Les parfums et les saveurs

Qu’est-ce que le plaisir ? Devons-nous culpabiliser sa recherche ? Celle-ci est-elle une attitude intrinsèquement de droite en ce qu’elle ne mettrait l’accent que sur l’individu et qu’elle témoignerait d’un désintérêt des autres et notamment des plus pauvres, la recherche du plaisir étant fondamentalement égoïste, limitée à un seul corps, un seul être ? Toutes ces questions nous viennent à l’esprit lorsque nous vivons des expériences de plaisir, et que nous sommes amenés à y consacrer notre temps et notre argent. Comme si les plus démunis pouvaient faire bombance, eux… mais nous saisissons immédiatement qu’il serait hypocrite de cacher le plaisir éprouvé, autant que de faire croire que nous serions indifférent à la recherche d’expériences procurant du bonheur. Pour le philosophe Michaël Foessel qui vient d’écrire sur ce sujet un livre que je n’ai pas encore lu (Quartier rouge) (cf. une interview qu’il a donnée au Monde), la notion de plaisir ne doit pas être laissée à la droite, au contraire, la gauche écologiste ne peut arriver à ses fins qu’en proposant aux individus des possibilités d’expériences inédites, des plaisirs si possible partagés, et non des injonctions ou des recommandations exposant à des sanctions, ou à de la culpabilité.

Parmi ces plaisirs et ces expériences figure le manger, autrement dit ce qu’on nomme du terme savant de gastronomie.

Qu’est-ce que manger ? Ingurgiter des biens comestibles, se nourrir, activer son système digestif, combler sa faim, mais on peut aussi sortir de l’apparence et rechercher ce qu’il peut y avoir de transcendant dans le fait de manger, car le goût existe, nos papilles gustatives sont là, aussi sensibles et réactives à ce avec quoi elles sont en contact que peuvent l’être le nerf optique ou l’épiderme. D’où il vient que nous soyons sensibles à la beauté, ou au soyeux des peaux, mais aussi, donc, à l’extrême saveur des choses comestibles.

Je n’ai jamais été un fin gastronome, tout simplement parce qu’on ne m’a jamais mis, au cours de mon existence, sur la voie de ces perceptions subtiles. Je me suis donc satisfait de mets ordinaires, j’ai parfois goûté des mets réputés délicieux comme le homard à l’armoricaine, la côte de bœuf de la race d’Hérens (ou de Kobe), le brochet cuit au four ou l’omelette norvégienne. Je suis un spécialiste du gratin dauphinois. J’ai déjà fait des daubes provençales je ne vous dis que ça. Je ne dédaigne pas la raclette, et un apéritif en Suisse sans viande des Grisons ne me satisfait pas. Mais tout cela reste dans la norme de la « bonne bouffe ». Sans plus.

