Mnouchkine en 1982, et en 1995 par Jean-Baptiste Sastre avec Denis Podalydes dans le rôle principal, puis, à ma connaissance plus rien jusqu’à cette troisième semaine. Cette année, il n’a pas les honneurs de la cour du Palais des Papes, mais il sied très bien au cadre fourni par le Gymnase du Lycée Aubanel où se réalise un noir parfait. Aux premières lueurs, nous devinons à peine les silhouettes de Norfolk, de Gand et de Bolingbroke. Un léger voile est tendu comme quatrième mur, il sert notamment à projeter des images et à donner les indications de lieu mais s’écartera le plus souvent pour montrer le plateau en toute netteté. Nous sommes au château de Windsor. Bolingbroke (Eric Challier) et Norfolk, appelé aussi Mowbrey (Guillaume Lévêque) s’accusent mutuellement de trahison devant le roi Richard (Micha Lescot) et le vieux Jean de Gand (Thierry Bosc) – le propre père de Bolingbroke. Querelle sombre, insistante à laquelle le roi ne pense donner un terme que par le jugement de Dieu, autrement dit le duel, mais Richard au moment ultime, ne souhaitera pas faire couler le sang de ses plus valeureux sujets et voudra convoquer une commission pour que l’on décide de sanctions. Celles-ci seront des exils, l’un assez court (six ans) pour Bolingbroke (ci-devant également Henry de Hereford et duc de Lancastre), l’autre définitif et à vie pour le rival comte de Norfolk. S’enclenche alors l’action. Ajoutons que le roi est considéré comme dépensier, que sa propension à lever des taxes à tout bout de champ lui vaut une impopularité croissante, alors que Bolingbroke au contraire fait toujours tout pour être aimé du peuple, n’étant pas avare de révérences et de génuflexions, et nous avons la suite de la trame. Pour ses expéditions guerrières du futur (guerre en Irlande), le roi aura besoin de réquisitionner les biens du vieux Jean de Gand qui s’apprête à mourir, déshéritant ainsi celui qu’il a déjà puni et ne faisant que nourrir encore davantage sa rancœur jusqu’à ce qu’il réunisse une armée, financée par le duc de Bretagne, afin de prendre le roi à revers au nord du Pays de Galles pendant que celui-ci a laissé son trône un moment au régent duc d’York (encore Thierry Bosc, qui excelle dans les rôles de vieillard). L’histoire, on la voit se profiler : Richard va se retrouver seul, tous ses vassaux un à un ralliés à Bolingbroke et ses seuls amis tôt faits prisonniers et exécutés. York lui-même après s’être déclaré « neutre » (comme si on pouvait être neutre dans un tel conflit autour d’un régicide programmé), se rallie prudemment. Pour prouver sa nouvelle foi, il voudra sacrifier son fils, le duc d’Aumerle (Emmanuel Noblet) qui, lui, avait eu le courage de s’allier à d’autres jeunes gens pour combattre encore ce qui pouvait être combattu (car il ne reste aucun doute sur la nature réelle de ce que sera le futur règne, de celui qui prendra le nom d’Henri IV) par un complot que York s’empresse de dénoncer alors que la mère du jeune duc (Murielle Colvez) hurle son désespoir aux portes de Windsor. On voit la fin arriver : Richard sera mis en prison (celle de Pomfret) par son usurpateur, avant d’être assassiné lâchement par un certain Exton qui pensait pouvoir ainsi s’attirer les bonnes grâces du nouveau roi.
Voilà pour l’action.

Toute pièce de Shakespeare peut bien sûr se ramener ainsi à une suite d’actions. Les duels sont présents (on en voit un très beau sur la scène illuminé de lumières blanches avec effets stroboscopiques), les faits se succèdent et on pourrait se contenter des résultats des actes sans se soucier de ce qui les motive. Mais le second enchaînement, dépassant celui des actes, est celui des pensées, des réflexions intimes et du monde intérieur, surtout celui, ici, de Richard, et par quoi le jeu de Lescot excelle, surpassant celui des autres. Cette intériorité de l’être, peu d’auteurs la montrent comme Shakespeare et, sûrement, peu d’acteurs la matérialisent sur scène comme Micha Lescot. Richard II est un roi habité par le doute. Il adhère au dogme de la royauté, selon lequel le Roi possède sa légitimité par un droit divin, mais « en même temps », il est prêt à craquer dès que le ciel s’obscurcit. Au fond de lui-même, il veut bien se débarrasser de sa couronne, car c’est autant de soucis en moins. Après tout, il pourrait faire autre chose de sa jeunesse. La pièce telle qu’elle nous est montrée ici se veut contemporaine, on n’en sera pas surpris. Les personnages portent des costumes d’aujourd’hui, le héros central est tout de blanc vêtu et de la dernière élégance. Elle est aussi portée à la modernité par le jeu des comédiens et en premier lieu celui de Lescot, qui n’a sans doute rien à voir avec celui qu’avait Vilar : autre temps, autre manière de montrer ses émotions. Lescot se tord de souffrance mais aussi de rire car Richard porte en lui un pouvoir profond de dérision à l’égard des protocoles, simagrées et hypocrisies, ainsi lorsqu’il accepte de discuter avec Bolingbroke et que celui-ci se présente à lui en mettant un genou en terre, n’y a-t-il pas de quoi rire, quand on sait quels sont les desseins cachés du duc ? Lescot n’hésite pas à outrer le propos, se roulant au sol ou essuyant des larmes. La scène qui le montre obligé de se séparer de la Reine (Cécile Garcia Fogel) est émouvante car elle montre simplement un couple que l’on sépare, et qui s’embrasse amoureusement une dernière fois.

