C’est beau la Sorgue, ou plutôt les Sorgues, tant se multiplient tous ces clairs ruisseaux, qui tous se nomment « Sorgue », au travers de la ville de René Char (Rivière trop tôt partie, d’une traite, sans compagnon). C’est encore plus beau quand on y va pour une fête des livres comme Lire sur la Sorgue, qui s’est déployée sur cinq jours de la semaine. Nous n’avons pu connaître que le dimanche, mais quel beau dimanche ce fut, passé en compagnie de René Frégni, de Gilles Paris, de Camille Kouchner et de l’immense photographe Hans Silvester !
Regret de ne pas avoir pu rencontrer Sorj Chalendon, qui n’a pu venir pour des raisons médicales.
Occasion de retrouver notre ami René Frégni, toujours vif, jeune et sportif malgré un âge qui est le même que le mien. Il est précédé d’une jolie entrée en matière exécutée par deux excellents musiciens, l’une violoniste hors pair et l’autre accordéoniste, jouant Galliano et Satie, qui font dire à René qu’il n’est plus la peine de rester, puisque jamais lui ne nous donnera des choses à entendre aussi belles que celles que nous venons d’écouter… pourtant non, cela valait la peine de rester car cela nous permettait d’entendre une nouvelle fois l’auteur de Minuit dans la ville des songes, conter sa vie aventureuse, ses émotions de jeunesse et surtout sa première rencontre avec la littérature. Seul, n’ayant jamais lu un livre car au départ handicapé par une mauvaise vue, arrivé deux mois en retard à la caserne, ayant écopé de six mois de cachot, mais faisant la rencontre heureuse d’un aumônier et d’un ami d’enfance, pas plus militariste que lui, qui le convainquent de lire. Premier livre, première révélation : Colline de Giono, pour lui qui venait de Marseille, l’aumônier ayant pensé que cela ne pourrait que lui plaire, et cela lui avait plu en effet, au point qu’il voulut tout lire de cet auteur puis ensuite de bien d’autres, les plus grands, Dostoïevski, Camus, Faulkner… il passait ainsi d’une situation de jamais un livre à une où ce fut désormais jamais un jour sans livre. Après son deuxième roman, repéré par le ministère de la Culture, il lui fut proposé d’animer des ateliers d’écriture dans les prisons du sud. Aux premières séances, il savait toujours créer un lien en parlant de choses et d’autres, de ces choses qui sont ordinaires, mais qui ravissent ceux qui ne peuvent pas en parler parce qu’ils sont murés dans leur silence carcéral, comme les femmes, l’amour, le cinéma ou les matches de foot. Ayant su ainsi créer le contact, on pouvait passer aux choses sérieuses, les livres, mais en commençant par ceux qui étaient les plus accessibles. L’Etranger de Camus en faisait partie. Ce roman qu’il s’était décidé à lire, lui-même, quand il était en train de lever le pouce le long d’une route grecque, près de Thessalonique, alors qu’une enseignante lui avait dit que ce livre ne serait pas pour lui, étant trop dans la philosophie de l’absurde pour quelqu’un qui, aux yeux de l’enseignante, n’était pas assez mature… et pourtant, rien de sorcier dans l’Etranger, tout découle de source et le jeune René au bord de sa route grecque, en oubliait de lever le pouce et abattit ainsi les cent quatre vingt pages sans se rendre compte du temps qui avait passé.
En réponse à une question d’un auditeur, René explique l’origine du titre : il aurait bien appelé ce récit : Retour à Bastia, mais cela sonnait un peu banal pour l’éditeur qui l’encouragea à trouver autre chose. Alors, comme René bien souvent écrit ses livres au cours de ses insomnies, l’esprit parfois encore empli de songe, il trouva naturel de remplacer « Bastia » par « la ville des songes » et de faire allusion à ce moment de la nuit où parfois il se réveille.
Quand je lui posai une question (histoire qu’il y ait des intervenants dans la discussion) je ne m’attendais pas à ce que René parlât de notre activité littéraire passée dans le petit village de la Drôme où je suis, bel hommage qui nous alla droit au cœur et eut, pour heureux effet, de nous aider à rencontrer d’autres participants, curieux de ce que nous faisions et de ce que, peut-être, nous allions faire.



René Frégni, Camille Kouchner, Hans Silvester – photos A.L.
Parmi eux, Marie-Pierre Gracedieu et Adrien Servières, co-fondateurs d’une petite maison d’édition marseillaise qui se nomme Le bruit du monde (sise rue de Rome, ça tombait bien puisque René venait d’en parler à propos de son ami d’enfance Ange-Marie, lequel avait commencé sa carrière de « mauvais garçon » par un braquage dans cette rue), qui venaient présenter le roman, avec lequel nous sommes repartis de la fête, d’un de leurs écrivains, Christian Astolfi, intitulé De notre monde emporté (« Du début des années 1970 à la fin des années 1980, Narval travaille aux Chantiers navals de La Seyne-sur-Mer… »). Nous aurons sans doute d’autres occasions de rencontrer Marie-Pierre et Adrien.