Clair de la Plume – Grignan – photo Alain MAIGRE

J’ai appris récemment que nos organes gustatifs pouvaient connaître mieux, qu’un niveau de transcendance pouvait être aussi atteint par le goût, ceci n’étant pas réservé à l’œil ou à l’ouïe. C’était le 31 mars dernier au restaurant « Le Clair de la Plume », à Grignan, dans la Drôme, dirigé par le chef Julien Allano. Je passe les détails du décor : jolie véranda ressemblant à une halle par ses poutrelles métalliques, donnant sur un jardin au départ de l’escalier qui monte vers le vieux village, avec son lavoir en forme de temple ancien, adossée à une vieille demeure aux murs ocre et roses et au sol revêtu de tomettes cirées (on peut y réserver une chambre). Je me contenterai du menu. Menu surprise, ou plutôt « menu confiance » comme il est dit sur la carte, car le chef tient à préparer son repas du jour en fonction des denrées qu’il cultive lui-même ou qui lui sont apportées par les meilleurs exploitants agricoles de la région, rien ne vient de plus de quarante kilomètres, et tout est du jour, outre que c’est « de saison ». Les mets sont surtout des déclinaisons du végétal, même si l’on voit se pointer en cours de route, un petit morceau de bœuf (d’abord cru, puis mijoté), mais même alors, le végétal s’exprime par une puissante odeur de foin qui vient d’un plat sur lequel on aura déposé une pierre chaude enveloppée d’herbes sèches que l’on asperge d’eau fraîche pour que cela fasse « pschhhh » et embaume la tablée… Ici, l’on marie le parfum à la saveur.
Quant au déroulé, j’en donne un modeste aperçu du jour où nous y étions (j’imagine que le lendemain, c’était autre chose). Mise en bouche : olives de Nyons bien macérées avec huile d’olive, macérat, et petite crème mi-olive mi-chocolat amer. Entrée : légumes du moment au jardin. Dans un volume en forme d’artichaut, une coupelle contenant de la crème d’artichaut, un peu amère, qu’avec la cuillère on récolte sur les bords, asperge avec une petite crème, radis enfouis dans un pot qui contient une mayonnaise surmontée de quelques graines qui font ressembler le tout à un pot de terre d’où ne sortirait que la queue du radis, cromesquis de pois chiche et de raifort genre wasabi (qui explosent dans la bouche) le tout présenté comme venant d’une serre miniature. Entremet potager : navets topinambours, carottes anciennes, salsifis en émulsions. Végétal aux notes iodées : betterave rouge en croûte d’algues (cuite à l’étouffée dans une croûte de pâte à sel) avec filaments de betterave sur le dessus, crème fumée, la cuisson de la betterave lui donnant un goût vaguement de marron frais. Viande aux effluves de foin : voir plus haut. Fromage et desserts : Saint-Marcellin glacé sur une fine tuile, muscat et datier, tisane de verveine mêlée à du muscat, fruit, mousse citron et coriandre, avec légère tuile que l’on décore de quelques gouttes d’huile d’olive, dessert à base de cacao et de truffe avec petite crème caramel truffée et pour finir : petits gâteaux avec crème d’amande, noisette au chocolat, biscuits à tartiner avec une pâte chocolat et champignon.

Grignan – Le lavoir depuis la fenêtre d’une des chambres

Je l’ai dit : je ne suis pas un spécialiste, je ne peux donc faire l’analyse plus précise de ce que l’on nous a servi et je n’ai pas retenu toutes les explications que nous fournirent les serveurs, ainsi que le chef en personne, je n’en reste qu’aux impressions, celles de saveurs qui demeurent longtemps en bouche (n’avions-nous pas l’impression de les avoir encore le lendemain matin?), d’un mélange incroyable de douceurs et d’amertumes, de souvenirs de capsules explosant au contact du palais, de goût de truffe et de cette entêtante odeur du foin que jamais sans doute nous n’avions autant respiré qu’à la campagne.

Et pourtant, rien d’extravagant dans l’énoncé de ces plats, pas de homard extrait d’un océan lointain, pas de poisson exotique ni de tranche saignante découpée dans un animal mythique : nous sommes dans le commun des légumes et racines, de ce qui pousse en des terres proches, des fruits que nous connaissons (comme ces magnifiques olives auxquelles un hymne se trouve ici consacré). J’ai lu des commentaires navrés de visiteurs sur la fameuse plateforme prévue à cet effet qui s’étranglaient que pour le prix payé – pas si cher, entre nous, si l’on pense au trésor d’imagination et d’inventivité caché sous un tel repas – on ne leur ait servi que des betteraves, du fenouil et des blettes alors qu’un restaurant parisien célèbre offrait pour le même prix ces homards et ces darnes de thon rouge dont le consommateur moyen est supposé raffoler. On trouvait aussi qu’il y avait trop de « trompe-l’oeil » et que cela ne servait à rien, alors que l’on sent bien que le chef vise non seulement au goût et au parfum mais aussi à la vision des choses et faire d’un radis mayonnaise une petite fleur dans un pot de terre n’est pas étranger au plaisir éprouvé. Dire qu’il y a de telles saveurs dans un radis ou une betterave, des pois-chiche ou du céleri, c’est mettre en relief ce qu’il y a de talent chez un chef cuisinier. Les critiques me font penser à quelqu’un qui, voyant un tableau de Morandi se plaindrait que, sur la toile, il ne voie jamais que des bouteilles…

