Après « Le Moine noir »

Après qu’on a connu l’extase face à un spectacle aussi inoubliable que Le Moine Noir de Serebrennikov, on se demande comment l’on va survivre au milieu des mille cinq cents propositions du Festival Off, entre les hauts et les bas, les petites salles où l’on se cogne les uns aux autres, les escaliers branlants et les tonnes de prospectus… On a bien du mal à faire son choix et si l’on tombe parfois sur des spectacles plaisants, on regrette d’être venu quand le génie est loin d’être au rendez-vous. Le théâtre des Corps-Saints donne des Mémoires d’Hadrien de Yourcenar une version bien pompeuse, la dame qui joue le rôle de l’esclave préférée de l’empereur joue mal, l’empereur lui-même est trop raide… des Fourberies de Scapin sont bien là (au théâtre de la Condition des soies) mais jouées tellement à la façon guignol et débitées si vite que l’on n’y comprend pas grand-chose. Dans les théâtres « à bonne réputation » comme le Chêne Noir, on doit subir une Andromaque (mise en scène par Robin Renucci) bien scolaire – même si, il est vrai, les actrices dans les rôles d’Andromaque et d’Hermione sont de bonnes comédiennes – et même Les lettres à un ami allemand de Camus, qui s’annonce prometteur, déçoit, car l’acteur Didier Flamand est un peu faible et que, faut-il le dire, le texte a un peu vieilli : on n’opposerait pas aujourd’hui de la même façon « l’Homme » à l’animalité, faisant de cette dernière le réceptacle de la barbarie quand nous savons que, bien au contraire, seul l’humain a ce « privilège » d’inventer des horreurs telles que le nazisme. Alors, dans les bonnes surprises, on trouvera quand même Chaplin 1939 (de Cliff Paillé) à La Luna, belle illustration de la vie de Charlie Chaplin, avec un comédien qui lui ressemble, des bouts d’archives, des dialogues amusants entre Charlie et son producteur qui s’oppose au projet du Dictateur qui va pourtant avoir un succès retentissant, et les regrets émouvants du grand réalisateur au moment où se découvre l’ampleur de l’horreur nazie qu’il n’avait évidemment pas pu soupçonner, d’avoir voulu faire rire sur la pire catastrophe humaine. Au rayon des bonnes surprises encore, ce jeune comédien (Geoffrey Rouge-Carrassat) seul en scène qui joue des pièces en solo inspirées de sa vie, nous n’en avons vu qu’une, mais elle était originale, puissante et émouvante, c’était le récit de son passage dans l’éducation nationale, en tant que professeur de collège, ça s’appelle Conseil de classe (au théâtre Avignon-Reine Blanche). Il n’y va pas par quatre chemins, ne s’embarrasse pas de scrupules liés à la bien-pensance, il dit ce que sont les élèves (et les parents!) à qui il a affaire, leur bêtise, leur méchanceté, leur manque d’empathie. On pense au mot de Claudel sur les assassins (à propos de l’abolition de la peine de mort « que ces messieurs commencent les premiers ») et l’on résumerait volontiers ici le propos par « la bienveillance ? Que les élèves commencent d’abord ! ». Bien sûr, cela peut paraître parfois injuste, trop grinçant, mais que voulez-vous qu’on y fasse si les choses se passent bien ainsi, l’école étant devenue le miroir de la société au lieu d’en être l’inspiratrice. Le comédien lui, en tout cas, tient brillamment la scène, en seule compagnie de tables et de chaises qu’il arrange en tas, qu’il escalade, qu’il démonte, pour finir par un monologue éblouissant qui égrène tous les noms d’animaux. L’animalité… on en vient toujours là. (Entre parenthèses, ces spectacles avaient été sélectionnés par notre petite fille qui, décidément, a très bon goût!).

