Peinture et poésie: divers tissements

Qui se souvient de Rrose Sélavy ?

Dans un temple en stuc de pomme le pasteur distillait le suc des psaumes.

Aujourd’hui, j’ai envie d’écrire : la peinture, c’est la vie (la peinture comme la poésie d’ailleurs, mais la poésie j’en ai déjà parlé plusieurs fois).

Je conçois la (ma) peinture de la même manière que je conçois l’écriture. Autrement dit en accord avec la (ma) vie. Une peinture, c’est un moment, une émotion ressentie, un témoignage, ce n’est pas forcément un objet décoratif. J’ai dit déjà ici les peintres que j’admire, et qui ont fait de leur art l’expression pur de leur sensibilité, de leur attachement à certains aspects du monde, à des gens qui leur sont chers etc. Ainsi de Lucie Geffré par exemple, mais aussi de Baselitz, Soutine, Bacon, Cognée etc. Je ne suis pas un peintre à leur hauteur, pas plus que je ne serai jamais un poète à la hauteur d’un Jaccottet. Ce qui me contente, c’est cependant d’avoir saisi comme je le sens un instant, une vision, un abandon des choses, qu’il s’agisse de faire part de mon sentiment océanique face au grand large d’Ouessant, de mes tendres affections ou bien de mon angoisse face à la guerre qui se développe en Ukraine.

Je sais qu’en principe, un tableau n’a pas besoin de commentaires : les couleurs, la matière, la toile suffisent, les mots risqueraient d’être redondants par rapport à tout cela. Pourtant cela me tente d’orner les miens de courts textes qui en expliqueraient les circonstances et peut-être dévoileraient ce qu’un spectateur non informé ne voit pas, et pour cause, puisque souvent cela ne figure pas sur la toile, est hors-champ.
Dévoiler le hors-champ.
C’est à cela que devraient servir les mots dans une profonde complémentarité entre le dire et le voir. Prendre à rebours ainsi la phrase de Wittgenstein sur le montrer, quand il dit que ce qui ne peut se dire doit simplement se montrer, en affirmant aussi que ce qui ne se montre pas peut (parfois) être dit.

La première de ces toiles: qui est allé à Ouessant y reconnaîtra la pointe de Pern et le phare de Nividic, avec ses deux auxiliaires, deux poteaux plantés en pleine mer pour apporter l’électricité. Le « réalisme » aurait voulu que je les mette en perspective. En les mettant sur le même plan, je veux souligner le caractère hiératique de ce paysage. Le phare et ses acolytes sont dressés pour l’éternité, même si aujourd’hui ils ne servent plus à grand chose, les câbles électriques ayant été retirés.
La deuxième toile met en scène C. et une amie dans un célèbre « bouchon lyonnais », elles sont adossées à une vitre au travers de laquelle on ne voit rien. Pourtant dans la réalité, il se passe quelque chose derrière cette vitre: c’est l’espace de la cuisine. On y voit donc un chef et ses deux assistants. On y voit la brutalité des rapports humains dans les grands restaurants. Le chef rudoie sans arrêt ses deux aides.
La troisième nous conduit encore à Ouessant. La masse blanche à gauche est un autre phare: le Stiff. C’est le plus vieux de l’île. Lui n’est pas en pleine mer. Son gardien y était bien installé, il dormait dans un lit cage vernissé. L’autre masse blanche évoque une île au large, l’île Keller, surmontée d’un château probablement hanté.

***

Il y a quelques temps (le 29 avril), nous sommes allés écouter un couple d’amis, Alain et Emilia (« Les chantiers funambules »), qui donnait un récital de poèmes et de chants autour du surréalisme. La séance avait lieu au temple de Venterol. Emilia m’a fait découvrir un poème d’Aragon que je ne connaissais pas : Transfiguration de Paris, elle l’a dit avec une diction magnifique, et j’ai eu aussitôt envie de trouver le recueil dont il était issu. Il s’agit de La Grande Gaîté, qui regroupe des poèmes écrits en 1927 – 1928. C’est une époque où ça n’allait pas fort pour le poète. Il venait de rompre avec son mécène Jacques Doucet, pensant que cette dépendance était incompatible avec sa fraîche adhésion au Parti Communiste, il n’avait donc plus un rond, et ne souhaitait pas vivre non plus au crochet de celle qu’il aimait : Nancy Cunnard, dont il était follement amoureux, ce qui lui donnait d’abominables crises de jalousie. L’une d’elles le conduisit à une tentative de suicide. Il en est résulté des poèmes acides et pleins de dérision, donc d’auto-dérision aussi. Ces poèmes peuvent être pris pour drôles, de fait, ils sont tragiques..

Art poétique

On me demande avec insistance
Pourquoi de temps en temps je vais à
La ligne

C’est pour une raison
Véritablement indigne
D’être cou
Chée par écrit.

Voyage

Avec son bateau
L’explorateur intrépide
Avait passé le Cap de la Trentaine
A peine eut-il tourné le coin
Qu’il sentit une affreuse odeur aigre
Qui se dégageait de lui-même
ça commence bien
Dit-il

Transfiguration de Paris (extrait)

Cela débuta d’une façon très naturelle
Dans un bordel de la rue de l’Echaudé Saint-Germain
Un fantaisiste était venu brûler ses lettres d’amour
La maçonnerie étant ancienne le feu
Prit à la cheminée Un cordon de flics
Barra la rue et
Devant le Palace Hôtel un taxi s’agenouilla
Ainsi recommença parmi les rouges G7
Le culte aboli de Zoroastre
En plein coeur de Paris
Beauté des sacrifices humains sur les trottoirs de la capitale

[…]

Et les voitures maraîchères entassées dans les Avenues de l’Ouest
Lançaient par manière de plaisanterie
Des carottes aux vieilles prudes du seizième
et du dix-septième arrondissement
Mais le plus beau moment ce fut lorsqu’entre
Ses jambes de fer écartées
La Tour Eiffel fit voir un sexe féminin
Qu’on ne lui soupçonnait guère

***

Ces poèmes, ancrés dans le vécu du poète, nous apportent du plaisir, non pas parce que nous mettrions sa douleur sous silence mais parce qu’ils nous disent que dans les pire moments de doute, l’humour est là encore, la gaîté… la « Grande Gaîté ». Dans la vie, on rit avec ce que l’on a.
Le réel se révèle sous divers « tissements », qu’on excuse ce jeu de mots bizarre.
Souvent nous nous divers-tissons parce que sans doute c’est ce qu’il y a de mieux à faire
même en ces temps où tout nous désespère,
les mascarades électorales,
l’urgence climatique et surtout la guerre.

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