Morandi

Je m’aperçois, lorsque je lis des récits autobiographiques, des journaux, des chroniques, que bien peu d’écrivains s’attardent sur leurs sensations gustatives, c’est étonnant. Faut-il y voir une pudeur qui serait alors bien plus forte dans ce domaine que dans d’autres (puisque dans d’autres, y compris la vie sexuelle, les confidences se font en général abondantes), ou bien une fausse honte à éprouver du plaisir là où une masse de gens sont condamnés à se contenter de peu pour simplement se nourrir ? Songer à ceux qui ont faim lorsqu’on relate son expérience de gastronome serait certes louable, mais il ne sert à rien de renier cette expérience, de faire comme si elle n’existait pas, comme si on ne l’avait jamais vécue.

Cette expérience que nous avons connue, C. et moi, n’est pas seulement un paroxysme de plaisir éprouvée une fois l’an, elle est aussi riche d’enseignement sur le plaisir en général, tel qu’il est recherché de manière légitime par tout être humain. Elle montre d’abord qu’il ne découle pas nécessairement de choses exceptionnelles qui viendraient de loin, qu’avons-nous mangé ici si ce ne sont des denrées bien communes : légumes variés, topinambours, carottes, betteraves, asperges ? Ensuite qu’il s’élabore par le travail, l’invention, la recherche comme c’est le cas dans tout domaine artistique (et aussi scientifique, soit dit en passant). Une tendance de l’art contemporain a fait que se vendent très chers et pour le seul plaisir de riches amateurs supposés « éclairés » des œuvres qui, en réalité, ne valent souvent que par leur vertu de provocation ou la cotation souvent abusive de leur auteur, il s’agit là d’une perversion. Il est des peintres actuels dont on peut admirer les œuvres dans les galeries et les musées en toute gratuité et qui ne doivent rien à cette tendance. J’ai déjà parlé de Peter Doig, de David Hockney, de Lucie Geffré ou de Claire Tabouret. Le domaine du gustatif mériterait d’être envisagé de façon semblable. Où de grands maîtres aussi sont capables de fournir des émotions sans nécessairement passer par des outrances ou des aliments extraordinaires, et où ils nous donnent de plus envie de les imiter, de suivre leur chemin, comme un vrai amateur d’art se sent attiré par la pratique artistique en essayant de revivre de l’intérieur l’expérience vécue par les artistes qu’il admire.

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3 commentaires pour Les parfums et les saveurs

  1. En littérature, je me rappelle de très belles pages de Giono sur le repas et les saveurs dans Que ma joie demeure. Un repas comme ici très enraciné, à kilomètre zéro 😉

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  2. Girard A dit :

    Le plaisir sensoriel est une affaire de contexte,( boire un verre de rosé face à la mer en été ce n’est plus la même chose que dans un endroit quelconque), de disponibilité personnelle physique, psychique et de partage surtout :tu es avec C à Grignan et j’imagine les sensations dans ce
    contexte surtout avec des mets frais, simples et bien travaillés.
    Je suis un peu surpris d’une analyse (pas d’une expression de ressenti tant le sensoriel et le cogito sont distincts voire antagonistes) qui se veut de plus politique même dans une tentative pédagogique d’adoucir l’écologie. Je ne connais pas ce philosophe mais pour le monde du vin au sein duquel j’ai pu animer environ deux cent dégustations j’ai pu vérifier le titre de ce livre: Le vin art ou bluff? Surtout de la part des analystes du gout.Le plaisir, de droite? de gauche? ça parait artificiel.
    On peut avec le vin trouver la même situation que sur l’art contemporain: j’ai souvent l’impression d’être pris pour une quiche par des spéculateurs.J’ai pour ma part servi deux vins identiques deux années de suite la première fois il valait 80/100 dollars l’année suivante 5000, entre temps la reine d’Angleterre s’était entichée de ce vin de glace.

    Aimé par 1 personne

    • alainlecomte dit :

      Salut Albert! ah oui, le vin c’est sans doute comme l’art contemporain: savoir distinguer le bluff du sérieux. Mais là, j’ai encore plus de chemin à faire que pour la bouffe, savoir savourer un très bon vin, savoir faire la différence… tout un art.

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