Rencontres d’Arles – Jour 1

Arles un dimanche d’été. Quand peu de monde se presse le matin sur la place de la République, sauf des touristes venus en car pour Sainte Trophime, que je présente donc à ma petite fille pour l’occasion. Elle n’est pas enthousiasmée. Nous venons là pour voir des photos, le portail de Sainte Trophime est presque de trop. Il peut attendre. Cartes achetées pour la journée. Une chance, les mineurs ne paient pas.

Les rencontres photographiques d’Arles sont un peu, cette année, au premier abord, déroutantes. Nous avions l’habitude de grandes expositions rutilantes autour de la place, à l’église Sainte Anne, au cloître, au Palais de l’Archevêché, ce que je vois là m’étonne sans que je puisse bien m’enthousiasmer. A l’église Sainte Anne : Babette Mangolte expose des photographies de danseurs et danseuses et de mises en scène de ballet. Noir et blanc. Travail très technique et documentaire qui exige qu’on s’intéresse beaucoup au monde de la danse, plus particulièrement de la danse new-yorkaise, au beau temps de Merce Cunningham. Au cloître Sainte-Trophime, deux artistes iraniens semblent interroger la frontière entre le réel et le virtuel : quand l’image en vient-elle à subvertir le réel ? Arash Hanaei approfondit les formes d’architecture des années soixante ou soixante-dix pour faire ressortir des décompositions et des recompositions en trois dimensions, prenant pour cible un architecte de ces années-là, un certain Renaudie, qui avait imaginé, à Ivry, des immeubles un peu moins « cage à lapin » que ceux que l’on construisait alors. Encore un travail très technique qui ne parlera pas beaucoup aux profanes mal informés des problématiques architecturales. Mais cela au moins nous mettra la puce à l’oreille pour une réflexion future. Tout est bon à prendre…

Quittant la place de la République et déambulant sous la chaleur vers l’espace van Gogh, on trouve là le genre de grandes expositions pour lesquelles en général on se déplace à Arles : Lee Miller et Romain Urhausen. On a beaucoup dit déjà sur Lee Miller, sa relation avec Man Ray, son travail de photographe de mode puis, tout à coup, le déplacement de son objectif depuis le corps des femmes et leurs vêtements vers la guerre et ses conséquences. Première photographe autorisée à photographier la libération des camps de déportation, puis photographiant à nouveau des femmes, mais d’autres femmes cette fois, celles qui furent tondues à la Libération parce qu’on leur prêtait une aventure avec un soldat allemand, ou qu’elles avaient été bel et bien des collaboratrices actives. Têtes chauves au regard perdu. Soldats allemands cherchant à fuir ayant essayé de se vêtir en civil ou de se déguiser en déportés… déportés qui échappent à la mort au dernier moment, cadavres sur charrettes empilés. On a beau avoir vu souvent ces photos, elles nous glacent toujours autant.

Romain Urhausen est peu connu, il fait pourtant partie de la grande école des photographes en noir et blanc de l’immédiat après-guerre, les Cartier-Bresson, les Doisneau, les Weiss. Ami de Prévert, il fréquente les mêmes lieux parisiens, notamment les halles et les guinguettes. Avec lui on retrouve le Paris de Marcel Carné. On ne rencontre pas Gabin mais c’est tout comme. Ces vieux qui s’enlacent sans aucun soucis du paraître nous y font penser. Aux Halles, les têtes de veau sur les étals prennent forme plus qu’humaine. Puis Urhausen quitte ce réalisme social pour l’aventure de l’abstraction. Moi qui croyais il n’y a pas si longtemps qu’il n’y avait pas d’abstraction en photographie… voilà que lui en réalise. D’abord avec des photogrammes très curieux (obtenus en enfermant des objets dans la chambre noir) puis en faisant varier les techniques (temps de pose, bougés, griffures, inversion de négatif), on obtient alors parfois des graphismes à la Henri Michaux. Les noirs deviennent presque des couleurs, on a l’impression que des Fauves auraient pu faire ce genre de tableau s’ils s’étaient limités au blanc et au noir !