Autre lieu, autre ambiance, autres écrivains : la galerie .4rt (astuce graphique, le « 4 » devient « A ») accueillait, dans une fraîcheur climatisée nécessaire en ces heures chaudes où le dôme de chaleur recouvrait la France, sur le thème de l’enfance, deux écrivains, un homme (Gilles Paris) et une femme (Camille Kouchner). La seconde a défrayé la chronique il n’y a pas si longtemps pour la défense d’une cause juste : le soutien à l’enfance maltraitée et surtout soumise à des abus sexuels et incestueux, en racontant sa jeunesse et celle de son frère jumeau, continuellement agressé par le beau-père Olivier Duhamel. Femme droite, qui est d’ailleurs professeure de droit, qui n’a jamais voulu donner dans le scabreux ni dans le règlement de compte personnel, mais a voulu, en écrivant La Familia Grande rejoindre une thématique universelle : ce n’est pas un hasard d’ailleurs si ce livre a connu une renommée internationale et qu’il est lu et décortiqué partout, dans le monde anglo-saxon aussi bien qu’en Espagne. Camille Kouchner s’attardait d’ailleurs sur les nuances dans la réception du livre, qui témoignent des diverses manières dont le problème est abordé dans les différentes sociétés. L’Espagne par exemple est particulièrement attentive aux incestes entre frères et sœurs. Elle disait aussi que nous ne prenions pas assez garde aux ouvrages qui viennent des Etats-Unis et nous alertent également contre ce fléau, elle citait le superbe roman My Absolute Darling de Gabriel Tallent.
Je ne connaissais pas Gilles Paris bien qu’il fût l’auteur d’un best-seller qui a déjà inspiré un film et une pièce de théâtre : Autobiographie d’une courgette (en film : Ma vie de courgette), récit d’une enfance dramatique écrit du point de vue d’un enfant de dix ans (d’ailleurs Gilles Paris dit que ce qui lui a été le plus difficile dans la vie ce n’est pas d’écrire d’un tel point de vue mais de le faire de celui d’un adulte), avec les mots de l’enfance et la diffraction des paroles dans le cerveau d’un enfant, comme quand, par exemple, sa mère lui annonce que son père « est parti avec une poule » et qu’il voit en effet son père errant dans le monde au bras d’un gallinacé…
Les vécus de Gilles Paris et de Camille Kouchner ne sont pas les mêmes, la seconde ayant passé sa jeunesse dans une bourgeoisie intellectuelle où elle ne manquait de rien et le premier au contraire dans un milieu très prolétaire, mais il demeure en commun l’enfant, toujours avec ses mêmes obsessions et ses mêmes fantasmes, qui ont peu à voir avec le milieu social. Gilles Paris accorde une grande importance aux liens du sang probablement parce qu’il a trouvé écoute et réconfort auprès de sa sœur, un peu plus âgée que lui (la compositrice et musicienne Geneviève Paris), mais Camille Kouchner lui rétorque qu’elle a beaucoup de frères et sœurs sans lien de sang avec elle et qu’elle les aime tout autant que s’ils en avaient. Leur conversation montre une forme de chiasme entre ne pas aimer ses parents (ce qui est le droit de tous) et quand même leur pardonner et les aimer tout en ne leur pardonnant rien… Deux figures en somme de l’éternelle question de comment on en vient à l’âge adulte en se débarrassant des oripeaux de l’enfance.
Et la « libération de la parole » dans tout ça, dont on nous parle tant ? Y a-t-il vraiment « libération de la parole » ? Cela a-t-il même un sens ? Comme si, disait Camille, on voulait encore culpabiliser ceux ou celles qui ne parlent pas, et dont c’est le droit, aussi, de ne pas parler. Avoir le courage… disait l’un, ce à quoi l’autre répondait : quel courage ? Qui peut juger du courage des uns et de la pleutrerie supposée des autres ? « Libération de la parole » ou simple effet d’entraînement, expression facilitée par des organes de presse avides de recueillir les confidences, les secrets des familles ? On comprend que Camille Kouchner n’a pas écrit pour satisfaire cette pulsion, elle n’avait pas de parole à libérer, elle exposait son enfance pour que cela aide d’autres, ayant subi des violences similaires, à faire leur propre analyse.
Cette rencontre nous ramenait donc souvent aux émotions de l’analyse.
Je parlerai la semaine prochaine d’une autre rencontre forte et émouvante : celle avec le grand photographe Hans Silvester.
Tout cela produit grâce à un cercle de lecteurs et à une libraire dynamique, Maria Ferragu, qui tient la librairie « Le Passeur de l’Isle », et à ceux et celles qui les ont aidés, comme le propriétaire de la galerie 4rt ou celui de la galerie Retour de Voyage, sise dans « la maison sur la Sorgue » lieu de résidence pour les poètes et les photographes, qui hébergeait les photographies et les beaux livres de Hans Silvester… et où l’ami René avait eu l’honneur de dormir et de prendre son petit déjeuner, au pied d’une photographie sublime dont je parlerai la prochaine fois.
NB : Malheureusement, René Char n’est plus là. Son souvenir même a disparu. Il y eut autrefois un musée à son nom au dernier étage de l’hôtel particulier Campredon (nous le visitâmes…) mais aujourd’hui, on en a effacé jusqu’au souvenir. Allez sur le site de cet hôtel, devenu depuis centre d’art, et vous verrez qu’on n’y dit pas ce qui en fit la gloire et la renommée il y a une dizaine d’années… Histoire de désaccord entre la veuve et le maire, nous dit-on. Voilà un maire surtout qui fut bien cavalier de laisser partir les collections se rapportant au poète…