Dans l’interprétation proposée par le jeune comédien des Amandiers, on ne peut s’empêcher de penser à un certain jeune président qui a pris le pouvoir en pariant sur sa chance, puis, lorsqu’il est arrivé en haut de sa trajectoire, a été pris de vertige, s’est demandé si le jeu en valait la peine, mais l’a poursuivi malgré des contraintes qu’il n’avait pas prévues, dont, parmi elles, le jeu parlementaire (nous en sommes là). Richard II aurait dû accepter, lui aussi, de composer avec le parlement, ici la chambre des Communes (qui sert de décor à l’essentiel de la pièce). Il est allé le plus loin possible selon sa guise, mais la réalité se met en travers de son chemin, alors, pourquoi continuer ?
Pourquoi vouloir exercer le pouvoir ? A quoi sert le pouvoir et d’où tire-t-il sa légitimité ? Comment le corps du Roi peut-il être distingué longtemps du corps de l’homme (ou de la femme) qui le porte ? Ces questions n’ont jamais été résolues, même pas (et surtout pas) sous la République. La Reine est choquée que son Roi n’ait pas plus de courage : « Eh quoi, Richard, il ne suffit pas que ton corps ait perdu ses apparences. Il faut encore que ton âme abdique son orgueil ? ». On s’attend à ce qu’il lui réponde : « je voudrais t’y voir ! ». Car exercer le pouvoir n’est pas une question de courage. C’est d’abord une question de chance, puis une façon de se soumettre à des règles (lois, constitutions) qui dictent ce que l’on doit faire indépendamment des états d’âme et du corps intime de l’impétrant. Que celui-ci vacille et c’est la fin, du moins la fin du pouvoir, car l’individu, lui, peut s’en sortir en faisant autre chose ou en ne faisant rien, plus personne n’y prête attention. Richard II, ayant vécu à une époque cruelle, n’aura pas la chance d’en réchapper, mais il va faire l’expérience de la solitude, et va l’exprimer dans un des plus beaux monologues de Shakespeare : « n’importe, ce qui n’existe pas, je le créerai. Mon vouloir sera l’homme, mon imagination la femme ; à eux deux ils engendreront une génération de pensées elles-mêmes fécondes ; et celles-là peupleront mon petit univers de créatures aussi misérables que l’espèce humaine car, de toutes les pensées, il n’en est pas une qui demeure satisfaite ». (La mise en scène de Rauck fait de cette scène un chef d’œuvre : Richard, couché sur le sol de sa prison, est montré en gros plan, grâce à l’apport de la vidéo).
Le Richard de Shakespeare n’est ni Ubu ni Arturo Ui, il est un jeune souverain moderne qui se pose les questions essentielles sur le pouvoir. Le trio auteur / metteur en scène / acteur (Shakespeare / Rauck / Lescot) en fait une analyse subtile, qui transcende les caricatures et les représentations habituelles qu’en donne soit le marxisme soit la psychologie ordinaire. Autrement dit, ni Brecht ni Voici. Ni valet du capital, ni jeune homme insouciant cherchant gloire et richesse. Il le dit bien, Richard II : « je donnerai mes joyaux pour un rosaire, les splendeurs de mon palais pour un ermitage, ma parure éclatante pour les haillons du pauvre, mes coupes d’or pour un bâton de pèlerin, mes sujets pour une image de Saint-François et mon noble royaume pour une petite tombe, une toute petite tombe, bien humble, bien obscure » (Lescot disant cela frôle le comique, montrant d’un geste la petitesse de la tombe). Et, cédant à Bolingbroke : « je te donne ce fardeau qui pesait sur ma tête et ce sceptre encombrant qui chargeait ma main et l’orgueil du pouvoir qui rongeait mon cœur ». Car quand, à quel moment, celui qui est devenu roi a-t-il cessé d’être humain ? Jamais sans doute. Et tout ce que l’on raconte, cette haine déchaînée contre un homme, n’est dans le fond qu’un ressentiment exprimé non pas envers un homme (ou une femme) mais seulement envers un symbole.