Près de la librairie Actes Sud (et attenant à elle), on déroge à la règle de n’exposer que de la photographie, ce qui nous permet de découvrir les œuvres graphiques d’Anouk Grinberg, des portraits coup de poing, des têtes de sanglier à qui on a donné par dérision le nom d’hommes. En entrant là, on a ce sentiment vertigineux qui nous étreint désormais en présence des animaux qui ont été trop longtemps méprisés, et si eux c’était aussi nous ?

Puis il faut traverser tout Arles, trouver pour cela le plus court chemin, tomber sur un boulevard qu’il faut suivre jusqu’à celui des Lices. En chemin, rencontrer « La croisière », un de nos lieux préférés pour les expos, puis poursuivre jusqu’aux ateliers, ex-ateliers de la SNCF, reconvertis depuis plusieurs années en salles d’exposition au milieu d’un grand parc où trône la fameuse tour de la LUMA, œuvre de Franck Gehry. Là se tient en quelque sorte le « clou » du festival, l’exposition « une avant-garde féministe » consacrée au mouvement des femmes pendant la décennie 1970 – 1980. Au premier abord, je vois cette exposition comme le pendant de celle de l’an dernier qui portait sur les « masculinités ». J’avais été alors remué par toutes ces photos ayant pour thème l’ambiguïté sexuelle, la violence qui cherche à imposer certains comportements sexués par rapport à d’autres. Avec « une avant-garde féministe », on tient le second volet de ces affirmations. L’ambiguïté sexuelle est toujours là : il y a si peu d’un corps d’homme à un corps de femme, comme le suggère Lili Dujourie dans une série de photos de corps dont on se demande bien à quel « sexe » ils appartiennent… Quant à Penny Slinger, elle met en scène une femme (nue) au milieu d’un cercle de juges masculins, comme pour dire la manière dont, intérieurement, elle se sent sans cesse jugée et jaugée par la gent masculine.

1970 – 1980, Epoque où la femme se soulève, ou elle dit son ras-le-bol des rôles assignés et où elle hurle contre son destin-prison. Où elle revendique certes « l’égalité », mais plus encore : une vraie reconnaissance du droit de s’exprimer et d’ouvrir un éventail de choix pouvant aller plus loin que celui dont bénéficient les hommes. Je pense à Annie Ernaux dont un film réalisé par son fils a été projeté à Cannes cette année (pas encore vu, bien sûr) et qui parlait, lors de la présentation de son film, avec une extraordinaire justesse de ces années où l’on croyait libérer la femme à coup d’appareils ménagers nouveaux, où c’était à l’homme bien sûr de tenir la caméra pendant que la femme devait se contenter de sourire pour que tout le monde pense que « l’on était heureux ». Là, ma petite fille est choquée, c’est autre chose que le portail de Sainte-Trophime… Voir cette femme qui tourne en rond comme un fauve entre des grillages, comme l’a réalisé Lydia Schouten, la met sérieusement mal à l’aise. Je suis mal à l’aise moi-même de voir ces images provocantes de sexe ensanglanté et de femme posant avec des godemichets géants. Nous revient alors nécessairement en mémoire tout ce qu’a été le combat des femmes pour l’avortement, le surgissement du MLF, les manifestations dénonçant les chirurgiens qui s’opposaient à l’IVG. Et tout cela nous arrive à un moment crucial, celui où dans un grand pays comme les Etats-Unis, le droit à l’avortement est retiré.

Le lieu dit « La croisière » présente un bouquet d’expositions, toutes plus attirantes les unes que les autres. Julien Lombardi (la terre où est né le soleil) plante son appareil photographique au Mexique, sur la terre sacrée des Indiens Huichols. Il semble témoigner du malaise des Blancs au contact des cultures autres, où se mêlent chamanisme et une différente conception des rapports de l’homme à la terre, il mélange alors technologie et fantastique, comme pour cette vache qui nous paraît avoir traversé l’espace.