Fin de partie (au théâtre des Halles) est hors concours… évidemment c’est bien, surtout mis en scène par Jacques Osinski et joué par Denis Lavant et (surtout?) par Frédéric Leidgens (que je ne connaissais pas), mais on le sait par avance, que ce sera bien, où est la surprise ? On envie les spectateurs du XXème siècle qui découvraient Beckett… quelle suffocation cela devait être, mais aujourd’hui voici l’auteur irlandais dans le classique absolu, nous les avons tous vus et nous ne souhaitons plus les voir, nous les avons vus avec Jean-Louis Barrault, avec Laurent Terzieff, avec Samy Frey, avec Denis Lavant, Premier amour, en attendant Godot, Fin de partie, Ô les beaux jours, les mots de Beckett sont devenus des passe-partout, on les dit et les redit pour se faire valoir et se gonfler d’orgueil, les « se tromper, se tromper mieux » etc. On fait comme si Beckett était à nous alors qu’il échappe sans doute à tout le monde, comme si c’était un auteur drôle alors qu’il est macabre et mortifère (Charles Juliet avait cessé de le fréquenter pour cette raison). Ce qu’on apprécie le plus dans cette mise en scène actuelle c’est le jeu de Frédéric Leidgens, encore plus que celui de Lavant, avec cette manière de prononcer comme si chaque son de la langue était décomposé, les voyelles séparées des consonnes et les consonnes qui éclatent comme des pétards mouillés.

• FIN DE PARTIE • de Samuel Beckett Jacques Osinski • mise en scène Yann Chapotel • scénographie Catherine Verheyde • lumières Marie Potonet • dramaturgie avec Claudine Delvaux • Nell Denis Lavant • Clov Frédéric Leidgens • Hamm Peter Bonke • Nagg

De bien, nous retiendrons aussi Les raisins de la colère (au Petit Louvre) magnifiquement adapté et joué par Xavier Simonin, grand acteur chauve à la voix tantôt suave tantôt électrique, qui à lui seul incarne tous les personnages de Steinbeck, et évoque cette triste épopée avec un réalisme meilleur que celui qu’apporterait n’importe quel documentaire, entouré de trois musiciens excellents qui font entendre les accords obsédants et lancinants du folk américain et de Woody Guthrie (Claire Nivard, Stephen Harrison, Glenn Arzel).

Et pour finir, le meilleur : Kids de Fabrice Melquiot, à La Scala Provence, un ensemble de huit jeunes comédiens (Cie Le vélo volé) qui jouent sur scène la dérive des pauvres enfants de la guerre, ici celle de Yougoslavie (nous sommes à Sarajevo en 1996), là aussi avec un réalisme qui prend à la gorge. Peu de moyens suffisent parfois à faire imaginer l’inimaginable, une bombe par exemple qui explose sur un lycée ou un hôpital, une lourde bâche grise que l’on agite, avec quelques fumigènes et des bruits sourds. Les sept se présentent tour à tour, annoncés par l’une d’eux, petite nana aux allures de gars, avec ses cheveux courts et peroxydés, accompagnés par le musicien de la troupe, guitare dont les aigus montent en même temps que les sirènes des secours. Salle remplie de jeunes, aussi, il faut bien le dire, cela nous rassure tant nous avons vu ailleurs des publics plutôt vieillissants, et nous fait penser que c’est un critère de qualité qui ne trompe pas, en tout cas si nous sommes attirés par le vrai contemporain, ce qui nous parle de notre époque, sans détour.

Ainsi, du Moine noir à Kids, on aura parlé de notre époque, marquée par le retour des guerres. Dans le premier, c’était un implicite (car ce n’était pas un hasard si on faisait appel à un metteur en scène russe exilé pour monter un Tchékhov représentatif d’une âme slave déboussolée), et dans le dernier, nous y étions vraiment, même si c’était avec de pauvres moyens.

Vive le théâtre !

Vive le Festival d’Avignon qui, malgré quelques fausses notes (la mercantilisation du spectacle entre autres), nous donne l’occasion unique de lire, de rencontrer, d’écouter des textes qui nous font réfléchir, de nous émerveiller de magie théâtrale et de poésie. Et rappelons à ce propos cette phrase d’Edgar Morin qui vient d’avoir 101 ans :  » La vie n’est supportable que si l’on y introduit non pas de l’utopie mais de la poésie, c’est à dire de l’intensité, de la fête, de la joie, de la communion, du bonheur et de l’amour. « 

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