La liberté n’est-elle qu’illusion ? On peut le croire… mais même si c’est illusion, c’est quelque chose. Qu’il vaut peut-être la peine de poursuivre toute sa vie. Ce qu’on pourrait tirer comme conclusion (mais provisoire) de ce chef d’œuvre de Tchékhov mis en scène de façon tellement inouïe en ce début de festival d’Avignon par Kyril Serebrennikov.
Je dis tellement inouïe car il faut sans doute aller très loin dans l’histoire du spectacle vivant pour trouver un tel foisonnement d’imagination, d’inventivité dans la mise en scène, et de génie aussi, n’ayons pas peur des mots, dans le jeu des acteurs, qui tous m’étaient inconnus jusqu’ici car on a l’impression qu’ils viennent du monde entier, un Allemand, un Russe, un Américain pour jouer les différents Andreï qui se montrent à nous au cours de ces quatre actes de grande folie. La folie… oui, au sens propre, car jamais sans doute elle n’aura donné lieu à de telles représentations au théâtre. La première partie est plutôt sage, c’est la nouvelle telle qu’on la connaît. Andreï Kovrilov revient un peu surmené de ses activités en ville, il est écrivain, a obtenu déjà quelques succès, de quoi être accueilli avec les honneurs chez le vieux pépiniériste qui l’a élevé dans son enfance. Le pépiniériste (« le Vieux ») le submerge de références à l’arboriculture. Ce sont les arbustes surtout qui l’enchantent : « l’arbuste ! Les arbustes bas sont les plus résistants. Ils poussent en groupe, en meute, et du coup, ils ne craignent ni le gel ni le vent ». Tout notre portrait, à nous humains ordinaires. Le seul moment de bascule dans ce premier acte est celui où l’acteur blond qui joue Andreï s’écroule de rire en entendant son vieil ami lui proposer la main de sa fille, Tania. Mais on reste encore dans le convenu, les caméras video (en réalité de simples smartphones) filment ce qui se passe à l’intérieur des trois cabanes recouvertes de plastique, qui ressemblent à des serres, et il en sort des gros plans saccadés projetés sur les quatre grands ronds qui sont en fond de scène. A l’intérieur de ces cabanes sont des « estivants » mais que faut-il entendre par là ? Certainement pas des touristes, peut-être des travailleurs saisonniers ? En tout cas, ils sont étrangers, italiens nous dit l’histoire et ils chantent des chansons italiennes. Quand la nuit est tombée et que l’aube se rapproche, on part enfumer les vergers pour remplacer les nuages. Pourquoi ? Eh bien parce que les nuages réchauffent la terre et que c’est lorsque le temps est très clair qu’il faut les remplacer par autre chose. Au cours du spectacle, le soleil se lève et le soleil se couche, les éclairages rougeoient alors en faisant grandir les ombres. Andreï épouse Tania, puis il disparaît. Ce n’est que dans les parties suivantes, qui rejouent la nouvelle sous différents points de vue, que l’on se rend compte de ce qu’il se passe pendant ces moments de disparition.

La troisième partie culmine dans la folie. En ce premier soir de représentation, le mistral, qui souffle très fort, tombe à pic. Il y eut des fois en Avignon, où il gênait plutôt le spectacle, je me souviens ainsi d’une Mouette inaudible que nous avions dû fuir tant les sons étaient déformés, mais en cette nuit du 7 juillet, le mistral ajoute au spectacle, c’est au moment de la pire tempête dans le crâne de ce pauvre Andreï qu’il soulève des tourbillons de poussière, les plastiques recouvrant les serres se déchirent et s’envolent, on se demande si les comédiens ne vont pas devoir courir pour rattraper le décor. Cela ne serait-il pas justement à la mesure d’un théâtre le plus extrême que de voir des comédiens courir pour rattraper le décor ? N’en sommes-nous nous-mêmes pas là, à courir après notre décor qui s’en va ?
Le corps fou, l’homme mis à nu et aspergé d’eau sous la douche, se tordant comme un ver à la lumière d’un halo. Là, il est « soigné ». Les recettes sont : boire du lait, ne pas beaucoup travailler, se reposer. La quatrième partie atteint le mystique et le cosmique. La troisième l’atteignait déjà à vrai dire dans les hallucinations d’Andreï, quand il voyait le Moine Noir, reproduit à des dizaines d’exemplaires, tous faisant alors des rondes à la manière de derviches tourneurs, ou bien chantant des hymnes qui se veulent sublimes. Il y a longtemps déjà que le grand mur du Palais des Papes s’était animé de projections gigantesques, celles de visages des divers Andreï qui se confondent et se mélangent, celles des scènes se déroulant dans les serres, scènes de procession qui me rappellent mon travail effectué pendant la semaine précédente au cours d’un stage de peinture et dessin à Crest, où il nous était proposé de travaillé à partir des œuvres de William Kentridge, manifestations ouvrières, cortèges emprunts d’histoire. Parfois des Illuminations, au sens rimbaldien du terme, comme une sorte de tapis persan rouge sang flottant sur le mur dont les fenêtres forment des motifs intégrés au tissage, ou bien ces grandes traînées lumineuses qui partent d’une fenêtre à l’angle supérieur droit qui évoquent des tableaux colorés (Georgia O’Keefe?). C’est vers la fin du 3ème acte que s’illuminent ces ronds concentriques qui nous emmènent dans le tourbillon cosmique, le maelström des idées. Ils vont faire le décor essentiel du quatrième acte, parfois critiqué pour sa confusion apparente, là où, dit le critique du Monde, Serebrennikov « perdrait des spectateurs », mais une telle mise en scène est un tout, il manquerait quelque chose sans cet aboutissement là, où tout part en vrille (nous sommes bien dans l’actualité de notre monde), tout fonce dans et vers les ténèbres (puisque le génie ne saurait durer qu’un instant bref et que les illuminations n’ont qu’un temps).

Cette mise en scène est sans doute imprégnée de références mystiques et religieuses propres à « l’âme russe » que nous connaissons mal si nous ne sommes pas nous-mêmes imprégnés de cette culture. Il n’y a pas de salut sur terre, semble dire Serebrennikov, dans une approche plus dostoïevskienne que tchékhovienne probablement. La réflexion menée sur l’opposition de la liberté à la « vie saine », voire au confort, nous fait penser au fameux chapitre des Frères Karamazov (celui du Grand Inquisiteur) où la légende est racontée selon laquelle le Christ, un jour revenu sur terre, s’y fait fort mal accueillir puisque tous ses interlocuteurs lui disent que le monde, se contentant de confort et de sécurité, n’a pas besoin de son message d’exigence.
Aucune croyance dans les lendemains qui chantent… c’est pourquoi lorsque la fin arrive et que le mur s’illumine en rouge avec le slogan « STOP WAR », on comprend qu’il ne s’agit pas d’aller vers un avenir de « liberté », de « progrès » et de « bonheur », mais seulement d’éviter que ce monde ne s’effondre trop vite.