Léa Habourdin photographie les forêts en train de disparaître et pour cela elle les montre vraiment disparaissant de leur support papier grâce à des artifices de développement au moyen de divers révélateurs. Klavdij Sluban est slovène, elle expose des photos d’un noir terrible prises lors de voyages en Russie, en Finlande ou en Lithuanie. Le thème de son exposition est « la neige », on dit sneg en slovène, et c’est un nom masculin. Mais la neige ici n’est pas vraiment blanche, elle est comme une lèpre (c’est ce que dit Erri de Luca qui préface l’exposition), tellement ces zones nordiques ont été contaminées voire sont condamnées à être envahies par un pergélisol en train de fondre.

Cette année, les thèmes du réchauffement climatique, de la désertification du globe, de la disparition des espèces et des forêts sont au rendez-vous, on ne saurait en être surpris. Aux « forêts en extension » de Léa Habourdin dont je viens de parler, s’ajoutent les œuvres étonnantes et gigantesques de Noémie Goudal (vidéos projetées sur écrans immenses prises dans des forêts profondes où l’on voit des arbres s’abattre et d’autres brûler), les forêts d’Araucanie (Forêts géométriques. Luttes en territoire mapuche, chapelle Saint-Martin) qu’on a cru bon de remplacer par des forêts d’eucalyptus dans des buts de production de pâte à papier, transformation à laquelle s’opposent les Mapuches, ethnie originaire de Chili et de l’Argentine.

Et l’on pourrait y inclure la sidérante exposition Sebastian Salgadao qui a lieu en ce moment au Palais des papes d’Avignon, Amazonia, dernier témoignage de territoires et de tribus indiennes menacés par la folie des hommes. On y côtoie avec une grande émotion les derniers peuples encore subsistants de cette épaisse forêt, les Yanomami sont les plus connus, mais on voit aussi les Xingu, les Awa et les Zo’e. Les Awa ont des pratiques d’absorption d’hallucinogènes très toxiques. Ils savent les risques qu’ils prennent, mais préfèrent mourir jeunes, autour de trente ans, convaincus qu’après la mort, les défunts sont répartis en trois groupes et que le groupe le mieux traité est celui des morts jeunes. Tous ces peuples voient leurs territoires mangés peu à peu par l’exploitation forestière. Ils risquent de disparaître, nous laissant seuls, nous les blancs occidentaux, avec nos problèmes et sans espoir de les résoudre, alors qu’eux sont peut-être des puits de sagesse.

Autre sujet : j’aime beaucoup les photos rassemblées sous le titre Si un arbre tombe dans une forêt. Cette exposition « rassemble des travaux d’artistes orientés vers l’observation des vides et des silences ». Parmi eux, le travail de Wiame Haddad, grande photo muette fourmillant de détails qui pose une énigme. A force d’observer, on devine une solution : un journal figure dans la pièce, il est daté d’octobre 1961. Le locataire de la chambre est parti. Il devait être algérien peut-être sympathisant du FLN. Il ne reviendra peut-être pas, pris qu’il aura été par la terrible rafle du 17 octobre…

Les Rencontres d’Arles nous enseignent chaque année un peu plus de maîtrise du langage photographique ; c’est ce qui fait leur immense intérêt. Si nous étions auparavant ignorants, notre sens de l’image se développe, nous voyons de plus en plus d’éléments que peut-être nous ne savions pas percevoir auparavant, mais qui sont là, nous appellent et nous forcent à voir le monde selon un angle plus ouvert.

NB : Beaucoup d’expositions manquent à l’appel ici, c’est qu’un seul jour c’est bien peu… alors sûrement bientôt… une seconde journée !

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